Une histoire du jihad, de Mahomet à l’État islamique (#1)

Retour sur l’histoire de la pensée du jihad, un concept loin d’être monolithique, de Mahomet à l’État islamique.

La ville de Kobané (Syrie), le 15 octobre. © AFP

La ville de Kobané (Syrie), le 15 octobre. © AFP

Publié le 23 octobre 2014 Lecture : 8 minutes.

* Laurent Touchard travaille depuis de nombreuses années sur le terrorisme et l’histoire militaire. Il a collaboré à plusieurs ouvrages et certains de ses travaux sont utilisés par l’université Johns-Hopkins, aux États-Unis.

Les succès grandissant de l’État islamique (EI) à compter du printemps 2013 ne doivent rien au hasard. Ils sont orchestrés par des cadres qui ont analysé leurs erreurs passées ainsi que celles d’autres chefs jihadistes. Moribonde face aux méthodes contre-insurrectionnelles appliquées par Washington à partir de 2007-2008, ce qui était l’aile irakienne d’Al-Qaïda, dirigée par Abou Moussab al-Zarkaoui avant sa mort en 2006, renaît de ses cendres et deviendra ainsi l’EI. Machine implacable d’efficacité, cette organisation s’émancipe. Elle se perfectionne en un terrifiant golem islamique qui broie impitoyablement l’humanité de ceux qui croisent son chemin. À sa tête, Abou Bakr al-Baghdadi, proclamé "calife Ibrahim" par ses séides. Mégalomaniaque tout autant que froidement capable, le "calife" et ses vizirs appliquent les principes d’une stratégie qui, elle-même, est le fruit d’influences diverses. Au premier rang de celles-ci, la tradition du jihad qu’écrivent au fil des siècles une multitude de penseurs musulmans. Aujourd’hui, l’exégèse de leurs travaux structure plus ou moins fortement la doctrine stratégique de l’EI. Considérons parmi les plus marquants de ces théoriciens, aussi bien pour ce qu’ils représentent d’inspiration directe pour Baghdadi que par contraste avec ses choix.

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Puissance militaire et administration centralisée

Les penseurs du jihad – dans son acception de "lutte armée" (à savoir, le jihad mineur) – l’ont étudié sous ses aspects religio-juridiques (plutôt que "religieux et juridiques", l’un et l’autre étant indissociables) dès l’aube de l’Islam. La Grande Discorde de 656, période durant laquelle se déchire de fractures politiques et religieuses l’unité qu’avait imposée Mahommet, influe sur leur réflexion et leurs travaux. L’idée de la puissance militaire se pose alors en socle de leur réflexion et de leurs enseignements. Les conquêtes arabes renforcent leur sentiment que cette conception est juste : conquête en Perse (bataille de Cadésie en 636, quatre ans après la mort de Mahommet), au Moyen-Orient, en Asie Centrale, puis en Afrique avant que les musulmans ne prennent pied en Espagne dès 712, étant finalement arrêtés dans leur expansion en 732, à Poitiers.

Toutefois, la dimension politique n’est pas totalement bannie. Ainsi, les guerres de Ridda (après la mort de Mahommet) contre les kafirs (ici au sens politique de "dissidents" refusant de payer l’impôt) soulignent pour les autorités la nécessité d’une administration centrale face aux confédérations de tribus, menace potentielle pour l’unité politique et religieuse (danger du polythéisme) des territoires possédés. Naît des guerres de Ridda la prise de conscience quant à la nécessité d’un pouvoir central, mais aussi d’une diplomatie aussi bien "intérieure" (rapports avec les tribus) qu’"extérieure" (rapports avec les voisins). Nécessité qui s’accompagne d’une problématique cruciale à l’existence d’une entité territoriale (religieuse) unie, celle des ressources.

