« Le Chantier » à Montreuil, premier Tango à Paris

Sur un coup du sort, ce couple franco-camerounais qui ne connaissait rien à cette danse est devenu gestionnaire du plus grand lieu francilien où elle règne vingt-quatre heures sur vingt-quatre…

« Il y a une indifférence des Africains pour cette danse », regrette Philippe. © OLIVIER CULMANN/Tendance Floue pour J.A.

« Il y a une indifférence des Africains pour cette danse », regrette Philippe. © OLIVIER CULMANN/Tendance Floue pour J.A.

leo_pajon

Publié le 15 juin 2015 Lecture : 4 minutes.

Temps suspendu. Dans le grésillement d’un antique enregistrement de Carlos Gardel, sous une lumière bleutée, deux couples tournent au ralenti. Elles ont les jambes prises dans la résille, sont juchées sur d’interminables talons et ferment les yeux. Eux sont gominés, droits, presque cambrés dans leurs gilets cintrés. La scène ne se déroule pas dans les années 1930 dans un bordel de Buenos Aires mais aujourd’hui sur le long parquet du Chantier, un lieu mythique de la proche banlieue parisienne, à Montreuil, surnommé par le quotidien Le Parisien « le temple du Tango ». Créé il y a plus de quinze ans, il a accueilli les virtuoses de la discipline (Silvina Valz, Chicho…), les meilleurs DJs, et même le groupe de fusion électro-tango Gotan Project qui y a lancé certains de ses albums.

Sur cette institution règne un couple discret qui avoue « ne rien connaître au tango », et avoir été porté là par un coup du destin : Anne-Lydia Kingué-Moudio, 41 ans, Française, née à Yaoundé d’un père camerounais et d’une mère bretonne, appelée affectueusement « Miss » par les habitués, et Philippe Moudorou, 42 ans, Camerounais, né à Saint-Cloud. Il y a encore six ans, elle était fonctionnaire de la mairie de Paris, et lui travaillait au service financier des assurances Aviva. En août 2009, le décès brutal de Stéphane, le frère d’Anne-Lydia, vient tout bouleverser.

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Dans l’entrée, en noir et blanc dans un cadre métallique, son portrait est toujours là, qui vous dévisage : métis au regard souriant, clope au bec, dont les tresses, le bouc finement ciselé et la chemise noire laissent deviner l’élégance. Un peu anar, devenu dingue de tango sur le tard, ce quadra avait créé Le Chantier en 1999 dans une atmosphère bohème, très loin du cadre guindé des écoles spécialisées parisiennes.

Dix ans plus tard, quelques minutes après avoir réalisé une démonstration en Bretagne, il meurt d’une rupture d’anévrisme. C’est naturellement au Chantier que sa famille se retrouve pour une veillée. « Durant une semaine, des dizaines de passionnés de tango sont venus nous présenter leurs condoléances, se souvient Philippe. C’était très émouvant. Nous avons mesuré à quel point Stéphane et ce lieu comptaient pour eux. »

Stéphane n’était pas propriétaire des murs du Chantier, mais prévoyait de l’acheter. « On nous a demandé si nous voulions reprendre le lieu, glisse Anne-Lydia. La veille du rendez-vous chez le notaire, j’ai dit à Philippe : « Je ne signe pas. » Et puis j’ai signé. » Pour expliquer ce geste qui a fait basculer leurs vies, ils disent avoir été contaminés par la folie du tango. « C’est un univers où l’on peut faire des choses sur un coup de tête, souligne Philippe. Une fois, une Italienne s’est présentée ici à 4 heures du matin avec ses valises. Des Japonais ont pris le premier avion pour passer deux jours ici à danser… »

La greffe n’a pas pris immédiatement. Anne-Lydia, plus habituée aux boîtes camerounaises parisiennes, trouvait la communauté tango un peu repliée sur elle-même. « Il y avait de l’étonnement par rapport à notre couleur de peau », se souvient-elle. Aussitôt Philippe ajoute : « Mais d’un autre côté, il y a une indifférence des Africains au tango. Comme nous n’avons pas pu sortir beaucoup ces dernières années, nous avons invité des amis à venir, il y en a très peu qui ont accroché. Nous sommes habitués à des danses qui bougent plus, moins disciplinées. » Le tango a pourtant des racines africaines comme le rappelle le gérant : « Il est issu d’un métissage de plusieurs danses et musiques, dont le candombe développé en Uruguay puis en Argentine par la communauté noire descendante des esclaves. »

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Aujourd’hui, Le Chantier est devenu une extension de la maison des Franco-Camerounais, située à quelques centaines de mètres. Leur quotidien réglé a explosé en milongas. Une présence presque constante s’impose dans le « temple », qui vibre vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept. Anne-Lydia accueille les danseurs, s’occupe du bar. Philippe gère les petits problèmes techniques et les relations avec les maestros, les musiciens, les permanents. Le tout en veillant sur leurs quatre filles âgées de 3 à 18 ans. Et les tangueros se sentent aussi ici chez eux. Pas un aficionado ne passe sans faire la bise à Anne-Lydia, derrière le bar. Certains déposent des bibelots, des plantes vertes, que les gérants découvrent au petit matin.

Après six ans de travail non-stop, le couple avoue être un peu usé, comme si, à trop rester sur place, c’était leur propre vie qui était en chantier. Le lieu les a imprégnés. Leur petite dernière, Léna, constamment sur la piste, est surnommée « bébé tango ». Ses grandes sœurs ont dansé avec les plus grands ténors de la discipline.

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Alors qu’ils se refusaient tous deux à pratiquer pour ne pas mélanger plaisir et travail, Anne-Lydia prend depuis quelques semaines des cours pour vivre la danse de l’intérieur. Mais le Chantier les a également éloignés de leur famille et de leurs amis. Ils se voient bien passer progressivement la main à Thomas et Lisa, deux professionnels de 26 ans, tout en restant propriétaires de l’établissement.

La suite s’écrira peut-être au Cameroun. « Il y a des choses à faire sur le continent pour les danses de salon », estime Philippe. Derrière lui, dans son cadre de métal, Stéphane semble esquisser un sourire. La folie est passée.

Le Chantier, 51, rue Édouard-Vaillant, Montreuil (93)

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