Assia Djebar, une académicienne artiste

Publié le 5 mars 2015 Lecture : 3 minutes.

* Clothilde Monat est auteur, journaliste et professeur de Lettres au Lycée français d’Abu Dhabi.

À l’annonce du décès de l’académicienne Assia Djebar, je me souviens de cette femme adorable rencontrée au salon du livre d’Abu Dhabi, il y a cinq ans…

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Une silhouette éminemment colorée

Chapeau mauve vissé sur la tête et velours noir épousant mollement ses formes, pantalon et chaussures rouges, c’est ainsi que m’est apparue Assia Djebar. Ce n’était pas une académicienne conventionnelle. Ce jour-là, alors qu’à pas prudents, j’avançais vers l’ancienne élève de l’École normale supérieure, que je comptais interviewer avec respect le brillant professeur de littérature française de l’Université de New York, j’ai trouvé devant moi une femme simple qui évoquait volontiers ses souvenirs d’enfance. Ce jour-là, l’écrivain prolixe auteur de nombreux prix littéraires a décidé de me séduire… Le plus naturellement du monde, en effet, elle s’est lancée dans la conversation, s’étonnant d’abord de l’engouement que l’on vouait à l’académicienne, avouant ensuite ne pas trop aimer le protocole, constatant finalement que son entrée dans l’une des plus prestigieuses institutions culturelles d’Europe n’avait pas changé sa vie quotidienne. Elle se serait volontiers définie comme une solitaire, n’était son amitié pour l’académicien Michel Serres. Mais malgré cette simplicité de bon aloi et derrière cette femme déjà atteinte par la maladie, se profilait l’œuvre d’une vie…

"Rétablir une Histoire avec des gens qui bougent"

Assia Djebar, très vite après ses études, se tourne vers l’enseignement de l’histoire jusqu’à devenir professeur à l’Université d’Alger. Puis, la tentation de l’écriture la gagne, parce qu’elle a compris que la recherche historique n’était pas une fin en soi. À propos de son roman L’Amour, la fantasia, elle m’explique avoir passé trois mois à fréquenter la bibliothèque Richelieu, pour retrouver les correspondances des officiers français rendant compte de la conquête de l’Algérie. Ensuite, que faire ? Il s’agissait d’écrire le XIXe siècle "des deux côtés", français et algérien, sans esprit de revanche, et surtout, de "rétablir une Histoire avec des gens qui bougent". Une fois la documentation recueillie, Assia s’est donc dirigée, tout naturellement, vers le roman.

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"Moi, c’est la mémoire algérienne qui me hante".

Et pourtant, l’histoire de l’Algérie la poursuit et elle aurait pu rester historienne. Après tout, elle est fière de son passé nationaliste, de son engagement : elle se souvient qu’au cours d’une émission de télévision, elle a présenté son retour en Algérie, le jour de l’indépendance, comme la journée la plus importante de sa vie. Elle reconnaît aussi, très simplement : "Moi, c’est la mémoire algérienne qui me hante". Elle combat pour l’identité de la femme magrébine, et ce combat l’a d’ailleurs menée au cinéma, en 1977- 1978. Mais l’expérience, confie-elle, lui laisse aujourd’hui au cœur "une grande blessure" car, lors du tournage, ce documentaire-fiction intitulé La Nouba des femmes du Mont Chenoua a réveillé les souvenirs douloureux des villageoises. De cela, elle s’en veut, elle si sensible à ces identités perdues que la femme doit, justement, se réapproprier par la mémoire.

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"Tout ce qui n’est pas littérature glisse sur moi"

Assia Djebar revient donc à la littérature en 1980, après dix ans de silence et parachève son œuvre. Elle travaille "cette matière molle qu’est l’Histoire" comme un artiste travaille la glaise. Elle se pose, en même temps, la question de la langue. Elle qui ne pouvait écrire qu’en français, ne connaissant de l’arabe que le dialecte, cherche à redécouvrir les sonorités ancestrales, ce qui l’incite à se tourner vers la poésie. Dès lors, elle n’aura plus qu’un souci, celui de laisser résonner les mots au plus profond d’elle-même… Soudain, d’ailleurs, elle me glisse à l’oreille ce début de phrase de Delacroix extrait du Journal : "Le long d’un couloir obscur…". Je lui réponds par un passage de son roman que j’adore parce qu’il est écrit avec ce regard de peintre qu’elle semble évidemment partager avec l’orientaliste. "Renversement des corps mêlés. Ils se recroquevillent dans le sang versé, ils glissent dans le désordre des tentures maculées. Grognements sourds plus présents que les plaintes, que les glapissements de triomphe ou d’effroi."

N’est-ce pas la célèbre "Mort de Sardanapale " qui apparaît tout à coup sous sa plume presque flaubertienne ?
 

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