Abou Dhabi voit grand

Louvre, Sorbonne, salons et expositions… l’Émirat multiplie les réalisations. Et ne lésine pas sur les moyens.

Publié le 23 juin 2008 Lecture : 6 minutes.

Après Madrid, et avant Tokyo fin 2008, Toronto en 2009, puis Helsinki, Saint-Péters­bourg, New York et enfin Sydney en 2011, c’est au tour d’Abou Dhabi d’accueillir pendant quatorze semaines, du 27 mai au 4 septembre, la plus grande exposition jamais consacrée dans le monde arabe à Pablo Picasso. 195 oeuvres du maître, louées pour 3 millions d’euros par le Musée national Picasso de Paris, sont présentées au public sur plus de 1 000 m2 d’exposition au sein du très chic Emirates Palace.
Déjà début mars, devant le même hôtel, un cortège de grosses berlines ne cessait de livrer ses hôtes de marque, hommes d’affaires, artistes et écrivains accourus du monde entier. À l’intérieur, pas moins de trois expositions accueillaient les visiteurs : les maquettes des futurs musées (sur l’île Saadiyyat), une collection d’objets d’art islamiques en provenance d’Iran et des peintures ibéro-américaines. Et les mois précédents, l’on avait déjà vu se succéder, dès la fin 2007, la grande foire d’art moderne et contemporain, ArtParis-Abu Dhabi, rassemblant près de 3 000 Âuvres signées Picasso, Matisse, Chagall, Giacometti, etc. ; puis, début 2008, un Festival du cinéma, une Foire internationale du livre du 11 au 16 mars, un Festival des arts et de la musique avec – excusez du peu – l’orchestre philharmonique de Londres ou le ballet du Bolchoï De quoi se dire qu’il se passe tous les jours un événement culturel à Abou Dhabi, et du meilleur cru !
De fait, cet émirat riche de 10 % des réserves pétrolières du monde, entend désormais faire rimer performance économique et développement culturel. « Et tout se fait très vite », commente un enseignant de l’Alliance française : « On veut tout, tout de suite, c’est la logique locale, et l’argent est disponible. » « C’est un pays bluffant, renchérit son collègue. Tout s’est construit en trois décennies à peine et les Émiratis ont conscience que la culture peut conférer la pérennité à ce qu’ils fondent par ailleurs. »
Il y a certes de la « com » dans l’option culturelle, une volonté de promouvoir l’image du pays, mais pas seulement. Les Émiratis veulent aussi s’ouvrir au monde, diversifier leurs connaissances, sortir du couple qu’ils constituaient avec les Anglais, pour voir ailleurs, notamment du côté de la France.
La preuve : Abou Dhabi accueille, depuis 2006, une antenne de la Sorbonne. En effet, la prestigieuse université française propose déjà à quelque 300 étudiants huit filières en sciences humaines et en droit. La scolarité y est mixte, ce qui est une première, et des professeurs de français dispensent le même enseignement que dans l’Hexagone.
Les meilleurs architectes du monde ont répondu à l’appel lancé par les autorités pour créer une île de la culture. L’île Saadiyyat, située à 500 mètres au large d’Abou Dhabi et d’une étendue de 27 km2, sera, dans dix ans, un district culturel, qui aura coûté 1 milliard de dollars. Elle abritera quatre musées, le Louvre, confié à l’architecte français Jean Nouvel, à qui l’on doit notamment l’Institut du monde arabe à Paris ; le Guggenheim – le plus grand jamais construit, après celui de New York et de Bilbao en Espagne -, consacré à l’art contemporain et confié à l’architecte canadien Frank Gehry, qui a réalisé celui de Bilbao ; le Musée maritime, Âuvre du Japonais Tadao Ando ; et un Centre d’art vivant dont le maître d’Âuvre est l’Anglo-Irakienne Zaha Hadid.
S’il existe un ministère de la Culture qui officie à l’échelle de la Fédération des Émirats, Abou Dhabi possède sa propre Authority for Culture & Heritage (ADACH) qui comprend la Fondation culturelle, la Bibliothèque nationale et la Direction du tourisme (ADTA). La Fondation est en passe de devenir le lieu phare de la culture arabe, avec ses rencontres cinématographiques, ses colloques et ses festivals de musique. Bénéficiant du patronage du Palais, des particuliers – dont des femmes de haut rang, telle que Hoda Kanoo, créatrice de la Fondation art et musique (ADMAF) – prennent également en charge l’organisation de manifestations culturelles.

