Agro-Industrie : Socfin, une épine dans le pied de Vincent Bolloré

Déforestation, spoliation des terres, conditions de travail… Le groupe belgo-luxembourgeois, dont l’homme d’affaires français est actionnaire, concentre les critiques sur la gestion de ses plantations.

Défrichage dans une exploitation de palmiers à huile en Sierra Leone. © STRINGER/REUTERS

Défrichage dans une exploitation de palmiers à huile en Sierra Leone. © STRINGER/REUTERS

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Publié le 11 mai 2016 Lecture : 9 minutes.

Mis à jour le 26 juillet 2016, suite à un droit de réponse de Bolloré SA, à lire à la suite de l’article ainsi que la réponse de la rédaction.

Ces derniers temps, Vincent Bolloré a des rapports tendus avec les médias. Quand il n’est pas accusé de chercher à museler ceux qu’il possède en France, il attaque les autres en diffamation. Dernier épisode en date, le 14 avril : la relaxe des journalistes de Bastamag, poursuivis par le groupe Bolloré pour un article publié en 2012 sur le rôle des grandes entreprises dans l’accaparement des terres agricoles.

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Sur ce sujet, le patron français semble particulièrement susceptible. S’il laisse le plus souvent filer les attaques dont il fait l’objet à chaque nouvelle attribution de concession portuaire, il brandit en revanche la menace judiciaire dès qu’un journaliste fouille d’un peu trop près du côté de ses plantations. Déforestation, spoliation des terres, mauvais traitement des populations riveraines…

Autant de crimes dont se rendraient coupables les multiples filiales en Afrique et en Asie de la Société financière des caoutchoucs (Socfin), un groupe belgo-luxembourgeois dont Bolloré détient 38,7 % des parts.

Peu savent que le groupe Bolloré possède des participations agricoles sur le continent, entre ses kilomètres de voies ferrées et ses dizaines de terminaux portuaires. Vincent Bolloré a hérité, lors de son raid sur le groupe Rivaud, en 1997, de centaines de milliers d’hectares d’hévéas et de palmiers à huile. Officiellement, c’est le Belge Hubert Fabri (lire encadré), patron de Socfin et actionnaire principal (50,2 %), qui a « toutes compétences sur ces activités », affirme Michel Calzaroni, le responsable de la communication de Vincent Bolloré.

Une activité marginale, selon le directeur opérationnel de Socfin

D’ailleurs, il n’existe aucune branche agricole dans l’organigramme du groupe Bolloré ; et Bertrand Chavanes, le dernier responsable du secteur au sein du siège, à Puteaux (près de Paris), est parti à la retraite il y a plusieurs années, sans voir été remplacé.

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« C’est de toute manière une activité marginale à l’échelle du groupe », estime Luc Boedt, directeur opérationnel de Socfin. Selon les derniers rapports d’activité, les plantations ont représenté en 2014 moins de 5 % du résultat net du groupe Bolloré.

Un chiffre presque anecdotique au regard des polémiques qui se succèdent depuis dix ans et qui nuisent à l’image globale de la multinationale. Les plantations ? « Un véritable foyer à emmerdements », pour reprendre l’expression d’un ancien du groupe.

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Vincent Bolloré au cœur du renouveau de Socfin

Vincent Bolloré a même été pris à partie, en 2013, par des paysans africains venus à Puteaux pour lui présenter leurs doléances. Grand seigneur et beau parleur, il promet de se saisir personnellement du problème et de faire pression sur ses amis belges pour qu’ils revoient leurs pratiques. Sans qu’aucune amélioration notable ait pu être constatée jusqu’à présent sur le terrain par les ONG.

« Retranché derrière sa participation minoritaire, Vincent Bolloré affirme ne pas disposer des moyens suffisants pour faire fléchir les responsables de Socfin », souligne Marie-Laure Guislain, responsable du contentieux chez Sherpa, l’association à l’origine de la plainte déposée avec deux associations de paysans pour dénoncer les conditions de travail imposées par la Société camerounaise de palmeraies (Socapalm).

Si officiellement il ne s’occupe pas de stratégie, Vincent Bolloré a néanmoins su exercer toute son influence lorsqu’il s’est agi de tailler dans les dizaines de filiales pour réorganiser Socfin et réorienter ses activités vers l’Afrique. Mais s’il n’a certainement « pas pesé de tout son poids », selon Marie-Laure Guislain, dans l’affaire de la Socapalm, la pression financière s’avère pourtant, à d’autres occasions, une arme efficace.

