Tunisie : comment Sfax compte profiter de son titre de capitale culturelle arabe 2016

Désignée capitale culturelle arabe par l’Alecso, la deuxième ville du pays entend profiter de l’aubaine pour se refaire une santé et prendre une petite revanche sur ses détracteurs.

Le port de Sfax en 2011. Les habitants de la ville dénoncent la dégradation de l’environnement causée par les gaz toxiques de la Siape. © Emilio Morenatti / AP / SIPA

Le port de Sfax en 2011. Les habitants de la ville dénoncent la dégradation de l’environnement causée par les gaz toxiques de la Siape. © Emilio Morenatti / AP / SIPA

Publié le 8 janvier 2016 Lecture : 6 minutes.

Depuis octobre 2015, les remous autour de Ridha Jaouadi, un imam désormais interdit de prêche pour appels à la violence, semblent avoir figé Sfax dans une bataille de minarets. Mais le deuxième pôle urbain de la Tunisie n’a en réalité rien perdu du dynamisme qui fait sa réputation. Et entend conforter cette image à la faveur de sa désignation comme capitale culturelle arabe 2016 par l’Organisation arabe pour l’éducation, la culture et les sciences (Alecso). Pourtant, la ville et la région ont été, au fil des années, fortement marginalisées par le pouvoir central et par la conjoncture, si bien que Sfax est presque coupée de tout ; l’aéroport ne fonctionne presque plus (il n’y a plus de liaison aérienne avec Tunis), les rares trains ont des horaires dissuasifs pour les usagers, et le port ne travaille qu’à 30 % de ses capacités.

« Clairement, la ville est enclavée, nous n’avons que l’autoroute comme lien avec l’extérieur. Cela a des répercussions sur le climat des affaires et ôte de la visibilité. L’investissement est en chute libre du fait d’un système économique et bancaire encrassé, mais aussi des pressions sociales. Nous avons la volonté d’avancer mais on ne nous encourage pas à le faire », résume Tarek Ben Ayed, entrepreneur et président du syndicat patronal Conect Sfax.

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Une activité qui bat de l’aile, de grands projets – comme celui du réaménagement de la zone de Taparura – restés lettre morte, des infrastructures vétustes et des moyens financiers limités ont quelque peu plombé la ville. Sans compter un phénomène propre à Sfax : la pollution excessive causée par des industries chimiques aux installations obsolètes. Les élus de la région ont d’ailleurs affiché sur les pupitres de la salle des réunions plénières de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) un appel à la fermeture de la Siape, une usine de transformation des phosphates, à l’origine de la dégradation de l’environnement.

La ville, qui s’agrandit trop vite sous l’effet d’un exode rural massif et continu, est sujette à des revendications sociales, d’autant que son importance n’a pas échappé à l’Union générale tunisienne du travail (UGTT, principale centrale syndicale du pays), dont le fondateur, Farhat Hached, était originaire de la région. Après avoir bloqué le CHU de la ville en raison d’un désaccord sur la nomination de son directeur, la centrale ouvrière a déclenché à Sfax, le 19 novembre, une grève générale dans le secteur privé qui aurait pu faire tache d’huile dans tout le pays n’eut été l’attentat terroriste de Tunis, le 24 novembre.

Le réveil de Sfax

Les Sfaxiens ne baissent pas les bras pour autant ; ils s’emploient à revaloriser leur ville et tentent de faire bouger les lignes. Réputés pugnaces en affaires, ceux qui ont jeté les bases du tissu industriel privé en Tunisie réfutent l’accusation, teintée de régionalisme, de travailler en lobby et se revendiquent patriotes. Ils rappellent, non sans fierté, que la manifestation du 13 janvier 2011 à Sfax avait contribué à accélérer la chute de Ben Ali. « Bourguiba avec délicatesse, Ben Ali avec rudesse, tous deux ont essayé d’affaiblir Sfax avec la volonté de faire de nous des Tunisiens à part, alors que nous sommes des Tunisiens à part entière. La Tunisie n’est pas unijambiste, il y a Tunis mais aussi Sfax », explique Mohamed Aloulou, cardiologue et ancien ministre. Des Tunisiens qui n’en souhaitent pas moins faire de leur région un pôle exerçant un effet d’entraînement sur le reste du pays. Pas seulement économique mais aussi sociétal et culturel.

