Algérie : fini le bikini, place au burkini

C’est une mutation en douceur. Peu à peu, les plages adoptent les normes islamistes qui gagnent la société. Mais quelques rares régions résistent.

Peu à peu, les plages algériennes adoptent les normes islamistes qui gagnent la société.

Peu à peu, les plages algériennes adoptent les normes islamistes qui gagnent la société.

Publié le 26 août 2015 Lecture : 6 minutes.

Habillée d’un voile gris et ample qui ne laisse voir que ses mains et son visage, la femme est sagement assise sur une petite chaise pliante au bord de l’eau. Son téléphone portable à bout de bras, elle se contente de filmer son mari et ses enfants, en plein concours de plongeons acrobatiques. La scène se passe à Oued Dar el-Oued, l’un des plus beaux sites de la splendide corniche kabyle, qui étire ses petites criques rocheuses, ses plages de sable doré et ses îlots verdoyants sur une quarantaine de kilomètres entre Béjaïa et Jijel.

Oued Dar el-Oued est une rivière de montagne qui serpente au cœur de gorges profondes et luxuriantes avant de se jeter dans la mer sous une magnifique arche en pierres taillées. C’est dans ce décor de film d’aventures que communistes et islamistes organisaient côte à côte leurs camps d’été dans les années 1980. Aujourd’hui, on ne trouve plus trace des premiers alors que les seconds ont presque imposé leur modèle de société à tout le pays.

Les femmes osent à peine se tremper les pieds. Seules les téméraires se lancent, habillées

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Les sorties familiales à la mer se généralisent

Ces scènes de femmes voilées cantonnées sur la plage résument bien les nouvelles habitudes. Le boom de l’automobile et la relative accalmie sécuritaire poussent des milliers d’Algériens vers la mer à la belle saison. Si les sorties sont familiales, ce sont surtout les hommes et les enfants qui profitent des joies de la baignade. Les femmes, elles, restent au bord et bénéficient de la fraîcheur des rivages seulement en trempant leurs pieds dans l’eau. Seules quelques téméraires s’y aventurent tout habillées.

Un peu plus loin, le village des Aftis (« les plages », en berbère) accueille les vagues d’estivants qui déferlent depuis les premières heures de la matinée. La commune d’El-Aouana (ex-Cavallo) est située à une vingtaine de kilomètres de Jijel, le chef-lieu de la wilaya. Sous un ciel d’un bleu insolent, une mer d’huile fait face à une forêt de parasols et de tentes qui épousent l’arc parfait que forme la côte à cet endroit.

« Vous pouvez installer votre famille en toute quiétude ici. Il n’y a pas de nudité chez nous », affirme avec fierté Salah, à qui nous demandions si des femmes à moitié nues ne risquaient pas de choquer nos yeux pudiques. Salah tient une boutique de maillots de bain sur la route. Il vend essentiellement des bermudas et des « burkinis ».

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Hidjab et burkini

Tenue de plage censée préserver la fameuse horma, ou « vertu », le burkini se compose d’un long fuseau, d’une liquette à manches longues et d’un foulard pour cacher les cheveux. Les tenues floquées aux noms de griffes célèbres sont fabriquées en Turquie et coûtent 2 800 dinars (environ 24 euros). Les produits bas de gamme, une poignée de dinars moins cher, proviennent, eux, de Tunisie et de Chine.

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La région de Jijel, autrefois l’un des fiefs de l’Armée islamique du salut (AIS), a retrouvé une animation fiévreuse sur ses quelque 120 km de littoral longtemps déserté. Les femmes portent presque exclusivement le hidjab, le voile islamique.

Les plages, bondées, sont fréquentées majoritairement par les hommes venus de l’intérieur du pays. Il y a trois choses qu’il est inutile de chercher ici : un bar-restaurant servant de l’alcool, un touriste étranger et une femme légèrement vêtue. Les bords de mer sont à l’image d’une société de plus en plus gagnée par un islamisme plus social que militant.

À Béjaïa, l’alcool coule à flots et les plages sont encore fréquentées par des femmes en bikini

À Béjaïa, tolérance et ouverture

Si Jijel passe pour une ville prude et conservatrice, Béjaïa, sa voisine, cultive volontiers une réputation – non usurpée – de tolérance et d’ouverture. L’alcool y coule à flots, les cabarets sont ouverts jusqu’au petit matin et les plages sont encore fréquentées par des femmes en bikini. Dans les rues de cette ville cosmopolite, une fille en minijupe ne déclenche pas d’émeutes comme ce serait le cas dans certaines régions de l’intérieur.

