La charia ou l’islam, il faut choisir

Un musulman peut-il vivre et pratiquer sa religion dans n’importe quelle société, aussi permissive soit-elle ? Oui, absolument, répond l’historien et penseur tunisien. Mais à une condition : l’abandon pur et simple de la Loi islamique telle qu’elle a été

Publié le 2 janvier 2006 Lecture : 29 minutes.

« Moi, Mohamed Talbi, je peux vivre ma vie et mon éthique de musulman dans n’importe quelle société, aussi permissive soit-elle. Parce que je m’assume en conscience sans m’immiscer dans les affaires des autres. »
Ces deux phrases ne suffisent pas, évidemment, à donner toute la mesure de la pensée de cet historien tunisien de 84 ans*. Au moins en donnent-elles le ton. À ses yeux, il n’y a rien, absolument rien d’inconciliable entre la pratique de l’islam le plus authentique et la modernité d’origine occidentale, y compris sous ses aspects les plus extravagants. À une condition : l’abandon pur et simple de la charia. Autant le message de Dieu transmis à Mohammed à travers le Coran a une portée définitive, autant le corpus de textes juridiques élaboré par des hommes dans des circonstances particulières, le monde arabe d’il y a plus de dix siècles, peut et doit être complètement remis en question. Ce que l’homme a fait, l’homme peut le défaire.
Si l’islam est clairement compatible avec la démocratie, la laïcité et bien entendu les droits de l’homme, il n’est pas pour autant une vague croyance en un Dieu tout-puissant et miséricordieux dont Mohammed serait le dernier des prophètes après ceux des juifs et des chrétiens. L’observance y tient une part essentielle, consubstantielle, notamment sous la forme de deux prescriptions fixées dès le début du Coran, dans la sourate II : la prière et la zakat, l’impôt de purification.
Comme Mohamed Talbi le rappelle dans l’un de ses derniers ouvrages, Universalité du Coran (Actes Sud, 2002), le Livre saint est un texte achevé, définitivement clos. On ne peut rien y ajouter ni en retrancher. Mais le message qu’il nous livre est infiniment ouvert à la lecture et à la méditation. Cette lecture peut être tournée soit vers le passé et les Anciens (salaf), comme le font les salafistes, soit vers l’avenir, et c’est ce que propose l’historien tunisien.
Par-delà la lettre, il cherche à placer chaque question dans le dessein global de Dieu. Il a donné à cette méthode le nom de « vecteur orienté » et prend souvent comme exemple l’esclavage. Plusieurs versets en parlent comme d’un phénomène social normal. Faudrait-il le maintenir pour rester fidèle au Coran ? Il est clair, affirme Mohamed Talbi, que la recommandation de bien traiter les esclaves et la multiplication des incitations à les affranchir sont une étape vers l’abolition de cette pratique. Le même raisonnement peut s’appliquer à la polygamie, dont la réglementation dans le Coran était une avancée pour les femmes à l’époque du Prophète.
Si Mohamed Talbi rappelle le caractère contraignant des prescriptions de l’islam, qui est d’abord une expérience existentielle, une relation continue avec Dieu, notamment à travers la prière, il insiste tout autant sur le fait que la foi est un choix individuel et non la conséquence de l’appartenance à une communauté. « Nulle contrainte en religion », ne cesse-t-il de clamer en citant le Coran.
En cela, il se différencie fondamentalement des islamistes, dans lesquels il voit les ennemis de la liberté par excellence. Mais il ne veut pas non plus être confondu avec ceux de ses collègues qui travaillent à la rénovation de la pensée musulmane en s’attaquant au caractère sacré du Coran. Comme on le verra dans les pages qui suivent, il ne fait guère preuve de mansuétude à l’égard de ceux qu’il appelle les « désislamisés ».

Jeune Afrique/L’intelligent : Que vous inspire la poussée des Frères musulmans en Égypte ?
Mohamed Talbi : Il me semble que c’est un peu dépassé d’analyser le problème religieux à partir des Frères musulmans. Si l’organisation existe toujours, elle a perdu de son
influence, de sa cohésion. Elle s’est fondue dans un mouvement islamiste plus large, qui englobe tous les salafistes, tous les passéistes, tous ceux qui veulent appliquer la charia. Et où l’on retrouve les wahhabites saoudiens.

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J.A.I. : Ne peut-on rapprocher certains islamistes du Maghreb des Frères musulmans ?
M.T. : En Tunisie, je ne vois pas de Frères musulmans. En Indonésie, au Pakistan, non plus. Ce sont des salafistes. Ils ne se réclament pas de Hassan al-Banna. Ceux qui se réclament de lui sont aujourd’hui à l’état résiduel. Au fond, les Frères musulmans restent un phénomène égyptien. C’est le wahhabisme qui est en train de s’étendre. En s’assouplissant, il devient un pôle d’attraction avec une revendication commune : l’application de la charia. Tous disent : peu importe le système de gouvernement, démocratie ou dictature. Ce que nous voulons, c’est la charia.