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La guerre permet la réalisation de l’état

Le principe de prééminence de la puissance militaire, puis celui de la nécessité d’un contrôle administratif centralisé font de la guerre le moyen par excellence à la disposition du calife. Moyen qui permet la réalisation d’un territoire souverain (état), tant pour conquérir et pour unifier que pour régner. Deux principes qui renvoient à un processus en deux temps qui schématise aujourd’hui – nous le verrons en détails plus tard – les fondements de la pensée stratégique jihadiste contemporaine, dont celle de Baghdadi. Mohammed Ibn Al-Hasan al-Shaybani, né en 749 ou 750 et décédé en 805, est le premier à véritablement définir des règles du jihad dans Kitab al-Siyar al-Kabir (titré dans sa traduction La loi islamique des nations). Pour l’anecdote (que n’ignore pas Baghdadi), il est nommé juge à Raqqah en 796, ville qui deviendra en 2013 la "capitale" de l’EI…

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Abou Abdoullah Mohammed bin Idris Al-Shafi’i (767 à 820) va quant à lui "légiférer" sur la doctrine de fard kifaya, l’obligation collective, éloignée de toute considération offensive (et donc, purement défensive) qui implique notamment l’octroi de ressources au pouvoir central afin d’alimenter le jihad. Environ cent ans plus tard, cette doctrine inspirera l’idée du jihad global cher à Hassan al-Banna puis à Abdallah Azzam et à Ben Ladden. Pour sa part, Baghdadi en retient la problématique des ressources et de leur centralisation.

Guerres entre musulmans

Jusqu’au Xe siècle, tabou, l’affrontement physique entre musulmans est absent des écrits des savants. Il n’est question que de frapper les infidèles ; les affrontements armés entre musulmans sont alors tabous, bien qu’existants. Tout change avec Abou al-Hasan al-Mawardi (972 à 1058) dans al-Ahkam as-Sultaniyyah (Les lois de la gouvernance islamique). Cette évolution découle d’un contexte géopolitique de plus en plus délétère pour un califat qui décline. Les rivalités et antagonismes religieux croissent (querelle à propos de la succession de Mahomet qui conduit à la fracture entre sunnites et chiites), le contrôle des vastes territoires conquis est de plus en plus difficile. Chantre de la toute-puissance du califat, al-Mawardi songe aux chiites lorsqu’il "légalise" le jihad contre ceux qui provoquent un schisme religieux néfaste à l’unité.

Moins de cent ans plus tard, Hamid al-Ghazali (1058 à 1111) se fait champion des sunnites (que représente alors le califat abbasside au Moyen-Orient) contre le chiisme (représenté par le califat fatimide en Afrique du Nord), tout en prônant également la guerre contre les infidèles, y compris femmes et enfants : "(…) l’on doit faire le jihad (par exemple des razzias ou des raids) au moins une fois par an… On doit utiliser une catapulte contre eux quand ils sont dans une forteresse, même si  sont parmi eux des femmes et des enfants. On doit les brûler et/ou les noyer…". Le Moyen-Orient est alors en pleine "époque" des Croisades ; Jérusalem est tombé aux mains des chrétiens en 1099. Rappelons les massacres de musulmans et de Juifs (qui se sont battus côte à côte) consécutifs à la chute de la ville ; s’ils font assurément moins de 70 000 morts, ils s’élèvent tout de même à moins de 10 000 tués, dont beaucoup de femmes et d’enfants.

Le "père" du jihad moderne

Taqi al-Din Ahmed Ibn Taymiyya, né en 1263, est à la fois un penseur et un combattant. Cette idée du lettré guerrier (et non l’inverse), nourrira la fantasmagorie de toute une génération, à commencer par Ben Laden. En dépit d’une modernisation choc de la propagande de son organisation, Baghdadi empreinte lui aussi à cet imaginaire romanesque, jusqu’à la caricature. Ibn Taymiyya se distingue alors que les Mongols règnent sur l’Iran. Ils ne cachent pas leur ambition d’étendre leur domination à l’Ouest, notamment en Syrie.

