« Voici venir les rêveurs » : quand le rêve américain devient cauchemar camerounais

Deux ans après son acquisition à grands frais par l’éditeur Random House, le premier roman d’Imbolo Mbue sort enfin, en même temps, en France et aux États-Unis. Une fable moderne sur l’immigration, qui n’a rien d’un conte merveilleux.

Imbolo Mbue, 
à Paris, le 6 juillet. © alexandre gouzou pour JA

Imbolo Mbue, à Paris, le 6 juillet. © alexandre gouzou pour JA

ProfilAuteur_SeverineKodjo

Publié le 12 août 2016 Lecture : 7 minutes.

C’est une histoire comme il en existe des millions. Un homme cherche son bonheur dans un ailleurs idéalisé. Il quitte sa terre natale, le Cameroun, pour tenter sa chance aux États-Unis, gagner sa vie et « devenir un homme de respect ». Sa femme et son fils le rejoignent. Ils vivent chichement mais sont heureux… jusqu’à ce que leur visa de tourisme expire et qu’ils se retrouvent sans papiers. Un avocat spécialisé leur laisse croire que tout ira bien tant qu’ils lui feront confiance et le paieront.

Le père de famille, Jende, devient le chauffeur de Clark, un banquier de Lehman Brothers impliqué dans le scandale des subprimes. Une spirale infernale entraînera les deux hommes vers la chute inévitable. Leurs familles sauront-elles y résister et surmonter unies le désastre qui s’annonce ?

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Une oeuvre qui vaut de l’or

C’est à partir de cette expérience de migration laborieuse, plutôt fréquente, qu’Imbolo Mbue a construit Voici venir les rêveurs. Un premier roman qui a fait grand bruit en 2014 lors de la foire du livre de Francfort où Random House aurait acquis les droits pour un million de dollars. À coups de communiqués savamment orchestrés tous les six mois, l’éditeur a su créer le mystère et entretenir l’intérêt des médias pour un ouvrage à l’écriture fluide, ponctué d’humour, et qui a le mérite d’aborder la question de l’émigration sans tomber dans le pathos.

Si elle gratte le vernis américain pour écorner l’image d’une société ouverte où tout serait possible et où chacun pourrait se réaliser, Imbolo Mbue ne propose pas, à rebours, une image idyllique de son pays natal.

Un récit exposant les tensions raciales entre noirs en Amérique

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« À Limbé, où j’ai grandi, explique la trentenaire, nous vivions simplement et avions peu, mais nous étions heureux. Pour autant, la vie n’était pas facile. Sans soutien, sans relations, il est impossible de réussir même si l’on est intelligent et diplômé. Le népotisme et le tribalisme y règnent. Alors les gens partent en pensant qu’en Europe ou aux États-Unis il est plus aisé de s’accomplir. C’est vrai en un sens. On peut obtenir seul un travail. Mais la pauvreté peut aussi être extrêmement brutale. Sans oublier le racisme. »

Il n’y a pas tant de mélange que ça aux États-Unis

Dans Voici venir les rêveurs, celle qui a foulé le sol américain pour faire des études en droit des affaires décrit un racisme lâche, quotidien, mesquin, perfide où les non-dits et les sous-entendus empoisonnent le quotidien et empêchent toute fraternité. À tel point que Jende et sa femme Neni ne fréquentent que des migrants subsahariens.

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« Mon expérience, explique Imbolo Mbue, est celle-ci. Il n’y a pas tant de mélange que ça aux États-Unis. Les Africains et les Africains-Américains constituent deux groupes avec des cultures et des manières de vivre différentes. Notre histoire n’est pas la même. Certains sont venus de leur plein gré ; les autres ont été déportés de force. Et ça, ça change tout ! Notre manière d’appréhender le monde est forcément différente. »

Une illustration de l’intersexionnalité

Soyons honnêtes, Voici venir les rêveurs est certes un roman plutôt agréable à lire, mais ce n’est pas non plus le chef d’oeuvre vendu par les éditeurs, même si Imboblo Mbue parvient à le doter d’une certaine épaisseur en abordant différentes thématiques. À travers le prisme de l’émigration, il est question du regard de l’autre, sur l’autre, de la manière dont on peut ou veut se fondre dans une société qui n’a finalement d’accueil que le nom.

Terre de paradoxes construite par des migrants et qui s’est développée par l’exploitation éhontée des esclaves arrachés à leur sol natal, les États-Unis ne sont guère enclins aujourd’hui à permettre aux Subsahariens de trouver leur place en leur sein. « Quand tu es femme, noire, migrante, tu ne sais jamais pour quelle raison précise on te discrimine, explique Imbolo Mbue, mais le racisme est là à tout moment. » Le sexisme, aussi.

Dans le quartier de Little Senegal, à New York. © damon winter/REDUX/REA

Dans le quartier de Little Senegal, à New York. © damon winter/REDUX/REA

Rapports de classes, rapports de races mais aussi de genres sont évoqués tour à tour. Neni et la femme de Clark, Cindy, peinent chacune à se réaliser et à s’épanouir, à être elles-mêmes au sein de leur ménage. « Au Cameroun, avance Imbolo Mbue, les femmes sont fortes. Le problème n’est pas tant d’être une femme que d’être mariée. Le mariage peut être liberticide quand les époux ne regardent pas dans la même direction. » De fait, Jende et Neni sont tentés de prendre des chemins opposés et sont confrontés à un dilemme : doivent-ils rester à tout prix dans un pays qui s’est révélé être un eldorado fantasmé, quitte à renier ce qu’ils sont ? Et si le bonheur était ailleurs ?