Donnez-nous un peu plus de moyens, et on fera, martèle Raouf Ellouze

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« Malgré une administration trop lourde pour une ville qui déborde d’énergie, Sfax est en action ; elle a dépassé le temps de la réaction, quand elle exprimait, comme en 2008, son ras-le-bol et sa colère d’avoir été négligée », assure Raouf Ellouze, agriculteur et acteur de la société civile. À l’actif de ce militant, avec d’autres volontaires, le maintien d’une école française, une participation à une réflexion collective sur la ville à l’horizon 2050 et à l’organisation du Festival de l’olivier. Pour certains, cette manifestation, qui présente un autre aspect de la région, est un préambule à Sfax, capitale culturelle 2016. « Ils ont mis en avant notre patrimoine matériel et immatériel en valorisant les dérivés de l’olive et de l’olivier », se félicite Ramla, une étudiante satisfaite de voir les étals anarchiques sur l’espace piétonnier face à Bab el-Diwan remplacés par un insolite marché des produits du terroir et de pouvoir, à l’occasion du festival, découvrir Henchir Chaal, la plus grande plantation d’oliviers du monde, ainsi que le marché de Gremda, où est fixé le cours des olives.

« Donnez-nous un peu plus de moyens, et on fera », martèle Raouf Ellouze, qui a sollicité les privés afin de lever plus de 220 000 dinars [environ 8 900 euros] pour le Festival de l’olivier et qui donne en exemple l’opération de sauvetage des borj, habitations fortifiées traditionnelles, qui patine malgré son succès et son utilité publique en matière de patrimoine. « Pour la création d’un circuit de visite de 13 borj, l’organisation d’un concours d’architecte pour la réhabilitation du borj Kammoun et d’autres initiatives artistiques, nous avons eu le soutien d’associations italiennes, alors que le ministère de la Culture ne nous a accordé que 2 000 dinars et celui du Tourisme 500. Des sommes dérisoires au regard de ce que nous pourrions faire », précise Aïda Zahaf, présidente de l’Association des amis des arts, qui envisage d’étendre ses actions à la médina.

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Les projets de la capitale culturelle arabe 2016

Ces différentes actions cumulées ont constitué une partie du noyau embryonnaire d’expériences et de compétences auquel s’adosse Sfax, capitale culturelle arabe 2016. « Ce ne sera pas la fête pour la fête mais l’occasion de faire d’une vision une fin en soi », annonce Samir Sellami, président du comité exécutif de la manifestation. Partant du principe de décentralisation consacré par la Constitution adoptée en 2014 et des prérogatives données aux régions, les organisateurs ont voulu faire de l’événement un prélude à la mise en place d’une démocratie participative dans les collectivités locales.

Le budget initial de 10 millions de dinars – 9 étaient attribués aux infrastructures et 1 à l’événement – a été revu à la hausse

Avec l’appui d’un cabinet de conception de projets culturels, le comité s’est fixé des objectifs ambitieux et valorisants pour la ville : la faire inscrire au patrimoine mondial de l’Unesco, réhabiliter la médina en créant une rue pilote entre Bab el-Diwan et Bab el-Kasbah et en restaurant une école husseinite ainsi que le Fondouk el-Haddadine (souk des ferronniers). Mais c’est la transformation de l’ancienne cathédrale en médiathèque nouvelle génération qui risque de soulever une controverse. « Quand d’autres détruisent, nous, nous restaurons un ancien lieu de culte. Un signe de profonde tolérance, un message qui fait honneur à la Tunisie », souligne Samir Sellami, qui rappelle que Sfax est une ville côtière qui ne voit pas la mer. Le réaménagement de Chott el-Krekna, jusque-là occupé par des transporteurs, permettra aux habitants de réinvestir les espaces publics et de se réapproprier leur rivage.

Ces lignes directrices devraient permettre à Sfax d’offrir un autre visage que celui d’une ville industrieuse et de renouer avec une ancienne tradition de berceau d’artistes et de lettrés. Culture ou pas, à Sfax, on demeure pragmatique ; le budget initial de 10 millions de dinars – 9 étaient attribués aux infrastructures et 1 à l’événement – a été revu à la hausse, mais bien qu’ayant donné son aval pour le contenu du programme, le ministère de la Culture n’a pas encore confirmé le montant de sa participation financière aux 25 millions de dinars requis. Un point essentiel qui laisse en suspens le bouclage du programme, lequel comporte plusieurs colloques, expositions et autres manifestations culturelles. « Il s’agit de patrimoine national ; il ne faut plus que nos différences nous éloignent les uns des autres, alors qu’ailleurs elles sont une richesse », lance Samir Sellami, tandis que Raouf Ellouze en appelle au partenariat public-privé, puisque la société civile a désormais la main.

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