Le phénomène Bemba

Les chances du leader du MLC de vaincre le chef de l’État sortant au second tour de la présidentielle du 29 octobre sont minces. Mais il se battra jusqu’au bout. Comme à son habitude.

Publié le 2 octobre 2006 Lecture : 8 minutes.

Nous sommes au palais présidentiel de Kinshasa, le 13 septembre. Pour la première fois depuis les affrontements meurtriers du 21 août autour de la résidence de Jean-Pierre Bemba, les deux adversaires du second tour se parlent. Le tête-à-tête dure près de deux heures. Selon des indiscrétions recueillies de part et d’autre, ça commence très mal. « Pourquoi avez-vous essayé de me tuer », lance Jean-Pierre Bemba. Ambiance « Je sais que vous ne me croirez pas, mais je vous assure que je n’ai pas voulu vous tuer », réplique Joseph Kabila. Les deux hommes vident leur sac sur les combats du 21 août.
« Cessez de me traiter d’étranger », dit alors le chef de l’État sortant. « Et vous, arrêtez de me traiter de cannibale », rétorque son challengeur du second tour. Long échange sur les insultes entre les deux camps. Puis les deux hommes abordent la question du cantonnement de leurs troupes et de la liberté des médias jusqu’au second tour. La fin de l’entretien est plus cordiale. Il est vrai que les deux candidats se côtoient depuis longtemps. À l’issue de la rencontre, un journaliste de Reuters les voit même échanger une poignée de main et se donner une tape amicale dans le dos. Comme si l’abcès était vidé. Mais la trêve est fragile. Et depuis le ralliement du Palu (Parti lumumbiste unifié) d’Antoine Gizenga à Joseph Kabila, le 21 septembre, le climat s’est à nouveau tendu
A priori, avec ses 20 % au premier tour, Jean-Pierre Bemba a très peu de chance de gagner au second. Si l’on additionne les voix des nouveaux alliés du camp présidentiel, Antoine Gizenga (13 %) et Nzanga Mobutu (4,7 %), à celles de Joseph Kabila (44,8 %), le président sortant passe haut la main. Pourtant, les « bembistes » ne croient pas à cette arithmétique électorale et continuent d’espérer dur comme fer en la victoire. Le 23 septembre, à la Fikin, la Foire internationale de Kinshasa, ils ont présenté leur nouvelle coalition, l’Union pour la nation, au milieu de milliers de supporteurs enthousiastes. Selon eux, beaucoup d’électeurs du Palu ne suivront pas le mot d’ordre de leur patriarche, et ce dernier le sait. La preuve, disent-ils : « Gizenga vient de déménager. Il a quitté Limete pour Mont-Fleuri, l’un des quartiers de Kinshasa les plus chers et les plus sécurisés. Il se méfie de ses propres troupes. »
Les pro-Bemba sont également persuadés qu’au second tour les fidèles d’Étienne Tshisekedi, chef de file de l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), ne bouderont plus les urnes et voteront contre Kabila. De fait, plusieurs lieutenants du Lion du Kasaï, comme Firmin Kama et Rémi Masamba, se sont affichés le 23 septembre aux côtés de Jean-Pierre Bemba, même si, officiellement, leur mentor refuse de choisir entre Kabila et Bemba. Or les « tshisekedistes » ont constitué une part notable des 29,4 % d’abstentionnistes du premier tour.
