Aux armes, Tunisiens !

Cet ouvrage richement illustré restitue les exploits des soldats tunisiens qui, de la campagne de Crimée à la guerre d’Indochine, ont combattu aux côtés des Français pendant un siècle et demi.

Publié le 14 février 2006 Lecture : 6 minutes.

Entre 1837 et 1957, quelque 100 000 soldats tunisiens se sont illustrés sur les champs de bataille du monde entier aux côtés des Ottomans, des Britanniques et des Français. Combattant dans des régions aux hivers rigoureux, dans des conditions souvent inhumaines, ils ont fait preuve d’autant de courage et d’abnégation que leurs camarades de tranchées français, marocains, sénégalais ou algériens. Mais leur bravoure a rarement été citée par les historiens. Ils ont en effet longtemps été désignés, réflexe colonial oblige, sous l’appellation générale « Algériens », ne reprenant officiellement leur identité de « Tunisiens » qu’à partir de 1939. Autre raison de l’oubli de ces soldats par les historiens : ils étaient moins pittoresques que les Marocains ou les Sénégalais et correspondaient moins aux stéréotypes coloniaux. Ils n’étaient pas assez « exotiques », ou peut-être étaient-ils, ce qui revient au même, « trop européanisés ».
C’est pour donner voix à ces « héros » demeurés trop longtemps dans l’ombre, de part et d’autre de la Méditerranée, restituer leur histoire, peu ou mal connue, qu’Éric Deroo, chercheur associé au CNRS, et Pascal Le Pautremat, enseignant d’histoire et de géopolitique à l’université de Nantes, ont réalisé cet ouvrage fort bien documenté et agrémenté de 220 photos et illustrations d’époque.
L’armée tunisienne, réformée par Ahmed Bey (1837-1855), était organisée comme un véritable corps d’élite. C’est ce qui lui a valu d’être sollicitée, dès le milieu du XIXe siècle, pour opérer aux côtés de ses homologues européennes. Ainsi, entre 1853 et 1856, 10 500 soldats tunisiens ont pris part à la guerre de Crimée aux côtés des Français et des Britanniques, alliés de la Sublime Porte, contre les Russes. 2 500 d’entre eux ont péri durant l’expédition.
Cette armée, qui a atteint 245 700 hommes en 1846, ne comptait plus, il est vrai, au moment de la signature du Protectorat français, en 1881, que 1 725 soldats, l’essentiel des troupes ayant été dissous faute de moyens financiers. Ces soldats de métier, qui avaient reçu une formation militaire moderne, n’ont eu aucune difficulté à intégrer l’Armée d’Afrique que la France allait engager, au cours de la première moitié du XXe siècle, sur divers fronts en Afrique, en Europe et en Asie.
C’est en se replongeant dans l’histoire de cette mythique Armée d’Afrique que les auteurs ont pu reconstituer le parcours des conscrits et engagés tunisiens qui, dès la fin du XIXe siècle, ont accepté de combattre sous la bannière de la France, en dépit du reproche qui leur était fait de servir la puissance occupante.
Ne pouvant relater l’histoire de toutes les unités dans lesquelles ces soldats ont servi, Deroo et Le Pautremat ont axé leur travail sur le 4e Régiment de tirailleurs tunisiens (RTT), formé en décembre 1884. Constitué essentiellement de soldats tunisiens et de cadres français – ces derniers représentaient entre 20 % et 30 % des effectifs -, il comptait, en 1899, six bataillons de 600 hommes chacun. En octobre 1900, le premier bataillon de marche a été envoyé au Tonkin en réserve du corps expéditionnaire de Chine, avant d’être rapatrié un an plus tard. En 1907-1908, les 2e et 4e bataillons ont été engagés à leur tour dans des opérations au Maroc oriental, le 3e bataillon en Chaouïa (1908), bientôt rejoint par le 4e bataillon. D’octobre 1911 à septembre 1912, six des douze bataillons que comptait alors le 4e RTT ont été engagés au Maroc dans des combats contre des tribus hostiles au protectorat français dans les régions de Chaouïa et de Fez. Dans un message adressé au bey de Tunis, le 22 avril 1911, Eugène Regnault, ministre de France au Maroc, souligne « la valeur, la discipline et le dévouement [] au-dessus de tout éloge » dont faisaient alors preuve les tirailleurs tunisiens.
