Maroc : road trip dans le Rif

Historiquement rebelle, le nord du royaume a été largement délaissé sous Hassan II, avant que Mohammed VI n’impulse une vaste opération de réhabilitation à travers une série de projets de développement. Un rattrapage qui n’a pas encore effacé toutes les séquelles du passé. Reportage.

Nasser Zafzafi, l’un des leaders du mouvement des indignés. © Mohamed Drissi k./JA

Nasser Zafzafi, l’un des leaders du mouvement des indignés. © Mohamed Drissi k./JA

fahhd iraqi

Publié le 28 février 2017 Lecture : 8 minutes.

S’agissant du Rif, il y a toujours du rififi dans l’air. Mais, en ce 6 février, à El Hoceima, la tension est à son comble. Les sécuritaires sont sur le qui-vive, les activistes se font plus discrets dans leurs déplacements et la présence policière est plus visible que jamais. Même le ministre délégué à l’Intérieur, Charki Draiss, a fait le déplacement depuis Rabat afin de rencontrer les autorités de la ville.

C’est que, la veille, El Hoceima et les villages alentour se sont transformés, le temps d’un après-midi, en zone de conflit. De violents affrontements ont éclaté entre des manifestants et des policiers, faisant, selon un communiqué officiel, « 27 blessés parmi les forces de l’ordre », lesquelles essayaient de disperser un « sit-in non autorisé ».

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Au village de Boukidane, à une vingtaine de kilomètres d’El Hoceima (en direction de Beni Bouayach et Imzouren), les stigmates de ces heurts sont toujours visibles. Un terrain vague est tapissé de grosses pierres, celles-là mêmes que les manifestants ont utilisées pour lapider les forces de l’ordre. Seulement, les unités antiémeute n’ont pas fait dans la dentelle non plus. « Ils ont tapé et insulté tout ce qui bougeait. Moi-même, j’ai pris un coup de matraque pour rien », nous raconte B.S., gérant d’une rôtisserie du village, avant de lâcher : « C’est trop, toute cette hogra ! »

Mouvement de contestation Hirak Chaabi

« Hogra » – ce cocktail de sentiments d’oppression, d’humiliation et de mépris dans les rapports avec le pouvoir et ses abus – a désormais un nouveau visage, ou plutôt un « nouveau martyr ». Son nom : Mouhcine Fikri, le négociant en poissons, mort broyé dans une benne à ordures dans laquelle il s’est jeté pour tenter désespérément de s’opposer à la destruction de sa cargaison.

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Sa mort a choqué tout le Maroc, mais a surtout donné naissance à un mouvement de contestation populaire à El Hoceima, baptisé Hirak Chaabi. Nasser Zafzafi, 38 ans, en est l’un des leaders. Avec ses acolytes, cet ancien vigile nous donne rendez-vous dans un café du centre-ville. Il est situé à deux pas de l’endroit où Fikri avait rendez-vous avec son funeste destin, à un jet de pierre de la place Mohammed-V, où les membres du Hirak se sont rassemblés chaque semaine pour honorer sa mémoire.

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« Le Hirak est un mouvement spontané, indépendant de toute mainmise politique. Il n’a d’autres ambitions que de porter les revendications légitimes de la population du Rif », martèle Zafzafi, dans un discours qui rappelle, dans tous ses aspects, les éléments de langage du Mouvement du 20-Février. D’ailleurs, durant cette période de contestation qui n’avait épargné aucune ville du royaume, c’est El Hoceima qui a payé le plus lourd tribut.

Oppression constante 

Au lendemain du 20 février 2011, date des premières manifestations à travers le Maroc, la ville s’est réveillée avec une terrible nouvelle : cinq jeunes avaient trouvé la mort dans l’incendie qui a ravagé une agence bancaire. Une affaire qui jusque-là n’a pas encore livré tous ses secrets. « Nous n’avons même pas eu accès au rapport d’autopsie et les conclusions de l’enquête sont bourrées de contradictions », s’insurge Naïm Bouazzaoui, frère de l’une des victimes (Samir, 17 ans).