Jean-Pierre Bemba est-il encore dans la course ? Dans le camp présidentiel, on ne se pose guère la question et on affiche une confiance à toute épreuve. Mais Vital Kamerhe est lucide : « Si nous nous endormons, nous risquons d’avoir une mauvaise surprise. Il ne faut pas exclure que Bemba gagne. » Le secrétaire général du Parti du peuple pour la reconstruction et la démocratie (PPRD, principale formation du camp présidentiel) part d’une idée simple. Ne jamais sous-estimer l’adversaire. Et il ajoute : « Bemba est impulsif. C’est un menteur et un démagogue. Mais c’est un grand manuvrier et il est résistant. Il nous a surpris. Il peut encore surprendre. »
En fait, la surprise Bemba, c’est qu’il soit encore là. Jusqu’en 2002, tout lui a réussi. Mais après, que de faux pas ! Au début, tout va bien. De solides études dans une école de commerce en Belgique, puis de bonnes affaires dans le téléphone et le transport aérien sous l’aile protectrice de son père, le milliardaire Bemba Saolana, et de Mobutu lui-même En 1998, après la chute du maréchal-président, il se trouve un nouveau parrain : le chef de l’État ougandais Yoweri Museveni. Grâce à son aide, il monte la rébellion du Mouvement de libération du Congo (MLC) dans le nord du pays. Et le jeune chef rebelle n’est pas maladroit. En juillet 1999, il s’empare de Gbadolite, village d’origine de Mobutu. En août, il signe un cessez-le-feu avec Laurent-Désiré Kabila. Preuve que chez Bemba, le politique n’est jamais loin du militaire. Autre épisode il ne manque pas de sens politique : en mai 2001, lors d’une tentative de coup d’État en Centrafrique, il choisit le camp du président Ange-Félix Patassé tout en exfiltrant le putschiste André Kolingba vers l’Ouganda. Une bonne partie de ses combattants sont en effet des Ngbandis, cousins des Yakomas de l’ex-président Kolingba. « Bemba l’impulsif » n’agit pas toujours sans réfléchir
Mais, à partir de 2002, le chef rebelle perd le contrôle de ses unités. Grisé par le succès, il envoie ses combattants loin de leurs bases sans prendre la peine de les payer. Résultat : ils volent, ils pillent. Plus grave, entre octobre 2002 et janvier 2003, pendant que Jean-Pierre Bemba négocie habilement son avenir en Afrique du Sud, ses troupes commettent de terribles massacres en Ituri, dans le nord-est du pays. Un rapport de l’ONU affirme même que des combattants du MLC se sont livrés à des actes de cannibalisme à l’encontre de Pygmées. En décembre 2002, au moment où la paix est signée à Sun City (Afrique du Sud), le nom de Jean-Pierre Bemba est associé au pire des crimes. Le tout nouveau vice-président se défend comme un beau diable. Il fait venir à Kinshasa des Pygmées qui démentent les accusations de cannibalisme. De fait, les prétendus actes d’anthropophagie n’ont jamais été prouvés. Quatre ans après, la thèse du montage semble la plus probable. Mais ses combattants n’en ont pas moins commis des tueries. En Ituri, ils s’étaient trouvé entre eux un surnom très parlant : « les effaceurs »
Autre dérapage meurtrier, l’expédition du MLC à Bangui en novembre 2002. Pour repousser les rebelles de François Bozizé, les hommes de Jean-Pierre Bemba mettent à sac tout un quartier de la capitale centrafricaine. Meurtres, viols, pillages. La Cour pénale internationale est saisie d’une plainte. Jean-Pierre Bemba n’est pas formellement inculpé, mais il voit bien la procédure qui le menace si jamais il n’agit pas. Là encore, il se défend bec et ongles. Il plaide la bonne foi et monte dans son fief un tribunal de fortune. Quelques officiers et soldats du MLC qui ont sévi dans l’Ituri et en Centrafrique sont condamnés. Ce procès ne convainc personne. À Kinshasa, les services de Joseph Kabila soufflent sur les braises. Ils encouragent le nouveau président centrafricain François Bozizé à enquêter sur les crimes du MLC. Un expert congolais fait la navette entre Kinshasa et Bangui. Pendant ce temps, les défections se multiplient dans le camp Bemba. Même parmi les compagnons de la première heure. Antoine Ghonda et Olivier Kamitatu passent dans le camp Kabila. En février 2006, au moment où Jean-Pierre Bemba est investi candidat du MLC à la présidentielle, l’un des trois « pigeons voyageurs » – comme les appellent les Kinois – confie : « Bemba, c’est fini. »