Coincée entre mer et montagnes, Béjaïa aligne près de 100 km de côtes. À l’est, dans les stations balnéaires aux plages de sable fin, il est difficile de trouver un mètre carré pour planter son parasol dès les premières heures de la matinée. Moins accessible et plus sauvage, la côte ouest est essentiellement fréquentée par la classe aisée, les cadres moyens, les nouveaux riches et les émigrés. C’est la destination privilégiée de la jet-set.

Première halte : le village touristique de Boulimat, qui aligne ses belles villas et ses bars-restaurants les pieds dans l’eau. Un peu plus au large, l’île des Pisans attire de nombreux visiteurs et amateurs de plongée. Boulimat, Tala Ilef (« la source au sanglier »), Saket, Aach el-Vaz (« le nid d’aigle »), Tighremt, Oued Das, Ath Mendil, plages et stations balnéaires se succèdent avec, à chaque virage, un paysage à couper le souffle.

Ambiance branchée

Le joyau de cette côte est sans conteste l’Auberge Thaïs. Une structure atypique bâtie tout en pierre et en bois, nichée sur un rocher suspendu, dans une crique abritée des vents et des regards, entre deux petites plages, l’une de sable, l’autre de galets.

L’auberge cultive des allures de petit paradis secret réservé aux connaisseurs et aux amoureux de la nature. Outre ses 22 chambres, ses deux suites et ses quelques bungalows, le site offre toutes les commodités : bar avec terrasse surplombant la mer, restaurant à la vue tout aussi imprenable, piscine perchée sur un rocher… L’Auberge Thaïs affiche complet jusqu’à fin septembre.

Ici, point de voile islamique. L’endroit est branché. Animations chaque week-end avec des groupes de jazz, de blues ou de rock. Même durant la saison basse, l’établissement tourne presque à plein régime en ciblant les grosses entreprises pharmaceutiques et les banques pour des séjours de team building ou des séminaires. Dans tous les cas, une seule devise : « Pour vivre heureux, vivons cachés. »

AU MAGHREB, ON SE BAIGNE HALAL

Les plages maghrébines subissent les changements profonds qui bouleversent les sociétés de la région, tiraillées entre modernité et traditions, libertés individuelles et interdictions religieuses, ouverture sur le monde et repli sur soi.

Certes, la fin des années 1990 pendant lesquelles la Jamâa Al Adl Wal Ihsane (« justice et bienfaisance ») faisait des descentes sur les plages marocaines avec habits islamiques et prières collectives, revendiquant son droit à disposer de ses propres camps de vacances, semblent loin. Les autorités ont fait le nécessaire pour calmer ses ardeurs.

Mais l’islamisation des plages s’est poursuivie sous une forme plus sociale. Comme en témoignent la campagne antibikini lancée par de jeunes surfeurs d’Agadir cette année, demandant aux estivants de respecter le ramadan, ou l’interdiction du « burkini » dans certains hôtels marocains. Signe que cet habit islamique a du succès.

En Algérie, plus précisément à l’est de la capitale, des associations de quartier ont décrété certaines plages « conformes à la morale islamique », y interdisant de fait toute forme de nudité. Sur d’autres rivages, des groupes de fidèles intimident les femmes en bikini en se postant face à elles pour prier collectivement à même le sable.

En Tunisie, la guerre des tenues de bain n’est pas encore déclarée, mais les zones balnéaires expriment aussi les fractures du pays. Nantis et démunis se partagent l’espace public, bien que les plus aisés préfèrent l’entre-soi de plages d’hôtels multiétoilés. Tous âges confondus, les femmes y exhibent le dernier maillot à la mode à l’abri des regards inquisiteurs.

Les plages publiques donnent à voir un autre monde. Depuis les années 1990, de plus en plus de femmes, généralement d’âge mûr et pour la plupart issues de la campagne, se baignent vêtues d’une longue jebba (« robe ») et d’un foulard tandis que les plus jeunes choisissent un bermuda et un tee-shirt. Les représentantes des classes moyennes, elles, restent en maillot, mais l’accompagnent d’un paréo. Quant à celles qui portent un deux-pièces, elles semblent braver un tabou tout à fait imaginaire. Ici, rien n’est interdit et tout est toléré. Malgré un regard public un peu plus insistant, les remarques sont sporadiques et aucun incident n’a brisé le rite de la baignade.

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