Révolutions : vers un nouveau monde arabe

Trois mois après le début des soulèvements, l’élan révolutionnaire donne lieu à une vaste recomposition. Quels débouchés politiques ? Quelle place pour l’islam ? Quels sont les espaces de liberté à conquérir ? Les citoyens ont pris leur destin en main. Un bouleversement historique.

« Dégage ! », peut-on lire sur cette banderole, au Caire. © Khaled Desouki/AFP

« Dégage ! », peut-on lire sur cette banderole, au Caire. © Khaled Desouki/AFP

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Publié le 6 mai 2011 Lecture : 6 minutes.

Un nouveau monde arabe
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Un nouveau monde arabe

Sommaire

Il faut se méfier de l’eau qui dort… On croyait le monde arabe voué à l’immobilisme. On imaginait ses zaïms indéboulonnables, de véritables demi-dieux qui ne craignaient que la mort et la maladie. La résignation ou la docilité étaient les « qualités » les mieux partagées par ses habitants. Changement, réforme, démocratie ? Autant de notions censées être incompatibles avec la région et sa religion, l’islam. Bref, dans l’imaginaire collectif, occidental surtout, mais pas seulement, être arabe c’était appartenir au bas de l’échelle de l’humanité. Averroès et Avicenne (Ibn Ruchd et Ibn Sina, en arabe) se retournaient dans leurs tombes…

Quelle erreur ! De Tunis à Damas, en passant par Sanaa, Le Caire, Tripoli, Amman, Riyad, Alger ou Casablanca, les Arabes se sont réveillés, brutalement, sans prévenir et sans que l’on comprenne tout de suite les véritables causes de cette sortie de coma. Pourquoi dans la « tranquille » Tunisie d’abord, pourquoi aujourd’hui et pas hier ? Pourquoi ici une déferlante de colère et là une vaguelette de contestation ? Pourquoi tel dirigeant est-il balayé d’un revers de la main et tel autre s’accroche-t-il au socle de son pouvoir comme une arapède à son rocher ? Autant de questions qui trouvent aujourd’hui, peu à peu, leurs réponses. 

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Renaissance

Même si, évidemment, les situations politiques, sociales et économiques diffèrent, comme l’acuité ou la hiérarchie des problèmes et des priorités, les raisons communes de cette colère sont nombreuses : absence de libertés, pauvreté, chômage, corruption, népotisme, sentiment de ne pas exister en tant que citoyens ou électeurs, poids des traditions et des tabous, absence de perspectives rassurantes. Ces maux étaient connus. Ce qui l’était moins, c’était le degré d’exaspération, nourrie par ce décalage devenu insupportable entre la réalité vécue par la majorité et les discours officiels. Mais aussi, en Tunisie et en Égypte notamment, par le fait que la minorité de privilégiés, membres des nomenklaturas locales, ne se cachaient même plus pour vivre heureux… et exhibaient volontiers les signes extérieurs de leurs immenses richesses à la face de ceux qui n’avaient rien.

Ce qui, finalement, a rassemblé tous les enfants de ces révoltes, c’est cette aspiration commune à la dignité et à la modernité qui s’était propagée sur toute la planète, notamment dans des pays qui partageaient avec le monde arabe le même niveau de développement dans les années 1950. Cette aspiration à rattraper un retard criant et à être comme tous les autres, des citoyens à part entière, avec leurs droits mais aussi, et c’est à souligner, leurs devoirs. Une chose est sûre : le vent du changement qui souffle sur le Maghreb et le Moyen-Orient est un tournant historique, qui n’est pas encore appréhendé à sa juste valeur, celle de l’événement géopolitique majeur de ce début du XXIe siècle. Il ne s’agit pas de poussées de fièvre qui retomberont comme elles sont apparues. C’est une évolution profonde qui transcende la plupart des clivages d’un monde jusqu’ici pris entre deux feux : l’autoritarisme d’un côté, l’islamisme de l’autre.

Aujourd’hui, les Arabes vivent leur renaissance (nahda). S’ils ont déjà connu périodes similaires – au XIXe siècle pour la plus récente –, l’impulsion vient aujourd’hui de la base et non plus du sommet ou des élites. Toutes les révoltes que nous observons ont emprunté, peu ou prou, le même chemin. Les plus défavorisés lancent les hostilités et décident du moment où « trop, c’est trop ! ». La réussite, c’est-à-dire, pour l’instant, la chute du régime honni, est quasi garantie lorsque les autres composantes de la société – classes moyennes, étudiants, avocats, intellectuels, voire une partie de la bourgeoisie – rejoignent le mouvement. Le risque, ensuite, lorsque l’on passe de la révolution à la transition, c’est que cette union sacrée de composantes aux intérêts souvent divergents, ou même antagonistes, n’implose pour se disputer le pouvoir…