J.A.I. : On voit quand même des islamistes participer au jeu démocratique, comme en Algérie ou au Maroc.
M.T. : Ne me parlez pas d’islamistes qui jouent le jeu démocratique ! L’islamisme et la démocratie sont totalement inconciliables. Pour l’islamiste, le législateur, c’est Dieu. Et c’est tout. Pour un démocrate, la souveraineté appartient au peuple. L’un dit : la souveraineté est transcendantale ; l’autre dit : elle est horizontale. Il y aura toujours cette pierre d’achoppement qu’est la charia. Même s’ils mettent une sourdine à l’application des houdoud, les peines mutilantes, ils n’y renoncent pas. Ou alors, qu’ils déclarent solennellement les houdoud obsolètes.
Ils peuvent par taqiyya, dissimulation tactique, temporiser. Parce que la solution existe dans la charia. Chiites, sunnites ou kharidjites se sont tous ménagé un tel refuge. Mais, sur le plan doctrinal, ils ne renoncent pas. À moins qu’ils ne changent radicalement leur système de pensée et ne déclarent que la charia est faite de la main de l’homme et qu’elle n’oblige pas, qu’il n’y a que le Coran qui oblige le musulman.

J.A.I. : C’est votre credo ?
M.T. : Oui, moi, je suis un musulman coranique. Je dis toujours : je n’adore ni Ali, ni Omar, ni aucun homme. Ce qui ne signifie pas que je ne les admire pas sur un certain plan,
mais comme on admire un homme, avec ses qualités et ses défauts. Je pourrais dire par exemple qu’Ali était un mollusque, un invertébré, alors qu’Omar était astucieux et assez
manipulateur. Il a succédé à Abou Bakr par un coup de force. Sur le plan historique, il a réussi un coup formidable. Après la mort du Prophète, il a évité la dispersion des musulmans, car l’esprit tribal n’était pas mort. Les compagnons du Prophète ont agi comme des hommes politiques et utilisé tous les moyens pour prendre le pouvoir. Ils ont violé, tué des femmes et des enfants
Comment voulez-vous que je puisse admirer aveuglément le salaf ?

J.A.I. : Donc,les musulmans n’étaient pas meilleurs que les autres.
M.T. : Ce n’est pas parce qu’on est musulman qu’on devient un saint ! On garde les mêmes instincts.

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J.A.I. : Quelle est votre définition de la Oumma ?
M.T. : Ni une communauté ni une nation, c’est une entité spirituelle. Pourquoi devrait-on en faire une communauté ghettoïsée ? La ghettoïsation fait beaucoup de mal. C’est le Liban. On vous catalogue comme musulman, parce que votre arrière-arrière-grand-père était musulman. Il faut rénover totalement la pensée musulmane. La première chose à faire est de libérer les musulmans de la charia et de l’emprise des oulémas. Après quoi, les choses bougeront. Tous ces mouvements islamiques qui se disent démocratiques sont seulement cyniques.

J.A.I. : Vous pensez à qui ?
M.T. : Rached Ghannouchi, le Tunisien, se dit démocrate. Parce qu’il sait très bien qu’il n’a aucune chance de prendre le pouvoir par la force. Il se dit: peut-être ai-je une chance par le biais de la démocratie. Et une fois au pouvoir, il tordra le cou à la
démocratie. Et instaurera un régime à la manière des talibans. Parce que le régime islamique idéal, ce n’est pas celui des Frères musulmans, mais des talibans. Ils appliquaient la charia intégralement. Ils disaient aux femmes : vous n’avez pas le droit
d’aller à l’école. La charia, c’est ça. La femme ne doit pas apprendre à lire et à écrire.

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J.A.I. : Il y a des islamistes modérés qui font le tri dans la charia et ne veulent pas aller jusque-là. Exemple, le parti membre de la majorité présidentielle en Algérie…
M.T. : Oui, mais il faut toujours compter avec la dissimulation tactique. Qu’ils disent franchement : liberté absolue pour ceux qui veulent boire comme pour ceux qui ne veulent pas boire. Cela rentre dans le cadre de la foi, qui repose sur la liberté. Celui qui ne boit pas parce qu’il ne le peut pas n’a aucun mérite. Et il est quand même immoral d’obliger quelqu’un à boire en cachette.
C’est toujours le même cas de figure. Ils comptaient prendre le pouvoir par la force. Ils ont échoué. Il ne leur reste que la voie démocratique. Une fois au pouvoir, ils feront ce que fait l’Iran et surtout ce que faisaient les talibans.

J.A.I. : Ils se montrent parfois de bons gestionnaires à la tête de municipalités.
M.T. : Je ne dis pas le contraire. Parce qu’ils sont engagés idéologiquement, ils réussissent beaucoup mieux, sur le plan social, que tous les autres. Au Maghreb, il n’y a plus de parti qui soit vraiment propre. L’opportunisme règne. Fini les médecins qui travaillent pour rien, les enseignants qui encadrent gratuitement les enfants pauvres. Sauf chez les islamistes. Pour cela, chapeau !