Quelques années plus tard, au début de la Première Guerre mondiale, la France peut mobiliser en Tunisie 62 461 musulmans, contre 9 000 Français de Tunisie, en plus de 24 442 « travailleurs coloniaux », soit au total 86 903 hommes. Engagés pour la première fois le 23 août 1914 à Hanzinelle, en Belgique, ces soldats n’ont pas tardé à découvrir les horreurs de la guerre des tranchées. De Ribemont à Amiens, en passant par le Chemin des Dames, La Pompelle, Artois, le bois de Sabot, Auberive, Verdun, Soissons, la butte du Mesnil, la Dormoise, le plateau de Grateuil et le massif de Marvaux, les faits d’armes des Tunisiens leur ont valu, outre la Croix de guerre, la Médaille militaire et la Légion d’honneur, six citations à l’ordre de l’Armée ainsi qu’une participation au défilé de la victoire le 14 juillet 1919.
La valeur du 4e RTT et la tenue de ses éléments au combat en ont fait, indiquent les auteurs, « l’un des régiments les plus décorés de toute l’armée française ». Selon le ministère français de la Guerre, 16 509 de ses membres ont succombé au champ d’honneur (sur un total de morts maghrébins estimé entre 28 000 et 36 000).
Après l’Armistice, les bataillons tunisiens n’ont pas manqué d’être déployés dans d’autres théâtres d’opérations, au Maroc, dans le Sud tunisien, en Orient, à Constantinople, dans les Dardanelles, en Syrie, où ils ont aidé à mater la révolte du Djebel druze en 1925-1926.
Le loyalisme des tirailleurs tunisiens, leur discipline et leur ardeur au combat ont trouvé, lors de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), une nouvelle occasion pour se manifester. Équipés de matériel de fortune et dépourvus d’une véritable intendance, ces vaillants soldats se sont néanmoins admirablement battus aux côtés des Français, Américains et Britanniques. Et d’abord, dans leur pays, où ils ont aidé à arrêter l’avance de la redoutable Afrikakorps allemande.
Pendant la campagne d’Italie, le 4e RTT, débarqué à Naples entre le 26 et le 29 décembre 1943, a combattu intensément dans la région de Monte Cassino, réussi à franchir la ligne Gustav et à s’emparer du Belvédère. Durant ces combats, qui ont duré du 25 janvier au 23 février 1944, le bilan de la 4e RTT fut lourd : 207 morts, 75 disparus, 1 090 blessés. La moitié des effectifs du régiment et les trois quarts de ses cadres ont été tués ou blessés. Cela ne l’a pas empêché de participer à toutes les autres campagnes décisives contre les forces allemandes. On a ainsi vu les Tunisiens à Hyères, dans l’île de Porquerolles, dans la presqu’île de Giens, devant Toulon et Marseille, puis dans les Vosges jusqu’en Allemagne, en passant par l’Alsace. Entre 1939 et 1945, sur les 26 000 Tunisiens qui ont pris part aux combats, 1 700 ont été tués et 450 ont disparu.
Aussitôt la guerre finie, la France a fait de nouveau appel aux « troupes indigènes » pour rétablir sa souveraineté en Indochine. Le 4e RTT a donc dû être reconstitué dès le 1er février 1949. Les tirailleurs du 2e et 3e bataillon, appelé « bataillon du Belvédère », ont été engagés au Cambodge, puis au Sud-Vietnam. L’expédition a duré de 1949 à 1955. Au retour des tirailleurs dans leur pays, celui-ci était sur le point d’accéder à l’indépendance, qui fut proclamée le 20 mars 1956. Aguerris et expérimentés, ces derniers n’eurent aucune difficulté à intégrer la naissante armée nationale, aux côtés, notamment, des effectifs de la garde beylicale et des anciens fellaghas.
Dans son journal de guerre, Ahmed Farhati, soldat du 4e RTT, a noté à la date du 25 août 1944 : « Paris est libre. Nous les Tunisiens, Marocains, Algériens et Sénégalais pouvons être fiers de nous : nous nous sommes battus pour la France comme si elle était notre Patrie. J’espère que lorsque je rentrerai, enfin si je rentre en Tunisie, nous pourrons être considérés par les Français comme des frères et non comme des colonisés. »
Il n’en sera rien, et la France ne tiendra pas ses promesses en matière d’accès au travail et à la citoyenneté. Pis, au lendemain des indépendances, elle gèlera les pensions des anciens combattants « indigènes » aux taux où elles étaient à la date de l’indépendance de leur pays, alors que celles de leurs camarades français étaient indexées sur le coût de la vie français. Ajoutée aux anciennes inégalités en matière de soldes et d’avancement – les soldats « indigènes » ne pouvaient aller au-delà du grade de lieutenant, sauf à être naturalisés, et ils l’étaient exceptionnellement -, cette injustice a certes été reconnue par la suite et les pensions réévaluées, mais elle a laissé une profonde blessure chez ces « héros » auxquels est rendu aujourd’hui un hommage bien tardif.

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