Déjà, en 1963, à Gikongoro…

Publié le 14 avril 2014 Lecture : 3 minutes.

*Jean-Paul Kimonyo est politologue.

"Qui est génocide ?" C’est par cette formule un peu étrange que le président Grégoire Kayibanda ponctue, en mars 1964, l’un des plus importants discours de l’histoire du Rwanda. De toute évidence, il a du mal à manipuler ce vocable qu’il vient de faire apparaître dans le paysage politique du pays et qui lui est alors asséné par des consciences mondiales comme les philosophes Jean-Paul Sartre ou Bertrand Russell, et même repris par Radio Vatican.

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Prononcé deux mois après les premiers actes de génocide de l’histoire rwandaise, ce discours rationalise les motivations de ces massacres. Il place la gouvernance du pays sous un halo explicitement génocidaire et instaure cette atmosphère de terreur larvée si caractéristique de la vie quotidienne d’une partie des Rwandais durant plus de trente ans.

Les massacres les plus importants commencèrent le 23 décembre 1963 dans la préfecture de Gikongoro, foyer d’une grande concentration de population tutsie réfractaire au régime révolutionnaire, avant de s’étendre à d’autres régions. La population hutue, armée de machettes et de lances, se mit à tuer de façon systématique les Tutsis de la région, femmes et enfants compris. Les estimations les plus basses font état d’une dizaine de milliers de morts pour la seule préfecture de Gikongoro ; d’autres avancent le chiffre de 25 000 à 35 000 sur l’ensemble du pays.

Le gouvernement Parmehutu expliqua ces massacres comme une réaction de fureur populaire – oui, déjà – consécutive à l’attaque menée par des guérilleros tutsis en exil appelés Inyenzi. Deux jours avant le déclenchement des violences, le 21 décembre 1963, 200 à 300 Inyenzi venus du Burundi et se réclamant de l’Union nationale rwandaise (Unar, parti nationaliste), armés de quelques fusils, de lances et de flèches, avaient assailli le camp Gako, dans le Bugesera (région située à une cinquantaine de kilomètres de Kigali). Après être passés par le camp de déplacés tutsis de Nyamata, où ils avaient vu leur nombre gonfler jusqu’à un millier d’hommes, ils s’étaient ensuite dirigés vers Kigali. Mais ils avaient été stoppés à une vingtaine de kilomètres de la capitale par des unités de la garde nationale, bien armées et commandées par des officiers belges. Les guérilleros avaient subi de lourdes pertes et ceux qui avaient survécu retournèrent au Burundi.

Il est aujourd’hui avéré, grâce à des sources belges, que les dirigeants belges et rwandais de la sûreté nationale étaient au courant du lieu et du moment de l’attaque, et que les Inyenzi avaient été attirés dans un traquenard. Le président Kayibanda se servit de cette attaque pour imposer la terreur sur l’ensemble des Tutsis et éliminer physiquement l’opposition politique. Il dépêcha des ministres dans les dix préfectures du pays afin de superviser les opérations "d’autodéfense" de la population.

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Par son discours, trois mois plus tard, le chef de l’État tient à expliciter la leçon : "À supposer par l’impossible que vous veniez à prendre Kigali d’assaut, comment mesurez-vous le chaos dont vous serez les premières victimes ? Vous le dites entre vous : ce serait la fin totale et précipitée de la race tutsi[e]. Qui est génocide ?" (Message du président Grégoire Kayibanda aux réfugiés rwandais, publié dans Rwanda Carrefour d’Afrique n° 31, mars 1964.)

Cette allocution radiodiffusée marque le tournant idéologique explicitement génocidaire du régime républicain. Par cette déclaration publique, le président prend en otage la communauté tutsie, dont la survie physique dépend désormais de sa totale soumission.

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Dans les années précédant le génocide de 1994, le discours de mars 1964 fut souvent cité par les extrémistes avec un mélange de respect et de regret, notamment dans les médias dits de la haine. Mais les élèves ont fini par surpasser le maître en créant le mot qui lui manquait, la seule contribution rwandaise au langage universel : génocidaire.

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