J.A.I. : Vous dites souvent : « On ne combat pas les idées islamistes par la seule répression. »
M.T. : Combattre les islamistes par la coercition, la prison, la torture, c’est inacceptable et surtout totalement inefficace. La liberté est indivisible. J’ai beau ne pas être d’accord avec ses idées, lorsqu’on prive un islamiste de ses droits, je suis de son côté. Comme je pourrais être du côté des communistes athées. La seule chose que je défends avec véhémence, c’est la confrontation des idées et la liberté pour tout le monde. C’est à la société de choisir son devenir en connaissance de cause. Pas de
mensonge, de camouflage. Voici mes idées, défendez les vôtres sans dissimulation, expliquons-nous.
Si je dois parler à un islamiste, moi qui suis musulman de foi et de pratique, mais exclusivement coranique, je lui demande : est-ce que, oui ou non, vous pensez que la sunna a force de loi ? Et que le hadith est authentique ? Répondez en toute franchise. Et lorsqu’il commence à louvoyer, je lui mets un hadith sous les yeux : « Quiconque change sa religion, tuezle ! » Est-il authentique ou non ? S’il me dit qu’il est authentique, il est en accord avec lui-même. Mais il n’y a aucun accord entre nous. Nous ne pouvons pas dialoguer si vous demandez ma tête parce que vous me déclarez apostat. Mais tant que
vous me dites que le hadith est authentique et oblige, je vous combats. Désignez franchement la société que vous voulez faire, celle où l’on coupe des mains parce qu’on prétend que le Coran le dit. Ma lecture du Coran me fait penser qu’il ne le dit pas. Et pour l’adultère, vous tuez ou ne tuez pas ? Dites que vous voulez d’une société où l’on lapidera, uniquement les femmes d’ailleurs, parce qu’il est impossible d’établir l’adultère pour l’homme. Les hommes ont pris leurs précautions !

J.A.I. : Vous espérez convaincre les islamistes ?
M.T. : Il faut les acculer, les obliger à se démasquer, à dire comment ils veulent organiser la société de demain. Permettez-vous à l’homme de châtier corporellement sa femme ? Ou sa sur ou toutes les « femelles » sous sa coupe ? Il y a un verset coranique
à ce sujet. Vous l’appliquez ou vous ne l’appliquez pas ?

J.A.I. : Pensez-vous que l’islamisme a encore un avenir au Maghreb ?
M.T. : Non. Si les choses se passent honnêtement, la société civile l’emportera. Au maximum, les islamistes pourront faire des scores entre 15 % et 20 %. À condition de les démasquer. De dire aux femmes qui vont voter : voulez-vous que les hommes prennent un fouet et vous flagellent ? Sans encourir aucun châtiment ? Les islamistes disent : ah non,
nous ne faisons pas ça. Je leur réponds : alors déclarez abrogé ce verset coranique. En public. Ils ne le feront jamais.
Je considère que notre avenir de musulmans dépend de notre aptitude à rénover notre pensée pour vivre notre foi en accord avec la modernité. Et je prétends que c’est possible. À une condition : l’abolition de la charia. Dieu nous met en garde contre les oulémas. Je cite un verset: «Malheur à ceux qui écrivent de leurs mains et disent : ceci vient de Dieu. »
Nous avons vécu deux siècles sans oulémas et sans hadiths. Tout cela a été construit au IIIe siècle de l’Hégire. Le recueil de Boukhari [mort vers l’an 250 de l’Hégire] est devenu le Coran des salafistes. Pendant deux siècles, donc, il n’y avait pas de charia. Elle a connu ses premiers balbutiements avec Malik ibn Anas. Et encore, Al-Muwatta, qu’a écrit Malik, mort en 179 [795 après J.-C.], est un opuscule ne contenant que sept cents traditions environ. Et l’on est arrivé par la suite à 50 000 traditions avec Ibn Hanbal. Comment se peut-il que l’homme qui a été en contact avec les compagnons du Prophète n’a
retenu que quelques centaines de hadiths, et qu’on en est arrivé par la suite à 50 000 ?

J.A.I. : Pourquoi ces données historiques sont-elles si mal connues ?
M.T. : Les dictatures interdisent tout débat. Sans elles, on aurait avancé énormément.

J.A.I. : Pourtant, on voit fleurir les livres sur la rénovation de la pensée musulmane.
Comme celui de votre compatriote Abdelmajid Charfi, L’Islam entre le message et l’Histoire.
M.T. : Oui, mais il n’y a pas de discussion autour de ces livres. On les sort, un point c’est tout.
Prenons l’ouvrage de Charfi [édité par Albin Michel, en 2004]. La traduction, soit dit en passant, est mauvaise. Il prône un islam exclusivement identitaire. Sans conviction de foi et sans obligation cultuelle. Le Coran est un texte historique, probablement dû à une espèce de fermentation dans la tête de Mohammed, un homme de tempérament extatique objet d’une multitude d’influences. À partir de cette fermentation, il a commencé des allocutions, qui n’ont été conservées ni dans leur intégralité ni dans leur authenticité
elles ont subi les aléas de l’Histoire , ce qui a donné la vulgate actuelle.
Il y a deux façons de fermer la prophétie. Comme une maison. Ou bien on la ferme de l’intérieur, et on reste prisonnier de la maison: c’est ainsi que les musulmans ont compris la fermeture de la prophétie. Ou bien on ferme la maison de l’extérieur, on met la clef sous la porte et on vide la maison. L’homme est devenu majeur et libre. Il fait ce qu’il veut. Il prie comme il veut, quand il veut. Il n’est tenu par aucun culte. Ce qui reste, c’est une éthique.
C’est exactement ce que veulent faire certains gouvernements. On ferme les mosquées, on n’apprend plus le Coran. Le culte? Aux oubliettes. Qu’est-ce qui reste ? Des gens qui disent : on a un bon vieux livre qui a été fabriqué au cours de l’Histoire, dont l’initiateur était probablement un certain Mohammed. Les orientalistes parlaient d’un épileptique, on dit aujourd’hui un extatique. Il n’y a pas grande différence. Si on appelle cela islam, je ne vois pas la différence avec l’athéisme.
Il y a toute une école qui va dans ce sens. Son siège est à la Manouba [une des universités de Tunis], et le dénominateur commun, c’est la désacralisation du Coran.