Chez Socfin, les responsables voient dans les plaintes des ONG un possible règlement de comptes franco-français, lié à la personnalité même de Vincent Bolloré

Ainsi, les responsables de Socfin viennent d’accepter de reprendre les discussions avec un collectif d’ONG belges, dans l’espoir de convaincre la Société financière internationale (IFC, filiale de la Banque mondiale) de débloquer les 150 millions d’euros nécessaires pour financer les projets d’extension de la compagnie en Sierra Leone, au Ghana, au Liberia et en Côte d’Ivoire.

Du côté de Socfin, les responsables voient dans les plaintes des ONG un possible règlement de comptes franco-français lié à la personnalité même de Vincent Bolloré. « Nous ne sommes pointés du doigt dans aucun autre pays [que la France] et nous investissons chaque année une vingtaine de millions d’euros pour préserver la ressource », s’agace Luc Boedt, sans s’attarder sur l’organisation labyrinthique de Socfin ou sur les ennuis fiscaux à répétition d’Hubert Fabri.

D’ailleurs, à en croire le directeur opérationnel, Vincent Bolloré n’a jamais montré la moindre volonté de quitter le navire, même au plus fort de la tempête médiatique. « Vendre ce genre de participation minoritaire n’est pas forcément très aisé », estime un fin connaisseur du groupe. « Et il ne faudrait pas froisser les autorités d’un pays où Bolloré possède d’autres intérêts comme les terminaux portuaires », ajoute un concurrent.

Avec une marge nette de 20 %, Socfin a des arguments sonnants et trébuchants à faire valoir ; et la remontée attendue des cours du caoutchouc et de l’huile de palme pourrait constituer un jackpot pour ses actionnaires, qui disposent également d’une réserve foncière de près de 210 000 ha à travers les huit pays africains où la société travaille.

À plus long terme, Vincent Bolloré pourrait lorgner la logistique de ces dizaines de milliers de tonnes de produits agricoles susceptibles d’emprunter la boucle ferroviaire que son groupe construit actuellement en Afrique de l’Ouest.

HUBERT FABRI, L’AMI BELGE

Présent sur le continent depuis 1890, le groupe Socfin est dirigé depuis plus de vingt ans par Hubert Fabri. Fils de Philippe Fabri, le bras droit du légataire testamentaire d’Adrien Hallet, un aventurier parti en Malaisie pour défricher les premières plantations du groupe Rivaud en 1909, Hubert représente les actionnaires belges lorsque Vincent Bolloré prend d’assaut, en 1997, la vieille maison en perdition. Les deux quadras se débarrassent alors du président, Édouard de Ribes, pour prendre les commandes du groupe.

À 64 ans, l’ami de Bolloré, qui vient le chercher en personne à sa descente du train à Bruxelles, gère la société d’une main de fer avec son frère François. En plus de collectionner les convocations chez le fisc belge, il a également dû faire face à de nombreux conflits sociaux, tout en maintenant des pratiques environnementales contestées par des ONG belges et françaises.

DROIT DE RÉPONSE

Bolloré répond à Jeune Afrique

Bolloré SA souhaite répondre à votre article du 24 avril 2016, intitulé « Socfin, une épine dans le pied de Vincent Bolloré » : cet article présente la Socfin, dont Bolloré SA n’est qu’actionnaire minoritaire pour 38,7 %, comme responsable de déforestation, de spoliation de terres et de mauvais traitement des populations riveraines. Bolloré SA entend rappeler que :

1. Par jugement du 23 octobre 2014, Libération avait déjà été pénalement condamné pour diffamation publique à l’égard de Bolloré SA pour avoir publié un article intitulé « Au Cameroun, l’huile chasse la forêt » et comportant notamment les propos suivants : « Plantation de la société Socapalm (Groupe Bolloré) au Cameroun en 2009. Cette activité entraîne expropriations et déforestation ». « Les multinationales s’implantent dans le pays pour produire de l’huile de palme, au détriment des populations locales. »

Le Tribunal correctionnel de Paris a jugé ces propos diffamatoires en ce qu’ils « imputaient à la société Bolloré d’exploiter de manière exagérée les palmeraies au détriment des populations locales et de l’environnement ».

2. Par jugement du 14 avril 2016, le Tribunal correctionnel de Paris a encore jugé diffamatoires les accusations d’« accaparement de terres » et d’« intimidation des populations locales » et de « participer activement au phénomène d’accaparement de terres en utilisant des méthodes brutales, douteuses, voire illégales » et d’« exploiter ces terres ainsi accaparées en violation des droits de l’homme ».

3. Bolloré SA a demandé à son avocat, Me Olivier Baratelli, de poursuivre en diffamation toutes les publications qui affirmeraient à nouveau de telles choses.