Par quel miracle Jean-Pierre Bemba s’en est-il sorti ? D’abord, l’homme a des ressources. Aussi à l’aise sur un plateau de télévision que dans un stade, le candidat Bemba a réussi ses premiers examens de passage devant les journalistes congolais. Du répondant, de l’aisance « Il a ce mélange de culot et de faconde qui plaît aux Congolais », dit un homme d’État de la région qui le connaît bien. Ensuite, la machine MLC a été pour lui un atout formidable. L’ancien belligérant a réactivé ses réseaux. « Avec le brassage de l’armée, il a réussi à éparpiller ses militaires dans toutes les provinces. Pendant la campagne, il a donc pu se déplacer partout sans être tracassé par la garde présidentielle », dit l’ancienne candidate mobutiste Catherine Nzuzi wa Mbombo, qui vient de se rallier à lui. « Moi, quand je faisais campagne, le camp Kabila me privait de carburant. Bemba, lui, il pouvait aller n’importe où en avion. Et en plus, il avait ses deux télés », se souvient un autre candidat malheureux du premier tour, Joseph Olenghankoy. En clair, grâce à son statut de vice-président, le candidat Bemba a disposé d’une partie des moyens de l’État. D’habitude, dans la sous-région, le sortant a tout et les autres n’ont rien. Au Congo, la transition et le 1+4 (un président, quatre vice-présidents) ont changé la donne.
Cela dit, la surprise Bemba tient surtout à son positionnement politique. Durant toute la campagne, le candidat du MLC a martelé un discours nationaliste : « Non au pillage du Congo par les sociétés minières occidentales ». Il a dit les mots que voulaient entendre beaucoup de ses compatriotes attachés à la souveraineté de leur pays et nostalgiques d’une grandeur perdue. Le soutien quasi affiché des chancelleries occidentales au candidat Kabila lui a aussi rendu un fier service. Il a accusé le président sortant d’être le candidat de l’étranger. Un message simpliste, mais efficace. Jean-Pierre Bemba est allé encore plus loin. Il a insinué que son principal adversaire n’était pas congolais. Bien sûr, il ne l’a pas dit ouvertement. Il est trop fin politique pour plonger dans les eaux troubles de la « congolité » et se mettre à dos l’opinion publique internationale. Mais ses télévisions l’ont dit pour lui. Et quand on se fait appeler « mwana mboka », « le fils du pays », dans des stades surchauffés, on sous-entend que son rival ne l’est pas « Cessez de me traiter d’étranger. » « Et vous de cannibale. » Deux mois après le premier tour, les coups bas de la campagne de juillet restent dans tous les esprits
« Populiste » pour les uns, « courageux » pour les autres, c’est ce discours qui a déclenché la déferlante du 27 juillet à Kinshasa. Entre 500 000 et 1 million de personnes sur le chemin du vice-président, de l’aéroport au stade Tata-Raphaël. Bemba lui-même a été surpris par l’ampleur du succès. « Si l’on avait su qu’il y aurait tant de monde, on n’aurait pas loué un stade de 40 000 places, mais le grand stade des Martyrs », confie aujourd’hui un de ses proches. Quelques jours plus tôt, une marche des tshisekedistes avait été dispersée sans ménagement. Beaucoup d’opposants non « bembistes » ont pris leur revanche en se joignant à la « marche triomphale » du 27. « Bemba a eu la chance d’être le meilleur perdant. Maintenant, on n’a pas le choix. Si on veut se débarrasser de Kabila, il faut voter pour lui. Il a des mauvais côtés, mais c’est lui qui est là », lance Joseph Olenghankoy. En juillet, l’ancien chef rebelle s’est offert un triomphe à la romaine. Ce capital de voix, il peut le faire fructifier. Pour le second tour et au-delà. Après tout, Jean-Pierre Bemba n’a que 44 ans. À condition qu’il ne se laisse pas encore une fois enivrer par le succès

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