J.A.I. : Alors, le travail d’Abdelmajid Charfi est, à vos yeux, sans intérêt.
M.T. : Dans son livre, il n’y a rien de sérieux. Il fait dire à l’Histoire ce qu’elle ne dit pas. En glanant un mot par-ci un mot par-là, mais surtout en prenant le folklore pour l’Histoire. Il rapporte toutes les naïvetés, toutes les stupidités colportées par les
conteurs publics. Il dit, par exemple, que les Arabes ne savaient pas ce qu’était un livre. Le mot livre dans le Coran ne signifie pas livre. Pas un livre en papier, en tout cas. Comment voulez-vous que je prenne au sérieux une ânerie de ce genre ? Charfi dit encore qu’on ne sait pas comment le Prophète déclamait les fragments qu’on peut lui attribuer. Était-ce sur le ton de la menace ou de l’amadouement ? Quel était le timbre de sa voix ? Quelle était sa mimique ? Je demande : est-ce qu’il faut que Sophocle soit là pour m’indiquer comment jouer sa tragédie ? Est-ce qu’il faut que Platon soit là pour me dire comment vivre sa cité idéale ? Faut-il que Kant soit là pour me dire comment lire sa Critique de la raison pure ? Charfi divague.

J.A.I. : Parmi les autres recherches autour de la rénovation de l’islam, lesquelles, à vos yeux, vont dans le bon sens ? Que pensez-vous, par exemple, du dernier livre de Sadok Belaïd ?
M.T. : Il était mon élève. Je connais bien son livre [L’Islam et le droit. Une nouvelle lecture des versets prescriptifs, Centre de publication universitaire, Tunis, 2000], qui donne le point de vue du juriste. Il traite en particulier de la charia. Son livre est bon, mais on ne peut pas dire qu’il rénove la pensée musulmane. Car il ne touche pas aux questions fondamentales. Il lui manque la connaissance de toute la littérature classique sur le sujet.
Cette littérature est à la fois énorme et peu accessible. Il s’agit d’une langue technique, dont les concepts, marqués par leur temps, ne sont plus en usage, même chez les oulémas. Il n’y a rien de plus difficile que de lire, par exemple, le Kitab al-Oum de Châfiî (150-205 de l’Hégire), le fondateur de la méthodologie du droit et de la charia.
Souvent, aussi, les textes sont très mal établis. Dans un ouvrage d’exégèse fondamental comme le Tafsir de Razi, il n’y a pas une seule page qui soit sans embûche. Seul celui qui a l’habitude devine et réussit à rétablir le texte. Dans les manuscrits anciens, il y a des points diacritiques qui manquent ou qui ont été mis de travers. Lorsqu’il s’agit d’un tétragramme de consonnes, on s’y perd complètement. Parfois, c’est le copiste lui-même qui a mal lu l’original.
Malheureusement, dans notre enseignement théologique, on ne forme pas de chercheurs rompus à cette technique. Les oulémas, par ailleurs, ne connaissent que l’arabe. Ils n’ont
aucun moyen de comparaison, aucune idée de ce qu’est la science des religions ou la critique des textes. Ils ne savent rien de ce qui s’écrit en Europe et remet en question tout le savoir ancien.

J.A.I. : Vous parlez des chercheurs tunisiens ou arabes en général ?
M.T. : Les chercheurs tunisiens sont infiniment mieux formés, même si l’université de la Zitouna reste très traditionnelle. Nous avions voulu la rénover. J’ai moi-même présidé à la fin des années 1990 une commission, et nous avons proposé des manuels qui constituaient un progrès énorme. Ils ont été refusés, car ils heurtaient certaines manières de faire. Nous avions voulu introduire l’étude de l’hébreu, du latin. Comment
voulez-vous connaître la littérature médiévale européenne si vous ignorez le latin ? Il faut parfois aller au texte.
Un exemple : le Credo de Nicée [adopté au cours du concile de 325 et dans lequel le Fils est déclaré de la même substance que le Père]. Il n’y a aucune traduction qui soit
parfaitement adéquate, y compris celle qui est dans le catéchisme de l’Église catholique. Un texte aussi fondamental est très difficile à rendre en français, en allemand ou en
anglais. Lorsqu’on est un spécialiste, on doit connaître la langue fondamentale de son domaine. Un spécialiste du christianisme ne peut ignorer ni le latin ni le grec. Parce que l’original du latin est grec. Le Septante, le premier texte de la Bible, a été écrit en grec. Je n’y ai pas accès, et je sens que cela me manque.