La vérité sur les « brûlés du 20 février » mais aussi l’homicide (involontaire) de Fikri et tant d’autres affaires figurent en bonne place dans la longue liste du dossier revendicatif du Hirak Chaabi, qui tente de faire des émules dans d’autres villes du Rif, comme Nador. Des revendications, pour la plupart sociales, comparables à celles que l’on peut entendre dans tout le pays : emploi, amélioration des infrastructures de santé, équipements pour les étudiants…

La réconciliation ? Pff… J’ai refusé d’être dédommagé avec de l’argent. J’aurais préféré qu’on me propose du travail pour vivre dignement

Mais les habitants du Rif se sentent opprimés même lorsqu’il s’agit de s’exprimer. « Nous voulions présenter ces revendications à la population lors d’un rassemblement très symbolique que nous voulions organiser le 5 février mais qui a été dispersé, explique Zafzafi. Les autorités n’ont pas voulu nous laisser honorer, comme il se doit, la mémoire de notre émir, Moulay M’hand. Il leur fait encore peur… »

La mémoire de Moulay M’hand

L’émir Moulay M’hand. C’est ainsi que les gens du Rif appellent Abdelkrim el-Khattabi. Un chef de guerre érigé au rang de symbole national de la résistance du nord du Maroc contre l’occupant (espagnol et français) dans les manuels scolaires, mais qui a pourtant fini ses jours exilé en Égypte. Un pays où il a rendu son dernier souffle le 6 février 1963. On ne lui a jamais pardonné d’avoir proclamé la République du Rif en 1922, un événement qui a pourtant eu lieu bien avant la naissance de Hassan II. Car, sous le règne du roi défunt, le Rif rebelle a vécu au rythme de la révolte et de la répression, avec des relents de séparatisme dans l’air.

Déjà, en 1958, le prince héritier Moulay El Hassan avait ordonné aux Forces armées royales (FAR) de mater le soulèvement du Rif. Plus tard, en 1984, Hassan II qualifiait les habitants du Rif, dans un discours resté dans les annales, de « Awbach » (Apaches) à la suite d’un autre soulèvement, où encore une fois les balles ont sifflé. Khalid porte toujours dans sa chair les séquelles de ce passé tumultueux. En exhibant la trace de balle qui a percé sa jambe en 1984 (il avait alors 13 ans), il nous lance sur un ton plein de cette fierté inscrite dans l’ADN des Rifains : « La réconciliation ? Pff… L’instance de feu Driss Benzekri m’a proposé un dédommagement de 30 000 dirhams [2 800 euros]. J’ai refusé de les encaisser. J’aurais préféré qu’on me propose du travail pour vivre dignement.

Des fausses rumeurs de séparatisme

« Dans le Rif, les plaies du passé n’ont pas encore totalement cicatrisé, nous explique Mohamed Boudra, maire d’El Hoceima. Elles se rouvrent régulièrement en raison de tensions dont le lit n’est autre que la crise socio-économique. Mais certains ennemis l’exploitent pour aller jusqu’à évoquer un mouvement séparatiste, lequel n’existe que dans leur fantasme. » Même les militants du Hirak le confirment. « Nous traiter de séparatistes est un raccourci pour nous diaboliser », se défend Mohamed Yakhloufi, un activiste du mouvement.

Ce qui a été réalisé sous l’ère de Mohammed VI dépasse de très loin tout ce qui a été fait durant les trente-huit ans de règne de Hassan II

Signe incontestable de la loyauté des Rifains, ils attendent tous l’arrivée de l’été pour voir Mohammed VI revenir dans la ville, passer au moins quelques jours de vacances comme il en a pris l’habitude presque chaque année. « Quand Sidna est là, tous les problèmes se règlent comme par miracle », répètent en chœur plusieurs militants du Hirak. De fait, alors que son père n’a jamais mis les pieds dans cette partie du royaume, Mohammed VI, dès sa première année de règne, y a effectué une tournée.

