Le salafisme, une calamité pour l’islam

Publié le 2 février 2004 Lecture : 6 minutes.

Ce texte, je voulais depuis longtemps l’écrire d’une façon aussi simple et concise que possible pour qu’il soit audible et supportable. L’occasion m’en a été donnée par mon ami Béchir Ben Yahmed qui a attiré mon attention sur le discours hors pair du Dr Mahathir Bin Mohamad, quittant de son plein gré – un miracle ! – ses fonctions de Premier ministre de la Malaisie. Comme tout ce que j’écris, surtout dans ce domaine, je le propose en toute liberté et indépendance d’esprit. Que cependant les oulémas qui peuvent être tentés de me déclarer apostat parce que je désanctifie le Salaf et parce que je déclare le salafisme une calamité, s’épargnent cette peine. Ils se veulent les tuteurs de Dieu. Je ne leur reconnais pas cette qualité, et de leur avis, je me balance.

« Nous sommes tous musulmans. Nous sommes tous opprimés. Nous sommes tous humiliés. » Ce constat est celui de Mahathir, dans son discours d’ouverture (voir J.A.I. n° 2234, pp. 32-37), le 16 octobre 2003 à Putrajaya, du Xe sommet de l’Organisation de la conférence islamique (OCI). Discours en même temps d’adieu au pouvoir, après vingt-deux ans d’exercice tumultueux mais démocratique, qui lui permirent d’être l’artisan du miracle économique de la Malaisie. Mahathir quitte le pouvoir de son plein gré parce qu’il n’est pas un dictateur, et il n’est pas un dictateur parce qu’il n’est pas arabe. Nous ne commenterons pas.
Mahathir désire sortir les musulmans de leur torpeur, « restaurer leur honneur et celui de l’islam » (p. 32). Les Britanniques et les Français, en attisant les querelles intérieures, « précipitent la chute de l’Empire ottoman, dernière puissance mondiale islamique » (p. 33). Pourquoi ? Parce que « les musulmans sont passés complètement à côté de la révolution industrielle » (p. 32). Ce faisant, ils ont perdu les moyens de défendre la Oumma. Pourtant, « notre religion nous enjoint de nous tenir prêts à défendre la Oumma. Mais ce n’est pas avec des armes datant de l’époque du Prophète que nous y parviendrons. Nous avons besoin de fusils, de missiles, de bombes, d’avions, de navires et de chars pour assurer notre défense. Mais parce que nous avons découragé l’étude des disciplines scientifiques, nous n’avons plus les moyens, aujourd’hui, de fabriquer nos propres armes » (p. 34). Les Grands s’en réservent la production et le commerce très lucratif. Que faire ?
« N’y a-t-il donc que la colère aveugle ? N’y a-t-il donc pas mieux à faire que de demander à nos jeunes de se faire exploser pour tuer des gens et d’inviter ainsi nos ennemis à nous massacrer un peu plus ? Ce ne peut être là le seul recours » (p. 35). Voilà un langage qui ne déplairait ni à Bush ni à Blair ni à Sharon. Devant l’OCI et les observateurs du « Conseil de brigandage et d’insécurité », il faut faire la part au politique. Nous laisserons donc de côté cet aspect du discours.
Nous retiendrons plutôt l’analyse des raisons profondes de notre faiblesse et de notre régression, et des solutions esquissées pour les surmonter. D’abord et surtout, nous dit Mahathir, nous avons élevé au rang de dogme la fatalité de notre régression et de celle de l’Islam.

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« Ce monde ne serait pas pour nous. À nous, en revanche, les délices du paradis dans la vie future. Il suffit pour cela que nous accomplissions certains rites, que nous nous vêtissions d’une certaine manière, que nous préservions certaines apparences. Notre faiblesse, notre retard, notre incapacité à délivrer les nôtres de l’oppression ressortiraient à la volonté d’Allah, seraient le prix à payer pour accéder au paradis. Nous devons accepter le destin qui est le nôtre. Nous ne pouvons rien faire contre la volonté d’Allah » (p. 34).
Ce discours, qui d’entre nous ne l’a sucé dans le lait de sa mère, ne l’a écouté pieusement dans nos mosquées. Il constitue le fond même de la pensée salafiste, et est à la base de tous les mouvements réformistes, qui tous se réclament du retour au Salaf, présenté systématiquement comme al-Sâlih, impeccable. Tous les réformistes ont pour modèle la « génération des pieux anciens » (al-Salaf al-Sâlih), et toute « progression » se pense chez eux en termes de « régression », de retour au meilleur des temps, celui, indépassable, du Prophète, tel qu’il est reconstruit et idéalisé par leur imaginaire. Et c’est ce qui explique que deux siècles de réformisme, au lieu d’être pour l’Islam une ère Meiji, furent, malgré quelques aspects positifs, en définitive un fiasco.