J.A.I. : Quels penseurs actuels, en Tunisie, vous semblent néanmoins intéressants ?
M.T. : Parmi les penseurs musulmans actuels figurent des zitouniens produisant des travaux classiques, qui n’innovent en rien mais sont utiles. H’mida Ennaifar, un imam connaissant bien le français, me semble un des plus intéressants. De même que Kamel Omrane, qui enseigne à la Manouba et écrit en arabe. Il y a en effet toute une génération qui lit le français, le parle, mais n’est pas à l’aise dans l’écriture de cette langue. Je peux citer aussi Amel Grami, qui elle aussi aborde les questions actuelles.
Les autres sont des islamologues. Leurs écrits, même en arabe, sont influencés par l’orientalisme. Ils en sont des continuateurs. Annie Laurent, une Française, l’a bien vu. Nous n’avons plus besoin, dit-elle, de poursuivre la polémique avec l’islam, des musulmans s’en chargent. De nombreux auteurs écrivent sur l’islam avec distanciation, en mettant en perspective un islam qu’ils ne pratiquent plus, auquel ils ne sont qu’identitairement attachés.

J.A.I. : Mais leurs travaux ont leur utilité ?
M.T. : Je les lis. Mais je ne peux pas dire que je trouve plus chez Charfi ou chez Djaït que chez n’importe quel islamologue.

J.A.I. : Hichem Djaït n’est pas un penseur musulman ?
M.T. : Il le reconnaît franchement. C’est pour cela que je l’apprécie. Il a écrit un livre sur Mohammed où il dit : « Pour moi, ce n’est pas un prophète. Je l’aborde en tant qu’homme. » Il admet qu’il n’est pas croyant et met entre parenthèses l’aspect métaphysique ou théologique. Il est honnête. Issu d’un milieu d’oulémas, il avoue conserver une certaine nostalgie pour la religion dans laquelle il a fait ses premiers pas. Mais, dit-il encore, il vaut mieux penser la modernité sans Dieu. Au moins, c’est clair.
Mais Djaït, pour un musulman qui a une connaissance limitée de la religion, c’est comme Drewermann pour un chrétien qui a fait un peu de catéchisme. Eugen Drewermann, qui est un psychiatre, n’est pas facile à déchiffrer. Mais il est séduisant, il dit qu’il faut tout casser. L’Église ne le considère plus comme un chrétien, mais lui se considère encore comme tel. Vous mettez un de ses ouvrages entre les mains d’un jeune chrétien : ou bien il n’y comprend rien, ou bien il abandonne sa foi.
Avec Djaït, c’est la même chose. Soit le lecteur n’y comprend pas grand-chose, soit il dit : je me convertis à un islam où il vaut mieux se débarrasser de Dieu, parce que c’est plus confortable.
À la différence de Djaït, d’autres désislamisés ne le reconnaissent pas franchement. Le meilleur exemple, en France, c’est Mohamed Arkoun. Il est chrétien avec les chrétiens, musulman avec les musulmans, juif avec les juifs. Il est tout ce qu’on veut. Avec lui, c’est le démantèlement du Coran, un livre de violence. Il ne faut pas l’enseigner, il faut le déconstruire, le supprimer, etc. Il dit : moi, je m’intéresse au fait religieux.
Le Coran rentre dans le fait religieux, comme la Bible ou les upanishades indiennes.
Les désislamisés veulent créer ce qu’ils appellent un islam laïc. Un islam sans Dieu. Et cet islam est en train d’attirer beaucoup de monde, parce qu’il est commode. Il n’y a plus aucune obligation, il se réduit à une identité. Hamadi Redissi, un professeur de droit [et auteur de L’Exception islamique, éd. du Seuil, 2004], demande : quand les musulmans vont-ils comprendre que leur Coran est apocryphe ? Lorsque j’ai écrit dans une
revue tunisienne que Redissi n’est pas musulman, il a répondu qu’il est musulman à sa manière. Il ne veut pas renoncer à son identité.

J.A.I. : Vous souhaitez faire partager vos convictions ?
M.T. : Pas du tout. Je ne fais pas partager mes convictions. Je les expose comme le marchand de légumes expose ses salades. Il expose, mais ne dit jamais « Choisissez ma salade plutôt que des tomates. » D’ailleurs, je n’offre jamais un de mes ouvrages à qui que ce soit. Ce serait une manière détournée de lui dire : lisez-moi. Je ne pratique pas le harcèlement religieux. Dieu me dit dans le Coran de témoigner (chahada), c’est tout.