Bonnes feuilles

Trois ans : trois ans qu’il se battait pour obtenir des papiers en Amérique. Il n’était arrivé que depuis quatre semaines quand Winston l’avait emmené voir un avocat en droit de l’immigration – ils devaient trouver un moyen de le faire rester après que son visa de touriste aurait expiré. Tel avait été leur plan depuis le départ, même si Jende avait raconté tout autre chose devant l’employé de l’ambassade des États-Unis, à Yaoundé, lorsqu’il avait déposé sa demande de visa.

« Combien de temps resterez-vous à New York ? lui avait-on demandé.

— Seulement trois mois, monsieur. Seulement trois mois, et je jure que je vais revenir. »

Et il avait avancé des preuves pour montrer sa bonne foi : une lettre de son supérieur le décrivant comme un employé zélé, si amoureux de son travail que jamais il ne le laisserait tomber pour aller vagabonder en Amérique ; le certificat de naissance de son fils pour prouver que rester là-bas reviendrait à l’abandonner ; son droit de propriété sur une parcelle de terrain que son père lui avait donnée, afin de montrer qu’il comptait bien revenir pour y faire bâtir quelque chose ; une autre lettre du service d’urbanisme de la mairie, obtenue en payant un lointain oncle qui travaillait là-bas, déclarant que Jende avait déposé un dossier de permis de construire pour une maison ; et une dernière d’un ami qui avait fait le serment que Jende ne resterait pas aux États-Unis, car tous deux comptaient ouvrir un débit de boissons lorsqu’il reviendrait.

L’employé de l’ambassade avait été convaincu.

Le lendemain, Jende était sorti du bureau des affaires consulaires avec son visa. Oui, il partait pour l’Amérique. Lui, Jende Dikaki Jonga, fils d’Ikola Jonga, petit-fils de Dikaki Manyaka ma Jonga, partait pour l’Amérique ! Tout frétillant, il parcourut les rues poussiéreuses de Yaoundé le poing levé, un si grand sourire aux lèvres qu’une femme, une Ewondo avec un panier de plantains sur la tête, s’arrêta tout net pour le regarder passer. Quel est son problème ?* l’entendit-il dire à la personne qui l’accompagnait. Il éclata de rire. Un problème ? Il n’avait aucun problème. Il partait dans un mois ! Et certainement pas pour revenir trois mois plus tard. Qui donc voyageait jusqu’aux États-Unis pour retourner au Cameroun et à un avenir bouché trois petits mois plus tard ? Pas les hommes jeunes comme lui, pas les gens qui, dans leur propre pays, n’avaient devant eux que pauvreté et désespoir. Non, les gens comme lui n’allaient pas aux États-Unis pour un séjour provisoire. Ils y allaient pour s’installer, pour y rester jusqu’à ce qu’ils puissent rentrer chez eux en conquérants – détenteurs d’une green card ou d’un passeport américain, les poches remplies de dollars et de photos de leur vie heureuse. Voilà qui expliquait pourquoi, le jour où il avait embarqué sur le vol Air France Douala-Newark avec correspondance à Paris, Jende était persuadé qu’il ne reverrait pas le Cameroun avant d’avoir gagné sa part du lait, du miel et de la liberté dont regorgeait cette Terre promise que l’on appelait Amérique.

« Le mieux pour avoir des papiers* et rester, c’est l’asile. Ça, ou épouser une vieille Blanche édentée du Mississippi. »

C’est ce que Winston avait dit à Jende qui, tout juste remis du décalage horaire, venait de passer une demi-journée à arpenter Times Square, émerveillé.

« Que Dieu nous préserve des malheurs, lui avait répondu Jende. Je préférerais avaler une bouteille de kérosène et mourir sur-le-champ. »

L’asile était donc la seule solution, avait-il conclu. Winston l’approuvait. Cela pouvait prendre des années, avait-il ajouté, mais ça en valait la peine.

Winston embaucha un avocat pour lui, un Nigérian du quartier de Flatbush, à Brooklyn, prénommé Boubacar, aussi petit qu’habile en paroles. D’après ce qu’avait entendu Winston, Boubacar n’était pas seulement un éminent avocat qui défendait des centaines de clients africains à travers tout le pays, mais aussi un grand inventeur d’histoires permettant d’obtenir l’asile.

« Vous croyez qu’ils font comment, tous, pour décrocher l’asile ? avait-il demandé aux deux cousins lors d’une consultation gratuite. Vous pensez vraiment qu’ils ont tous quelque chose à fuir dans leur pays ? Ha ! Laissez-moi vous dire : pas plus tard que le mois dernier, l’asile, je l’ai obtenu à la fille d’un Premier ministre d’Afrique de l’Est.

— Vraiment ? demanda Winston.

— Vraiment, ça oui, renchérit Boubacar. Pourquoi tu demandes ?

— Je suis étonné, c’est tout. Le Premier ministre de quel pays ?

— Je préfère le garder pour moi, d’accord ? Ce n’est pas ça qui compte, non. Ce qui compte, c’est que je vous parle de la fille d’un Premier ministre, eh ? Qui a trois domestiques pour lui essuyer les fesses et trois autres pour lui curer le nez. Et la voilà qui vient me voir en me disant qu’elle craint pour sa vie et qu’elle ne peut pas rentrer dans son pays ! Il faut bien faire ce qu’il faut pour devenir américain, abi ? »

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