L’idéal du salafisme est d’instaurer une société et un régime du type préconisé par Muhammad Ibn’Abd al-Wahhâb (1703-1792) qui, contemporain du siècle des Lumières, de la révolution industrielle et de la Révolution française, de Rousseau, de Voltaire et de Lesseps qui fit percer le canal de Suez en 1869, rêvait de ramener par le sabre les musulmans au style de vie censé être celui de Médine au milieu du VIIe siècle. Car tout, après le sommet atteint au temps du Prophète, va inéluctablement de mal en pis jusqu’à la débâcle totale à laquelle n’échapperont que ceux qui, « comme une braise dans la main » – l’image est dans plusieurs hadiths -, auront gardé la Sunna, c’est-à-dire le style de vie du Salaf.
L’alternative est simple : ou le salafisme et le paradis ; ou la modernité et l’enfer. Les talibans ont choisi. Le salafisme est une énorme machine à remonter le temps en direction du Salut. Avec cette mentalité, pas d’ère Meiji possible. Mahathir a justement mis le doigt sur la plaie : ce monde n’est pas pour nous, et nous n’y pouvons rien, car « nous ne pouvons rien faire contre la volonté d’Allah ». C’est le Prophète qui le dit :
« L’islam a commencé étranger. Il redeviendra étranger comme il a commencé. Bienheureux sont les étrangers ! – On dit : Messager de Dieu ! Qui sont les étrangers ? Il dit : Les bons, lorsque les hommes seront corrompus. Par Celui qui détient mon âme entre Ses mains ! La foi se retirera jusqu’à Médine, comme se retire l’inondation. Par Celui qui détient mon âme entre Ses mains ! L’Islam rampera jusqu’à ce qu’il se resserre entre les deux mosquées, comme rampe la vipère vers son nid(1). »
« La meilleure génération est la mienne ; puis celle qui suivra ; puis celle qui suivra ; puis celle qui suivra ; puis ce sera de pire en pire(2). »
Ce qui est étrange, c’est que des gens apparemment sains d’esprit aient pu, de génération en génération, sans interruption et sans protestation, colporter de tels ragots et les attribuer au Prophète. Comparer l’Islam à une vipère qui fait un petit trou puis retourne à son nid ! Y a-t-il plus grand blasphème ? Et pourtant ! Ces pseudo-hadiths sont parmi les plus cités jusqu’à nos jours. Les imams en gavent leurs ouailles à longueur de sermons, et en font des nostalgiques d’un passé mythique égarés dans le monde moderne. C’est en ce sens que le salafisme est vraiment une calamité.
Mahathir note : « L’Islam des origines a produit de grands mathématiciens, de brillants lettrés, des physiciens et des astronomes de premier plan… » (p. 33). Vrai ! Mais ces sciences, nos oulémas les ont progressivement discréditées, marginalisées, suspectées, au point de les faire finalement disparaître. Car vues avec leurs yeux de myopes, lorsqu’elles ne sont pas dangereuses et funestes pour la foi, elles sont pour le moins inutiles et futiles dans la perspective catastrophique de l’Histoire qui est la leur, c’est-à-dire une fatale régression qu’ils doivent, par un retour incessant à la Sunna, contenir faute de pouvoir la stopper.

Les oulémas salafistes ont fait de la régression le premier article de la foi, et ont légiféré en conséquence. Il nous faut nous affranchir de ce terrorisme, la conscience tranquille et l’âme sereine. La rénovation de la pensée musulmane passe par là. Ce terrorisme est en effet sans fondement. Il est contre l’esprit et la lettre du Coran. Personne n’a mandaté les oulémas pour être les interprètes exclusifs et attitrés de la pensée divine.
En conséquence, nous rejetons le manifeste de Banna (1906-1949), devenu le bréviaire des salafistes.

1. Hadith rapporté par Muslim, Ibn Hanbal, Ibn Mâja, Tirmidhî et Dârimî. Voir Wensinck, Concordance, Istanbul/Tunis, 1987, vol. 4, p. 473.
2. Nous avons plusieurs versions de ce hadith. Voir Dr. Bashhâr ‘Awwâd et col., al-Musnad, Beyrouth/Koweït, 1993, vol. 3, p. 27, etc.

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