4. L’ambition de Bolloré est d’instaurer à tous les niveaux pertinents de l’entreprise des relations d’écoute, de dialogue et de collaboration : cette stratégie s’inscrit dans la logique de la Directive Barnier et de la norme ISO 26000, faisant du dialogue avec les parties prenantes la colonne vertébrale de sa démarche.

5. En 2016, la question de l’influence du Groupe Bolloré sur l’un de ses partenaires d’affaires, à savoir le groupe Socfin, a été posée. Le Groupe Bolloré a été interpellé par les parties prenantes des plantations détenues par Socfin (ONG, riverains, etc.). La politique du groupe étant d’appliquer la même démarche RSE pour ses participations que pour ses filiales, il a alerté son partenaire Socfin. Pour la plantation Socapalm au Cameroun, le Point de contact national (PCN) français de l’OCDE a reconnu le rôle de Bolloré et a décidé de transmettre la saisine au PCN belge, en lien avec Socfin.

6. À la suite d’un processus de médiation devant le PCN français, les parties en présence se sont accordées en 2013 sur la mise en œuvre d’un plan d’action de nature à apporter des solutions adéquates pour les travailleurs et les populations riveraines de la Socapalm. Ce plan contient un dispositif de suivi indépendant.

7. Co-construit grâce aux efforts des entreprises, le plan d’action répond aux attentes du PCN en identifiant des pistes d’amélioration des conditions sociales et environnementales de la Socapalm, qui s’est engagée dans une démarche de certification des plantations et une politique QHSE (cf. rapport 2014 de Socfin, rapport 2014 de Socapalm).

8. Bolloré a exercé au mieux son influence vis-à-vis de ses « relations d’affaires » en négociant le plan d’action en liaison avec le groupe Socfin. Il s’est rendu au Cameroun en mars 2014 avec Socfin pour le présenter aux équipes de la Socapalm et a participé à la sélection d’un organisme pour le suivi indépendant du plan. Le travail réalisé par cet organisme a permis de structurer le plan d’action en deux parties : le premier bloc relève de la seule responsabilité de la Socapalm, l’autre relève d’une responsabilité partagée entre l’État et l’entreprise. Les engagements pris par la Socapalm sur ce second bloc se sont concrétisés par la signature, en septembre 2015, du décret du préfet de la région pour la mise en place d’une plateforme de dialogue tripartite Socapalm – syndicat – représentants de l’administration.

9. À ce jour, le PCN a reconnu le travail considérable accompli par le Groupe Bolloré. Il constate que des réalisations répondant aux objectifs du plan d’action ont eu lieu et que d’autres actions en cours impliquent d’autres acteurs que les parties initiales à la saisine. Il met fin à son suivi de la saisine et la transmet au PCN Belge, qui en sera désormais responsable en lien avec Socfin.

10. Le Groupe Bolloré a alors joué un rôle de facilitateur entre les parties prenantes des plantations Socfin en mettant en place un dialogue avec les représentants d’associations des riverains des plantations, qui a abouti à une rencontre à Paris le 24 octobre 2014 réunissant des représentants du Cambodge, du Cameroun, de Sierra Leone, de Côte d’Ivoire et du Liberia. Agissant comme facilitateur de dialogue, Bolloré a transmis leurs demandes à Socfin.

11. Ce processus a été bénéfique puisque Socfin, qui pratique depuis longtemps une politique de non-déforestation et de protection des forêts existantes, a confirmé son engagement par la publication d’un document, « Zéro déforestation », le 30 octobre 2015, sur son site internet.

12. Le Groupe Bolloré réaffirme qu’il n’a jamais constaté aucun des reproches formulés par les ONG : il salue et approuve les investissements faits par Socfin, notamment pour le développement d’écoles, d’hôpitaux, de logements sociaux, etc.

13. Le groupe poursuit en 2016 l’élaboration de sa stratégie globale pour la gestion de sa relation avec les parties prenantes.

Réponse de la rédaction :

Dans l’article mis en cause, nous avons cherché à comprendre pourquoi Bolloré conservait des participations minoritaires dans Socfin, dont les activités agricoles sont éloignées de son cœur d’activité. Cette société fait depuis plusieurs années l’objet de critiques, qui portent de fait atteinte à l’image du groupe français, ces critiques provenant d’ONG sérieuses mais aussi de médias, dont certains ont en effet été condamnés pour diffamation mais d’autres non (comme Bastamag, en avril dernier). Tout en maniant sa plume avec prudence, Jeune Afrique avait alors interrogé les représentants de Bolloré SA et de Socfin pour leur donner l’occasion de s’exprimer dans cet article, ce que les seconds avaient largement fait. Nous ne pouvons que regretter que le groupe français ait finalement préféré manier le « droit de réponse » plutôt que d’avoir répondu en détail à nos questions à l’époque.

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