Bonnes feuilles : Tarantino à Lagos

Il a grandi parmi les livres, dans un milieu protégé, mais c’est sur les bas-fonds de la mégalopole nigériane qu’il écrit. Avec lucidité, Leye Adenle ausculte une société ultraviolente.

L’écrivain nigérian à Toulouse, le 24 juin 2016. © philippe guionie pour ja

L’écrivain nigérian à Toulouse, le 24 juin 2016. © philippe guionie pour ja

ProfilAuteur_SeverineKodjo

Publié le 25 août 2016 Lecture : 7 minutes.

Obsédante, de chaque instant… chez Leye Adenle, l’écriture a toujours été présente. Depuis son plus jeune âge, jusque dans les marges de ses cahiers d’exercices et de ses manuels scolaires. Enfant déjà, il aimait raconter des histoires, s’inventer des mondes imaginaires tachés d’hémoglobine et d’envies peu avouables.

Son père, qui lui-même écrivait beaucoup (sur les religions importées, la rationalité, la poésie…) sans chercher à publier, a laissé faire, « à une condition, raconte l’écrivain nigérian, rencontré à Toulouse lors du festival littéraire Le Marathon des mots, que j’écrive sur ce que je connaissais et non pas sur les milieux blancs londoniens, comme je pouvais le faire ». Enfant choyé dans une famille d’intellectuels, Leye Adenle a grandi au milieu des livres, dévorant en secret les ouvrages de la grande bibliothèque familiale.

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Portrait de Lagos, ville aux nombreux contrastes

Suivant le précieux conseil de son père, celui qui a reçu son nom de son grand-père, écrivain lui aussi avant de devenir roi, dresse dans Lagos Lady un portrait au vitriol de la tourbillonnante capitale économique, qu’il a quittée pour poursuivre ses études en Grande-Bretagne.

Passant par le regard étranger d’un piètre journaliste londonien, Guy Collins, qui débarque à Lagos afin de couvrir la campagne présidentielle, le romancier a voulu « tendre un miroir à la société nigériane pour lui montrer ce qu’elle fait à ses filles » et esquisse un polar féministe, sur fond de prostitution et de juju (magie noire). Il dépeint une ville extravagante où les extrêmes se côtoient.

Les petits criminels manquent d’intelligence, car les plus malins deviennent politiciens

Lagos est une mégapole schizophrénique ultraviolente. Une ville où se débattent les gros bras et les petites frappes, englués dans un quotidien sans pitié où le sang coule à flots. Mais aussi un univers de jet-setteurs et de richards bling-bling le champagne, aussi, coule à flots, où l’on se barricade pour vivre entre soi et afficher un luxe outrancier. « Lagos est une dangereuse séductrice qui vous aura, explique Leye Adenle. C’est une ville incroyable où l’on peut s’endormir pauvre et se réveiller riche. Lagos, vous l’avez en vous ! »

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Embarqué au coeur d’une affaire criminelle

À peine le pied posé sur le sol nigérian, Guy Collins se retrouve embarqué dans une sale affaire. Allant prendre un verre dans un bar, le Ronnie’s, il assiste médusé à une scène peu banale. Une foule s’est attroupée devant un caniveau où gît une prostituée aux seins coupés. La police l’embarque. Il découvre horrifié les méthodes peu scrupuleuses et tout en fureur du sergent Hot-Temper.

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Par un hasard bienvenu, il sera sauvé par la sublime Amaka, avocate de la cause des femmes, qui consigne dans un fichier tenu secret le nom des clients des prostituées et leurs pratiques plus ou moins brutales. Le duo enquêtera sur la disparition régulière et mystérieuse de ces laissées-pour-compte. Une investigation qui conduit Leye Adenle à ausculter, avec beaucoup d’humour, les bas-fonds de Lagos, où règnent un géant de 2,10 m, Go-Slow, et un nabot d’à peine 1,50 m, Knockout, en rivalité avec un certain Catch-Fire.

Mais aussi à sonder le milieu déliquescent des élites. « Les petits criminels manquent d’intelligence, constate Leye Adenle, car les plus malins deviennent politiciens. C’est la corruption qui engendre le crime, pas l’inverse. » Visualisant d’abord les scènes avant de les écrire, Leye Adenle offre un polar très cinématographique, dont les meilleures scènes sont dignes de Pulp Fiction.

***

Il découpa le reste du chemisier de la fille et…

Un Toyota Land Cruiser noir traversa le Falomo Bridge et, arrivé au rond-point, s’engagea sur Awolowo Road. Knockout — un homme d’à peine un mètre cinquante dont la peau sombre et parcheminée était comme étirée par son menton et ses pommettes proéminents — était au volant. Il n’avait pas réussi à trouver les manettes qui permettaient d’ajuster le siège, si bien qu’il était perché tout au bord, le bout de ses orteils atteignant tout juste les pédales. Nerveux, il guettait les barrages de police.

Go-Slow, qui du haut de ses deux mètres dix donnait à son compagnon des airs de nain, était accroupi à l’envers sur le siège passager. Ses pieds, croisés, touchaient le pare-brise, et son dos butait contre le plafond.