J.A.I. : Ne souhaitez-vous pas que les Tunisiens vivent dans le vrai islam ?
M.T. : Je ne souhaite rien du tout. Parce que souhaiter, c’est, déjà, vouloir influencer. Je témoigne, et c’est à chacun, librement, en conscience, de souhaiter ce qu’il veut être. Je n’ai même rien souhaité pour mes enfants. Ils sont loin de partager mes idées.
Dieu a donné la liberté à l’homme pour qu’il soit capable de désobéir. Il faut qu’il soit capable de mentir pour qu’il y ait la vérité. Si l’homme n’était pas sciemment, intelligemment, consciemment capable de parler faux et de tromper, il ne serait pas libre. Il serait conditionné.
Pourquoi voulez-vous que je fasse ce que Dieu n’a pas fait ? Si Dieu souhaitait que tous les hommes soient musulmans, ils le seraient tous. Ou chrétiens, ou juifs, ou bouddhistes. Mais Dieu n’a rien souhaité. Dans le Coran, il ne fait même pas de miracle. Pour ne pas influencer l’homme. Rien, pas un seul miracle. Des signes seulement. Regardez les signes, dit-il, et faites ce que vous en voulez. Ou vous me trouvez, ou vous ne me trouvez pas.
Le prosélytisme doit être banni de la tête de tout musulman. Et plus encore évidemment l’assassinat pour apostasie. Il n’en est nullement question dans le Coran.

J.A.I. : Qu’est-ce qui définit, en fin de compte, le musulman ?
M.T. : C’est le Coran qui le dit. Au début de la sourate II, Dieu dit : « Voici le Livre ! Nul doute à son sujet. Guidance pour ceux qui craignent Dieu. Ceux qui croient en l’Invisible. » La foi, justement, commence à partir du moment où, du visible, on fait le saut dans l’invisible. C’est un acte libre. Il n’est pas mathématiquement contraignant. Un mathématicien devant une équation n’a pas 36 000 solutions, mais une seule. Il est contraint de suivre un raisonnement et pas un autre. L’homme de foi, non.
Le musulman est celui qui croit dans le Livre, qui croit dans l’invisible, qui s’acquitte de la prière, de la zakat. Laquelle n’est pas un impôt pour faire des routes, mais une
imposition pour purifier les biens : je ne peux manger mon pain qu’en en donnant une part
à celui qui n’en a pas.
Le musulman est aussi celui qui croit à toutes les révélations précédentes. Je crois que Dieu a parlé à l’homme à partir du moment où il est devenu homme, il y a quelques dizaines de milliers d’années. À partir du moment où il a reçu un langage avec une
grammaire et avec des mots qui lui permettent l’abstraction. Sans abstraction, point de Dieu. L’animal est incapable d’abstraction. Et c’est lorsque l’homme a pu conceptualiser que Dieu lui a parlé. Tel Adam, l’homme auquel Dieu a parlé.

J.A.I. : Où est la frontière entre les musulmans et ceux que vous appelez les désislamisés ?
M.T. : Je ne peux interdire à personne de porter le label de musulman, mais le musulman, c’est celui qui est tenu par le Coran. Je prendrai une image. L’islam est comme une tente. Avec quatre piliers et un sommet. Le sommet, c’est la chahada. La prière, la zakat, le jeûne et le pèlerinage forment le carré que couvre la tente. Ceux qui sont à l’intérieur de la tente sont musulmans.

J.A.I. : En pratique, la plupart des musulmans appliquent comme ils veulent la religion, font le ramadan mais pas la prière
M.T. : Oui, mais ils restent des musulmans virtuels. Du moment qu’ils s’acquittent ne serait-ce que d’une seule prescription. Et même lorsqu’ils ne s’acquittent d’aucune prescription mais conservent l’esprit de repentir, ils font partie de la Oumma, virtuelle.
Elle inclut ceux qui croient au caractère obligatoire des prescriptions, ne les rejettent pas par principe, mais se disent : je n’ai pas le temps, je n’ai pas envie, j’ai mes préoccupations, mais un jour
À ceux dont la vie ne permet pas de respecter les prescriptions, je dis : faites comme le Prophète. Lorsqu’il était sur sa monture et que l’heure de la prière arrivait, il la faisait avec les yeux. Il récitait le Coran en remuant les paupières. Cela prend trois ou quatre minutes. Personne ne s’en aperçoit. J’ai souvent prié de cette façon en voiture ou dans l’avion.

J.A.I. : Et cette prière est valable ?
M.T. : Absolument. Prenons l’exemple du chirurgien. Il ne peut laisser un malade mourir pour aller faire sa prière. Soit il fait toutes ses prières en une fois, le soir. Ou bien, en manipulant le bistouri, il pense à Dieu, il balbutie quelques versets, il fait le geste avec les yeux.
Pour le ramadan, si je n’ai pas envie de jeûner, je peux ne pas jeûner. Et le jour où j’en ai envie, je rattrape. C’est absolument valable. Pourquoi devriez-vous crever de soif pendant l’été ? Si vous n’êtes pas convaincu, cela ne sert à rien. Jeûner sans conviction est stupide. C’est une privation pour rien. Ou bien ça vient du cur, ou bien ce n’est pas la peine.

J.A.I. : Vous parliez de témoignage. Qu’est-ce à dire, concrètement ?
M.T. : Dieu a donné une langue, des mains, des yeux à tout le monde. Chacun témoigne à sa façon. Le chanteur témoigne en chantant et la danseuse en dansant. Et c’est très bien. Moi, je témoigne en écrivant, comme Michel Houellebecq.

J.A.I. : Drôle d’exemple
M.T. : Il m’est très sympathique. C’est un homme franc, et j’aime la franchise.