Celui qui les dirige, le khan Mahmoud Ghazan s’est converti à l’Islam en 1295. De fait, les Mamelouks (esclaves-soldats qui s’emparent du pouvoir en Égypte en 1250) sont réticents à affronter les Mongols, bien que les ayant vaincus à plusieurs reprises dans le passé. Fin 1299, l’armée du khan se met en marche : elle franchit l’Euphrate et se dirige vers la Syrie. Ibn Taymiyya appelle au jihad contre ces envahisseurs, arguant que la conversion du khan est hypocrite (il est vrai qu’il ne cesse de pratiquer le chamanisme), uniquement dans un but politique. Il dénonce la non-application de la véritable charia du khan. L’alliance que conclut ce dernier avec les chrétiens en 1302 contribue à "donner raison" à  Ibn Taymiyya ; combattre les Mongols est donc "légitime". Finalement, les cavaliers des steppes sont vaincus en 1303.

Même s’il faut se garder de tout anachronisme, idéologiquement, Ibn Taymiyya est un extrémiste parmi les radicaux de l’époque. Il vilipende le chiisme, rejette notamment les écrits d’ Hamid al-Ghazali qu’il considère comme trop modérés ! Il n’enjoint pas seulement de guerroyer contre les Mongols et les chrétiens ; d’après lui, le jihad  doit également frapper les musulmans qui se dérobent à cette obligation. Intégrisme qui lui vaut de croupir en prison, à plusieurs reprises. L’incarcération de 1326, à Damas, lui sera fatale : il meurt deux ans plus tard, en 1328. De "l’incorruptible piété" à la mort en prison en passant par le romanesque coloré, tous les ingrédients sont réunis pour faire d’Ibn Taumiyya un personnage emblématique de la "philosophie" jihadiste contemporaine (essentiel pour sa compréhension). Avant Ben Laden, Zaouahiri ou Baghdadi, son "œuvre" fera des émules lorsque Napoléon lancera sa campagne d’Égypte, lors de guerres aux Philippines, dans les Balkans ainsi qu’en Afrique à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, influençant considérablement le courant salafiste.

Penseurs du jihad au XXe siècle

Plus proches de nous dans le temps, Hassan al-Banna (1906 à 1949), grand-père de Tarik Ramadan (précisons toutefois que ce dernier a dénoncé l’EI à l’été 2014), est un des fondateurs des Frères musulmans. Ses réflexions et paroles teinteront la philosophie d’Al-Qaïda quelques décennies plus tard, en particulier avec l’idée d’un jihad mondial, résolument anti-occidental, comme il l’explique ici : "Notre tâche en général est de nous lever contre le flot de la civilisation moderne nous submergeant du marais matérialiste et des désirs impies". Propos que reprennent à leur compte d’autres acteurs du jihad, il est vrai, sans nécessairement les connaître, du fait d’une profonde inculture en la matière, ainsi que l’illustre Aboubakar Shekau, chef de Boko Haram au Nigeria.

Si la pensée d’al-Banna s’éloigne de celle que cultive Baghdadi aujourd’hui (la création du califat sans délai, par contraste avec un patient jihad global que préfère Al-Qaïda et affiliés), si les Frères musulmans ne sont pas appréciés par l’EI, existent toutefois de nombreuses inspirations communes. Ainsi, pour al-Banna, la violence que porte le jihad mineur constitue une solution à tous les problèmes, avec des vertus sociales qui viennent après l’action militaire (tout en étant inhérentes à celle-ci). A l’instar du "modèle" Ibn Taymiyya, al-Banna est tué par les "apostats", abattu par la police égyptienne en 1949.

Sayyid Qutb (1906-1966), disciple du précédent et lui aussi Frère musulman, prône l’application stricte de la sharia par le combat, en particulier contre les régimes apostats (avec, en premier lieu, l’Égypte) dont les sociétés vivent selon lui dans l’ignorance de Dieu. Son discours est on ne peut plus actuel : "Le jihad de l’Islam est d’assurer la totale liberté pour chaque homme à travers le monde en le libérant de la servitude d’autres humains afin qu’il puisse servir Dieu, qui est un et n’a pas d’associés". L’essence de ses propos se retrouve dans le discours de nombre de théoriciens actuels du jihad, connus ou non, ainsi que dans le discours d’une multitude de jihadistes de l’EI ou de ceux qui se destinent au jihad…

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>> Pour en savoir plus : consulter le blog "CONOPS" de Laurent Touchard

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