Depuis, le souverain fait chaque été une escapade dans la région, ne serait-ce qu’à titre privé, pour profiter des nombreux spots de la baie d’El Hoceima, ou encore de la lagune de Nador, où des investissements d’envergure ont été lancés. Responsables officiels comme habitants lambda le reconnaissent volontiers : « Ce qui a été réalisé sous l’ère de Mohammed VI dans la région dépasse de très loin tout ce qui a été fait durant les trente-huit ans de règne de Hassan II. »

Nahi-m Bouazaoui, frère de l'un des cinq personnes retrouvés calcinées, le 20 fevrier 2011 pendant la vague du printemps arabe, à l'intérieur d'une agence bancaire incendiée dans la ville d'Al Hoceima. © Mohamed Drissi K/JA

Nahi-m Bouazaoui, frère de l'un des cinq personnes retrouvés calcinées, le 20 fevrier 2011 pendant la vague du printemps arabe, à l'intérieur d'une agence bancaire incendiée dans la ville d'Al Hoceima. © Mohamed Drissi K/JA

Contrebande et isolement

Il est clair néanmoins que cet effet de rattrapage des investissements publics n’a pas encore effacé toutes les séquelles du passé dans une région où les indicateurs socio-économiques sont souvent au-dessous de la moyenne nationale. Complètement délaissé au lendemain de l’indépendance, le Rif a longtemps survécu en autarcie grâce à la contrebande avec les villes frontalières de Sebta et Melilla, ainsi qu’au trafic international de stupéfiants.

Aujourd’hui encore, il suffit de traverser la localité de Beni Nsar (ville attenante à Melilla) pour prendre la mesure de l’impact de la contrebande dans l’économie vivrière du Grand Nador. Attablé au Café du Maroc, à l’angle du dernier virage du poste-frontière, Yassine, la vingtaine, a quitté son village natal aux abords de Nador pour s’installer dans la ville frontalière. Chaque matin, il traverse la frontière et attend avec ses collègues la « fenêtre de tir » pour la retraverser, côté marocain, chargé d’articles de contrebande.

 La légalisation de la culture de cannabis ? Vous rigolez ! Jamais les trafiquants ne laisseront faire

« Les autorités des deux bords nous tolèrent, ils savent que l’on fait ça pour survivre, nous raconte-t-il. La contrebande n’est plus ce qu’elle était. Aujourd’hui, les produits arrivent directement au port de Casablanca en provenance de Chine. Ce qui passe par Sebta et Melilla est dérisoire. Mais ça nous rapporte toujours plus que de se casser les reins pour 100 dirhams par jour sur un chantier de Marchica [un mégaprojet de développement au Grand Nador]. »

48 000 cultivateurs de chanvre

Quant au trafic de drogue, il faut prendre les routes sinueuses épousant les reliefs du Rif pour jauger les difficultés des cultivateurs de cannabis, lesquels touchent des dividendes très limités d’un trafic international brassant un chiffre d’affaires annuel estimé à 114 milliards de dirhams. Sirotant son thé à la menthe assis à un café d’un douar près de Chefchaouen, Saïd a hérité, de la part de ses ancêtres, d’un lopin de terre où le chanvre a toujours poussé comme une herbe folle. Mais, contrairement à ses aïeux, qui ont vécu de leur terre, lui doit composer avec les désagréments sécuritaires.

« Aussi longtemps que je me souvienne, je suis sous le coup d’un mandat de recherche. Si l’envie me prend de faire un tour au souk, il faut que je prévoie le budget nécessaire pour graisser la patte aux autorités, sinon je me retrouve derrière les barreaux », nous confie-t-il.

Selon certaines statistiques, au moins 48 000 habitants de la région, cultivateurs de chanvre, vivent avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. « La légalisation de la culture de cannabis ? Vous rigolez ! Jamais les trafiquants ne laisseront faire », nous lance Saïd en nous tendant son sebsi, la pipe marocaine à kif. Une invitation symbolique à fumer le calumet de la paix avec le Rif.

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