J.A.I. : Vous avez lu ses livres ?
M.T. : Oui, j’en ai lu un. J’ai même écrit un article pour le défendre. Pourquoi chercher
des noises à cet homme parce qu’il dit ce qu’il pense ? Il a dit que l’islam est la religion la plus con du monde. Pourquoi pas ?

J.A.I. : Il peut dire cela dans un roman. Mais il l’a dit dans les médias, ce qui est autre chose.
M.T. : Mais il peut dire ce qu’il veut et partout. Je peux dire que le Coran, c’est de la connerie : je ne diffame personne en particulier. Si on m’interdit de le dire, il n’y a plus de liberté. Si je ne suis pas libre de dire que c’est de la connerie, je ne suis pas libre non plus de dire que c’est la vérité. Les deux libertés sont liées.

J.A.I. : En France, dire que l’islam est de la connerie est éminemment contestable. Sur le plan de la coexistence entre les communautés, c’est très dangereux
M.T. : C’est dangereux parce que les gens, même en France, ne sont pas encore mûrs pour accepter l’autre tel qu’il est. On peut le trouver hideux, mais il est libre d’être hideux. Une seule chose que l’homme n’est pas libre de faire, c’est attenter à l’autre.
Je prends un autre exemple : Karl Barth, ce théologien suisse qui a renouvelé la pensée protestante. Dans The Church and the Churches, publié en 1939, il écrit, en substance,
que le national-socialisme est un nouvel islam. Et que Hitler est son nouveau prophète. C’est stupide. Mais je ne me sens pas pour autant offensé. Il exprime sa pensée en toute liberté. Et si on considère qu’il a offensé l’islam, il a encore offensé davantage les chrétiens en leur disant que leur Évangile, c’est de la mythologie.
L’Église n’a pas excommunié Karl Barth, elle ne l’a pas empêché d’écrire et de publier, il a seulement été interdit d’enseignement. Tout ça pour dire que la liberté, c’est notre bien le plus précieux. Ce qui fait de nous des hommes. Voilà pourquoi je hais la dictature. Même si elle ne touche pas matériellement, elle affecte ce qu’il y a de plus précieux en moi : mon esprit. Elle m’oblige à croire des âneries. Elle ânifie tout un peuple. Y a-t-il crime plus grand ?

J.A.I. : Que pensez-vous du Conseil français du culte musulman ?
M.T. : Je pense qu’il est nécessaire. Ne serait-ce que pour exercer un certain contrôle sur les lieux de culte, qui ne doivent pas être livrés à des gens qui s’autoproclament
imams et disent n’importe quoi.

J.A.I. : Le recteur de la mosquée de Paris a passé un accord avec le recteur d’Al-Azhar pour la formation d’imams français. Est-ce une bonne chose ?
M.T. : Je ne pense pas. Parce qu’Al-Azhar est une université conservatrice et va former des imams très conservateurs, à moins qu’ils ne reçoivent un complément de formation en France. II faut créer une institution française de formation d’imams, ou augmenter la capacité de celles qui existent.
L’islam est aujourd’hui une religion de France. Il faut refuser, me semble-t-il, l’islam identité. L’islam authentique est une option individuelle. Le musulman, en France, doit être français comme tous les Français.

J.A.I. : On progresse dans cette direction
M.T. : Mais c’est la seule solution. Le communautarisme est extrêmement dangereux, parce qu’il peut devenir séparatiste. La Grande-Bretagne, qui est un royaume uni, peut s’en accommoder. Mais elle ferait mieux de ne pas encourager un communautarisme musulman. Un jour ou l’autre, cette communauté musulmane provoquera un sentiment de rejet de la part des autres. Et c’est déjà le cas depuis les attentats de Londres. En temps de crise, elle devient une cible.
Les protestants français étaient une cible jusqu’au début du XIXe siècle. C’est fini depuis qu’ils ne sont plus une communauté protestante.
Il vaut mieux que la religion soit ce qu’elle est, essentiellement un chemin vers Dieu. Une voie spirituelle. Qui n’a rien à voir avec la politique, avec une communauté, une organisation régionale ou nationale. C’est une réponse à un appel de l’au-delà. Et c’est tout. La Oumma n’est pas une communauté. C’est une traduction qui fait beaucoup de mal. Je l’ai utilisée moi-même, mais en précisant qu’elle n’est pas une communauté géographique, qu’elle est une communauté de prière et non pas de pierre Maintenant j’évite le mot. C’est une entité spirituelle.

J.A.I. : Les islamistes qui pratiquent le terrorisme restent dans votre Oumma ?
M.T. : Attention ! C’est comme un violeur français. Est-ce qu’il cesse d’être français ? Non. Mais il relève de la loi. Un musulman qui commet un attentat relève de la loi, tout simplement. Comme n’importe qui. Mais on ne peut incriminer l’islam. Dans la Oumma, on peut trouver de tout, y compris des criminels. Il y a bien des délinquants sexuels qui sont en même temps des prêtres. On ne peut pas condamner le christianisme pour autant.

J.A.I. : À ma connaissance, ces prêtres ne sont pas excommuniés.
M.T. : Évidemment qu’on ne peut pas les excommunier. On n’enlève pas sa nationalité à un violeur. Ou à quelqu’un qui a commis un crime de sang. On peut mettre en prison ceux qui
sont en infraction avec la loi, mais de quel droit les priver de leur nationalité ? Et même si on déchoit quelqu’un de sa nationalité, où ira-t-il ?