Il épongeait le sang sur la banquette arrière, les vitres et l’appuie-tête. Il y en avait partout. Il avait attrapé la boîte de Kleenex posée sur le tableau de bord, et étalait le sang sur le cuir beige de la banquette, jusqu’à ce que les feuilles de papier parfumé se déchirent en fragments rougis et inutiles. Il contempla les croûtes de sang sous ses ongles et poussa un juron. La veille au soir, sa femme avait passé une heure à lui faire une manucure, pendant qu’il regardait l’équipe d’Arsenal se faire laminer. Elle avait raison, au sujet de Knockout : il finirait un jour par leur attirer des ennuis.

– C’est encore loin ? interrogea Knockout.

– Roule et pose pas de questions.

Il aurait peut-être dû étrangler cet idiot de ses propres mains et mettre le feu à la voiture, avec son petit corps dedans. Go-Slow avait insisté pour qu’ils se débarrassent de la caisse, mais ce con n’avait rien voulu savoir. Ce n’était pas la première fois qu’ils tuaient quelqu’un, mais ce qu’ils venaient de faire, c’était grave. Tout ça à cause de cette conversation qu’ils avaient eue, une semaine auparavant, avec Catch-Fire.

Quand ils avaient appris que le pickpocket des arrêts de bus dépensait ses dollars dans les rades de Lagos Island, ils s’étaient souvenus que ce type leur devait de l’argent. Ils avaient déniché son nouveau domicile, et Catch-Fire avait réglé sa dette en billets de cent dollars. Il n’arrêtait pas de fanfaronner sur son nouveau boulot, qui impliquait juju et sacrifices humains, et avait déclaré que, par rapport à leurs petites magouilles, il était vraiment passé au niveau supérieur. Knockout avait passé une semaine à fulminer contre Catch-Fire.

Ils s’étaient retrouvés plus tôt ce jour-là devant l’église du quartier CNIS et avaient marché jusqu’au lotissement huppé de Dolphin Estate, où Knockout s’était posté au pied du pont d’accès, tendant à bout de bras une guirlande de cartes téléphoniques prépayées, tandis que Go-Slow se planquait dans les broussailles avec leurs flingues.

Une femme en Land Cruiser s’était arrêtée pour acheter des recharges et Knockout s’était jeté sur le siège passager, à côté d’elle. Ils avaient balancé ses chaussures dans la brousse, fouillé son sac à main pour trouver son adresse et promis de lui rendre visite si elle prévenait la police.

Ils avaient changé les plaques d’immatriculation et roulé jusqu’à Sanusi Fafunwa Street, car Knockout voulait ramener une fille chez lui. Ils n’étaient pas encore garés qu’une femme venait à leur rencontre, rajustant sa minijupe rouge et calant ses seins dans son soutien-gorge trop serré. Elle se pencha à la fenêtre pour négocier.

– Trois mille, grommela Knockout.

– Cinq, répondit-elle.

– Trois.

– C’est pour vous deux ?

– Non. Seulement moi.

– OK.

Elle monta à l’arrière, claqua la portière et sortit un revolver rouillé de son petit sac à main.

– Connards. Démarrez.

Son gang à elle attendait au coin de la rue, près de la fac de droit. Elle pointait son pistolet sur l’un des voyous, puis sur l’autre, en se demandant pourquoi ils se contentaient de la contempler sans rien dire. Puis elle posa gentiment son revolver sur la banquette et leva lentement les mains, ne pouvant se pencher d’un côté ou de l’autre pour échapper aux canons de leurs deux flingues, braqués sur son ventre.

Knockout bondit par-dessus son siège et se mit à frapper la fille à la tête avec son pistolet. Elle hurla à l’aide et Go-Slow abattit son énorme paume sur le visage de la fille, lui attrapa la gorge avec son autre main et lui tordit le cou.

Des voitures passaient dans la rue et des filles marchaient sur le trottoir juste à côté, mais les vitres teintées les empêchaient de voir ce qui se déroulait à l’intérieur. Go-Slow replia ses bras et le corps de la fille s’écroula sur la banquette.

Son chemisier s’était déchiré, dévoilant ses seins. Le visage de Knockout s’illumina. Il sortit un canif de sa grande botte et déplia brusquement la lame, dans un geste qu’il avait longuement répété devant son miroir.

Il découpa le reste du chemisier de la fille et abattit le couteau sur sa poitrine, d’un coup puissant qui traversa la chair et les os. Il tortilla la lame pour la décoincer et recommença. Go-Slow le regardait faire avec l’expression impassible d’un type défoncé, en se disant que son partenaire avait dû sniffer trop de cocaïne avant leur rendez-vous. Puis il vit Knockout brandir le cœur encore chaud de la fille au creux de sa main et s’attendit à le voir mordre dedans. Au lieu de quoi Knockout déclara : « Allons trouver cet enculé de Catch-Fire. »

Lagos Lady, de Leye Adenle, traduit de l’anglais par David Fauquemberg, éd. Métailié, 336 pages, 20 euros

Lagos Lady, de Leye Adenle, traduit de l’anglais par David Fauquemberg, éd. Métailié, 336 pages, 20 euros

Lagos Lady, de Leye Adenle, traduit de l’anglais par David Fauquemberg, éd. Maitailié, 336 pages, 20 euros.

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