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Peur du vide

Cette métamorphose du monde arabe – pas ou peu encadrée, on l’a vu – ressemble à un véritable saut dans l’inconnu. Révolutions (Tunisie, Égypte, Libye, Syrie, Bahreïn, Yémen, etc.) ou évolutions (Maroc, Algérie, Mauritanie…) sont loin d’être achevées. Beaucoup reste à faire et nombre de précédents, en Europe de l’Est, en Amérique latine, en Asie, voire en Afrique subsaharienne lors des conférences nationales des années 1990 et de l’avènement du multipartisme, incitent à la prudence. L’euphorie n’est jamais bonne conseillère, et les copier-coller basiques de modèles démocratiques occidentaux ont parfois abouti à l’accaparement du pouvoir par les seules élites traditionnelles.

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Les femmes ont été aux avant-postes pendant les révoltes au Maghreb. Ici à Tunis.
© AFP

Les spectres agités pour calmer les ardeurs révolutionnaires, eux, sont légion : le risque de basculer dans le chaos ; la menace islamiste, vaste fourre-tout bien commode tant les projets de ceux qui se réclament de l’islam politique sont nimbés de mystère et perclus de contradictions ; l’instauration d’un climat de méfiance qui paralyse l’économie et ne fera donc qu’aggraver les problèmes, etc. Il existe pourtant des réponses à chacune de ces peurs. Les islamistes, par exemple, qui représentent tout de même une grande partie des futurs électorats et font souvent le travail de proximité que rechignent à effectuer les États et les partis traditionnels – oppositions comprises –, ne représentent pas un danger majeur si les règles de la démocratie et de l’État de droit sont respectées et si les autres forces politiques acceptent le dialogue et se mobilisent pour incarner une véritable alternative.

Après tout, on constate aujourd’hui que leur diabolisation n’a fait que les renforcer. Le chaos ? La Tunisie et l’Égypte ont su l’éviter, pourquoi pas les autres ? Notons d’ailleurs, alors que les conditions de réels dérapages étaient réunies, que jusqu’à présent la raison l’a emporté. Les crises économiques ? Peut-être le prix de la liberté… et l’occasion d’élaborer les modèles d’un développement mieux partagé.

Irréversible

Rien ne sera plus comme avant. Un nouveau monde est en train de naître – parfois au forceps, il faut le reconnaître – sous nos yeux. Et ce sont les citoyens qui en sont les démiurges. La soumission absolue aux zaïms, sortes de califes des temps modernes, fervents adeptes de la matraque, n’est plus qu’un lointain souvenir. Ce nouveau monde est aux antipodes de son ancêtre sclérosé par des années d’immobilisme : plus moderne, donc, car les jeunes y ont enfin droit de cité, plus dynamique et plus ouvert sur l’extérieur.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les manifestants de l’avenue Bourguiba, à Tunis, ou de la place Al-Tahrir, au Caire, brandissaient des pancartes sur lesquelles leurs slogans favoris n’étaient pas toujours, loin de là, écrits en arabe. « Dégage ! », « game over » : il fallait que l’extérieur, qui n’a joué quasiment aucun rôle dans ce grand ménage interne, sache et comprenne. Les révolutionnaires n’ont pas de leçons à donner aux autres, pas plus qu’ils n’acceptent d’en recevoir.

L’inféodation de leurs (ex-)dirigeants à l’Occident ou à Israël est également révolue. Et si l’État hébreu, en particulier, est décontenancé par ce réveil subit du monde arabe, c’est surtout parce qu’il sait qu’il n’aura plus en face de lui des potentats dociles peu en phase avec leurs opinions publiques. Ce sont justement ces dernières qui ont renoué les fils de l’Histoire. Israël serait bien inspiré de prendre en considération cette nouvelle donne pour, à terme, relancer un dialogue, alors que son attitude confinait jusqu’ici plutôt à l’autisme…

Les acquis, alors que nous n’en sommes qu’aux prémices, sont réels. Liberté, ouverture démocratique, fin des polices politiques et des partis-États, réformes engagées et, à tout le moins, dialogue initié et rendu incontournable par le sort réservé à ceux qui ont refusé d’écouter les clameurs qui montaient sous leurs fenêtres – ou l’ont fait trop tard… Comment imaginer qu’après tant d’efforts, de prises de risques et de sacrifices, les aspirations de nations entières puissent être jetées aux orties ? Il ne s’agit pas de verser dans l’optimisme béat. La route sera longue et semée d’embûches. La plupart des pays arabes qui se sont lancés dans cette folle aventure tâtonneront ou trébucheront à de nombreuses reprises. Un moindre mal quand on sait d’où ils viennent…

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Kaddafi entouré de trois présidents émissaires de l’UA, le 10 avril 2011 à Tripoli. © Zohra Bensemra/Reuters

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