Schizophrénie
Une telle effervescence transforme peu à peu cet émirat en une scène des grandes vedettes du monde et un marché de l’art pictural en pleine explosion. À l’instar de Dubaï, où se tient Art-Dubai, ArtParis réunit des galeries du monde entier. Ici, les critères changent, et de véritables lobbies se sont créés, dont le lobby iranien, en attendant l’arrivée de la Chine et l’envolée des prix, estiment les spécialistes.
Pourquoi cette course à la culture ? « De la poudre aux yeux », avancent les sceptiques. « Une très bonne chose », contestent de nombreux acteurs culturels, qui insistent sur la « vraie implication » des Émiratis : « Ils réussissent aussi bien à faire collaborer des gens d’origines diverses qu’à être partie prenante de ce pari, affirme l’artiste tunisienne Moulka Mahdaoui. Derrière le côté fou et démesuré, ils ont les pieds sur terre et ils n’ont pas envie que ça parte dans tous les sens. » « De prime abord, cela a l’air factice, renchérit un étudiant égyptien. En réalité, les Émiratis sont en train de changer le centre de gravité de la culture : les meilleurs artistes ne sont plus seulement visibles en Amérique ou en Europe, mais ici également. »
Se pose aussi la question du public. Une fois ces musées ouverts et ces espaces culturels multipliés, qui va les fréquenter ? Les intéressés arguent que « tout ce qui sert à promouvoir la culture doit être fait ». Quand le projet sera réalisé, il amènera forcément ses visiteurs comme l’organe crée la fonction : « Si les lieux existent, ils auront leurs publics, martèle un journaliste libanais. C’est une question de temps. Demain, les petits Émiratis évolueront dans un pays où la culture fera partie du quotidien. »
Néanmoins, certaines personnalités du monde culturel insistent sur la nécessité de concilier les arts étrangers avec les mentalités du pays : « Il importe de parer à la schizophrénie qu’il y a entre la scène occidentale et la tradition locale, affirme un peintre maghrébin. Pour cela, il serait judicieux de préparer les artistes étrangers à acquérir une connaissance précise du pays comme il faut aussi briefer les Émiratis, sinon ils risquent de paraître comme des sportifs qui participent à un marathon sans y être préparés. »

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Vivier de créateurs
Si cet engouement pour la culture provoque quelque réserve, il ne trouve pas d’oppositions réelles. Qui peut reprocher à un pays de caresser l’ambition de devenir la plaque tournante de l’art et un vivier de créateurs ?
Le partenariat entre Abou Dhabi et la France au sujet du Louvre, dont l’inauguration est prévue pour 2012, a fait polémique. En question : la commercialisation des collections publiques françaises. Si de nombreux responsables culturels français y ont vu un « dévoiement de l’art dans un monde dominé par l’argent » et une « menace sur l’intégrité des collections nationales », du côté d’Abou Dhabi, qui a investi pas moins de 1 milliard d’euros, l’on déplore la frilosité des Français et une forme de nationalisme culturel proche de la xénophobie.
Pourtant, le partenariat en question ne consiste pas à « acheter » le Louvre mais à emprunter des Âuvres des musées nationaux français pour des périodes allant de six à vingt ans. Alors ? « Pour une fois que les Arabes investissent dans les idées et non plus dans l’armement, tout le monde devrait s’en féliciter », fait remarquer le même journaliste libanais.
Bref, ceux que l’on accusait naguère de repli identitaire et de refus de l’Autre s’impliquent désormais dans un « discours culturel international », selon l’expression d’Anthony Calnek, directeur de la fondation Guggenheim à New York, et signent pour « l’engagement en faveur de la diversité et l’ouverture au monde », tel que l’affirmait Abdou Diouf, le secrétaire général de la Francophonie, présent à la semaine francophone à Abou Dhabi, en mars dernier.

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