J.A.I. : On peut étendre cette idée à la religion ?
M.T. : C’est pareil pour la religion. Je n’ai aucun droit de rejeter quelqu’un. Il peut de lui-même se rejeter. Un Français peut dire : je prends une autre nationalité. S’il la trouve. En religion, c’est la même chose. On peut dire : moi, je ne suis plus chrétien ou juif, j’opte pour une autre confession, ou je les rejette toutes.

J.A.I. : Que pensez-vous de Tariq Ramadan ?
M.T. : Je le connais bien. Si on le marginalise, on coupe les ponts avec tout un monde salafiste qui voit l’islam comme lui. Il est Frère musulman à l’origine, mais il est en train d’évoluer. Et puis, tous ceux qui prient et vont à la mosquée font partie de ma Oumma. C’est son cas. Il n’a d’ailleurs jamais fait l’apologie du crime. Et, s’il le fait, c’est l’affaire des tribunaux.

J.A.I. : Mais vous avez dit qu’il y a des islamistes qui avancent masqués. Qui, derrière un discours lénifiant, sont des partisans de la charia dans ce qu’elle a de plus sévère.
M.T. : Ils ont le droit d’être partisans de la charia. S’ils respectent la loi, ils peuvent défendre leurs idées. On peut être un citoyen français et un fondamentaliste
chrétien. Les Évangélistes ou les adeptes du New Age ont le droit d’exprimer leurs idées.

J.A.I. : Tariq Ramadan est soupçonné d’être partisan d’un régime islamique.
M.T. : Il n’a jamais été clair sur le sujet. C’est son droit, comme c’est mon droit de le mettre au pied du mur. J’ai essayé de le faire lors d’un colloque à Cologne. Mais le modérateur m’a empêché de le pousser dans ses retranchements.
Quoi qu’il en soit, il a le droit de dire : je fais un parti pour que les Français revendiquent l’application de la charia en France. Comme on peut réclamer une loi autorisant le mariage homosexuel. Ou encore une loi qui autorise le mariage entre mère et fils. Pourquoi pas ? C’est une loi aberrante. Comme la charia est une loi que la majorité
considère comme aberrante. Mais s’il y a une majorité pour l’application de la charia, je n’ai qu’à me taire. La souveraineté appartient au peuple.
Mais ce qui est autorisé n’est pas imposé. Moi, Mohamed Talbi, je peux vivre dans une société où des lois autorisent la polyandrie, la polygamie, l’inceste, l’homosexualité, la pédérastie. Si rien ne m’oblige bien entendu à vivre l’application de ces lois.

J.A.I. : Il y a là des choses qui choquent votre conscience ?
M.T. : Cela choque ma conscience, et je témoigne en disant que cela n’est pas bien. Mais je ne m’immisce pas dans les affaires des autres. Un musulman est un homme qui s’assume en
conscience. N’importe où. Il peut vivre dans la société la plus complexe, la plus diversifiée, la plus permissive et conserver son éthique musulmane.
La liberté est ma religion. Dieu a créé l’homme libre, avec la capacité d’être un saint. Et aussi un dépravé. Dieu a fait l’homme ainsi : pourquoi voulez-vous que je le contredise
? La vocation de l’homme est d’aller vers la sainteté. Mais je ne peux empêcher personne d’emprunter la voie de la dépravation.

J.A.I. : Il faut donc se plier à la loi dans tous les cas
M.T. : La loi, telle qu’elle est votée par la majorité, est souveraine. Tout le monde s’y plie. Sauf dans le cas où elle heurte votre conscience. Comme Antigone, dans la tragédie de Sophocle, qui enterre son frère malgré la loi de la cité.
La loi peut permettre tout ce qu’elle veut. Le musulman, lui, doit exposer la guidance divine, mais Dieu n’impose sa guidance à personne. S’il y a toutefois une majorité qui veut respecter la guidance divine, elle devient la loi.

J.A.I. : Y compris pour l’organisation de la société ?
M.T. : Oui. Mais le Coran est une guidance et non une loi toute faite. C’est exactement un éclairage. C’est pour cette raison que j’en ai une lecture vectorielle. Je le lis dans son intentionnalité.

J.A.I. : Comment faire connaître le manifeste de Dieu ?
M.T. : Par le Coran et le Coran seul. Je n’impose pas d’enseigner le Coran. Je proteste quand on entrave son enseignement. C’est très différent. En Tunisie, aujourd’hui, on procède de façon pernicieuse en interdisant l’ouverture d’écoles coraniques. De quel droit ? Pourquoi peut-on ouvrir un bar et pas une école coranique ? Pourquoi y a-t-il des écoles de danse et pas d’écoles d’enseignement du Coran ?

* Jeune Afrique/L’intelligent a présenté à de nombreuses reprises la pensée et le parcours de Mohamed Talbi. Nous lui avons notamment consacré un « Pleins feux » en octobre 2000 (J.A.I. n°2076-2077). Mohamed Talbi s’exprime par ailleurs régulièrement dans ces colonnes.

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