Égypte : pour les Frères musulmans, c’est le moment de compter ses amis

Condamné à mort avec 106 coaccusés, l’ex-président Morsi verra-t-il sa peine commuée ? En attendant, dans le monde arabe, les partis islamistes proches des Frères musulmans sont plutôt fébriles.

Lors de l’audience du 21 avril 2015. © Amr Nabil/AP/SIPA

Lors de l’audience du 21 avril 2015. © Amr Nabil/AP/SIPA

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 26 mai 2015 Lecture : 5 minutes.

Mohamed Morsi rejoindra-t-il bientôt en martyr la cohorte de ses frères massacrés pour avoir pris sa défense en août 2013, alors que l’armée venait de le destituer, un an après son élection à la présidence ? Ce 16 mai, un tribunal du Caire l’a condamné à mort, avec 106 autres accusés, pour s’être évadé de prison à la faveur de la révolution qui, en janvier 2011, mit un terme à l’ère Moubarak.

Un mois auparavant, le Frère musulman avait échappé de justesse à la peine capitale, écopant de vingt ans de prison pour "violence et usage de la torture sur des manifestants" lors des affrontements qui avaient éclaté autour du palais présidentiel en décembre 2012.

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Si la lourdeur de sa condamnation avait alors été comparée à l’acquittement, fin 2014, de l’ancien chef de l’État Hosni Moubarak, jugé, lui, pour la répression meurtrière des manifestations de janvier-février 2011, l’on avait pu aussi estimer que l’autorité judiciaire avait évité la potence à Morsi pour ne pas en faire un martyr de ces Frères musulmans impitoyablement traqués par le régime du maréchal Sissi.

"Cette condamnation à mort n’a en fait pas surpris grand monde en Égypte, des leaders de la confrérie comme le guide suprême Mohamed Badie ayant déjà écopé de la même peine. Mais le fait que Morsi subisse un sort semblable est ressenti comme un durcissement de la confrontation entre le gouvernement et les Frères", indique Khaled Daoud, journaliste et porte-parole de Doustour, parti libéral d’opposition.

Escalade

Est-ce en représailles que, dans l’heure qui a suivi la sentence, deux juges et un procureur ont été assassinés à El-Arish, dans le nord du Sinaï ? Est-ce pour marquer le coup que six jeunes islamistes, accusés d’avoir perpétré des attaques au nom du groupe Ansar Beït al-Maqdis (ABM), ont été pendus le lendemain ? Affilié à l’État islamique (Daesh), ce groupe est mis par les autorités dans le même sac que les Frères, qualifiés d’organisation terroriste depuis décembre 2013.

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"Cette succession d’événements laisse penser aux Égyptiens que le gouvernement a fait le choix de l’escalade. Quant à l’appel de Mohamed Montasser, porte-parole de la confrérie, à envahir les rues et à se venger en coupant les têtes des "pourris" du régime, il n’a pas du tout rassuré. Ce genre de discours nous entraîne dans un cycle dont je ne sais comment nous allons sortir", poursuit Daoud.

Qui rappelle néanmoins que la sentence de mort prononcée à l’encontre de Morsi n’est pas définitive : le grand mufti d’Égypte doit rendre un avis, non contraignant, avant que le tribunal livre son verdict final, le 2 juin. Et les accusés pourront faire appel. Hosni Moubarak avait lui-même été condamné à perpétuité en 2012 avant d’être acquitté deux ans plus tard.

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Mais si la sentence prononcée contre Morsi et Badie venait, d’ici à quelques mois, à être confirmée, ses effets pourraient être dévastateurs. "L’assassinat [en 1949] de Hassan al-Banna, fondateur des Frères musulmans, attribué aux services de sécurité, et la pendaison de leur idéologue Sayyid Qutb [en 1966] sont en partie à l’origine des malheurs actuels du monde arabe.

En exécutant ses chefs pour réduire les Frères au silence, Nasser en a fait des martyrs, et ils n’en ont que plus prospéré. Tuer Morsi et Badie serait leur offrir une nouvelle vie. Et puis ces exécutions auraient des répercussions bien au-delà des frontières égyptiennes", estime Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (Cermam), à Genève.

Car la confrérie, fondée en Égypte en 1928, a vocation universelle. Sa branche syrienne combat en ce moment Bachar al-Assad. Le Hamas, qui résiste à Israël, en fait partie, tout comme le puissant Parti de la justice et de l’édification libyen et Ennahdha, au pouvoir en Tunisie de 2011 à 2013.

Le Mouvement pour la paix et le salut algérien lui est lié, ainsi que Tawassul, la principale formation de l’opposition mauritanienne. Enfin, le Parti de la justice et du développement (PJD), qui dirige le gouvernement marocain, même s’il se défend d’y appartenir, s’en inspire largement.

Grogne

Dans ces pays, les réactions qui ont suivi l’annonce de la condamnation de Morsi traduisent le malaise des islamistes locaux, écartelés entre leur solidarité frériste, la nécessité de ne pas effrayer l’électorat ni de fâcher le pouvoir, et la réserve que leur impose leur position gouvernementale. Ainsi au Maroc, dont Abdelilah Benkirane, le chef du gouvernement, rencontrait fin mars le président Sissi, point de réaction officielle.

Dans un communiqué, le PJD a fait part de son "grand étonnement" et de sa "profonde tristesse", appelant à "revenir sur cette approche". Ce qui n’a pas empêché des députés du parti de manifester devant le Parlement, brandissant les quatre doigts symboles du massacre des Frères sur la place Rabaa, en août 2013. "Le PJD condamne ces décisions absurdes, qui coïncident avec le 67e anniversaire de la Nakba : une preuve que ces condamnations servent le projet sioniste", a vitupéré le député Abdelaziz Aftati devant les caméras.

Aussitôt, Le Caire a condamné cette "ingérence" et rappelé que "la justice égyptienne est indépendante". En Algérie, même grogne : cinquante-trois députés issus des cinq partis d’opposition ont signé une pétition fustigeant la sentence. En revanche, les autorités, honorées par la première visite officielle de Sissi après son élection, sont restées de marbre.

Et c’est aussi l’opposition mauritanienne, dominée par les islamistes, qui a dénoncé "une parodie de procès". En Tunisie, l’ex-président Moncef Marzouki a condamné "un jugement politique et injuste par excellence", tandis que Rached Ghannouchi, le chef d’Ennahdha, accusait le régime égyptien d’opprimer le "président élu".

Scission

Le malaise des sphères politiques maghrébines se traduit au sein même des partis islamistes, tiraillés entre solidarité transnationale et nécessité de se concentrer sur l’action politique locale. En Jordanie, fin avril, la mouvance locale des Frères musulmans s’est scindée entre les partisans d’une prise de distance avec la confrérie d’Égypte et les autres.

De telles dissensions pourraient faire tache d’huile au sein des partis islamistes maghrébins si Morsi venait à être exécuté. "Cela risquerait de déstabiliser à terme ces mouvances et de créer des schismes. Certains groupes pourraient alors être tentés par la radicalisation et la violence", commente Abidi. Khaled Daoud espère pour sa part que "cette tendance à prononcer des condamnations très sévères en première instance soit une forme de dissuasion que les processus d’appel adouciront".

"Tous prient pour une révision du procès ou pour que le grand mufti d’Égypte rejette la sentence", ajoute Abidi. De son côté, l’université islamique d’Al-Azhar observe pour l’instant un silence religieux. 

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