Maryse Condé : « Ma relation avec l’Afrique s’est fondée sur un mensonge »

L’écrivaine guadeloupéenne Maryse Condé publie une biographie culinaire. L’occasion de revenir avec elle sur sa relation avec l’Afrique et de dévoiler une facette aussi importante de sa personnalité que son don pour l’écriture : sa passion pour la cuisine.

Maryse Condé à Paris le 24 avril. © Jacques Torregano pour J.A.

Maryse Condé à Paris le 24 avril. © Jacques Torregano pour J.A.

Clarisse

Publié le 21 mai 2015 Lecture : 5 minutes.

En 2012, La Vie sans fards de Maryse Condé détruisait l’image léchée de la femme forte, émancipée, qui a choisi de vivre en Afrique par conviction politique. À la place, les vérités crues d’une épouse trouble, mère défaillante, abusée par les hommes.

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Paru en avril, Mets et Merveilles, le dernier livre de la Guadeloupéenne, révèle cette fois-ci son double. La Maryse Condé que seuls ses amis connaissent, tout aussi importante que la romancière : la cuisinière.

En 384 pages, l’ex-enseignante de l’université Columbia (New York) nous emmène dans les coulisses de ses créations littéraires, raconte les découvertes culinaires qui accompagnent les rencontres enrichissantes qu’elle fait au gré de ses voyages.

JEUNE AFRIQUE : La Vie sans fards avait tout dit de vous… On découvre à présent que chaque moment tragique de votre vie s’accompagne d’instants lumineux.

MARYSE CONDÉ : En relisant, j’ai réalisé que les quarante années que je retrace étaient bien tristes. Oui, il y a eu des douleurs, mais aussi beaucoup de joie, de moments agréables, de rencontres enrichissantes qu’il serait injuste de passer sous silence.

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J’ai donc voulu dire combien, à travers le monde, les voyages, j’ai rencontré de personnes chaleureuses et comment un pays ne se mesure pas seulement à son côté intellectuel – les livres, les romans -, mais aussi à ce qu’il offre à manger et à boire. J’ai senti qu’il fallait parler de cette deuxième partie de ma vie, en ce qu’elle avait de positif et de découvertes plus simples.

Dans le milieu qui est le vôtre, dites-vous, aimer cuisiner quand on est une intellectuelle est un crime de lèse-majesté.

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Ma mère était la première institutrice noire de sa génération. Elle méprisait ma grand-mère, qui pour elle était le symbole de l’inculture, du peuple. Elle a inculqué à ses quatre filles le rejet des choses ordinaires de la vie et une sorte de déférence pour l’intellectuel.

J’ai longtemps accepté, puis un jour je me suis rendu compte que littérature et cuisine étaient deux arts voisins. Cuisiner, c’est aussi inventer, s’accommoder de ce que l’on trouve, innover.

Le désir de créativité qui anime l’écrivain et celui de la cuisinière sont exactement les mêmes. L’un se sert de mots, l’autre utilise des ingrédients, des saveurs et des épices pour créer de la beauté, de l’agréable, retenir les gens, leur donner du plaisir. Faire un tajine avec des mélanges inattendus et un livre avec un sujet choquant, des métaphores, des images, c’est pareil.

Mets et Merveilles, de Maryse Condé, éd. JC Lattès, 384 pages, 19 euros

Votre livre est aussi un récit de voyages autour du monde. Vous rencontrez l’Afrique dans le Paris des années 1950, années de l’émancipation des colonies et de l’effervescence politique chez les intellectuels noirs. Fille mère, vous êtes rejetée par les Antillais. Les Africains vous adoptent...

Mais les Africains sont venus vers moi pour de mauvaises raisons. J’étais de bonne famille et j’avais fait Normale Sup. Ils ne voyaient pas que j’étais une femme blessée, diminuée. D’entrée de jeu, ma relation avec l’Afrique s’est fondée sur un mensonge. Une affection feinte des intellectuels du continent.

Votre séjour là-bas n’a pas arrangé les choses. C’était après votre mariage avec le comédien Mamadou Condé, en 1958. Vous décrivez des années de désarroi.

Les intellectuels africains de Paris que je retrouvais en Guinée, en Côte d’Ivoire ou au Ghana n’étaient pas si parfaits. Le divorce entre la rhétorique et la réalité de leur vie était flagrant. Ils affichaient des postures de révolutionnaires sans en être.

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Vous n’êtes jamais tendre avec l’Afrique !

Les gens se sont mépris, critiquant la vision que je donnais de l’Afrique dans mes livres. Adresser des reproches à des gouvernements ne signifie pas que vous rejetez le peuple.J’ai adoré la Guinée, qui s’est soumise à la dictature de Sékou Touré, violente et terrible.

Il faut accepter la critique politique, qui est une chose. L’amour des gens, des sites, des paysages, en est une autre. Les gens voudraient que l’on passe son temps à approuver, à admirer. L’amour, c’est pouvoir et savoir se donner la liberté de critiquer quand il le faut.

Dans la plupart de vos livres, vous semblez désespérer de l’Afrique. Vous a-t-elle blessée ? Pourquoi avoir gardé le nom de Condé ?

Oui, certainement, elle m’a blessée. Mais elle m’a aussi beaucoup apporté. Elle donne d’une main, blesse de l’autre. La fierté d’être noire, la fierté d’être femme, la fierté d’être ce que je suis, c’est l’Afrique qui me l’a apportée.

Elle m’a aidée à me construire. Sans elle, j’aurais été une petite colonisée banale comme il y en a tant. Pour ce qui est de mon nom, j’ai commencé à écrire avant d’avoir divorcé, avant que mon ex-mari meure.Avouez que Maryse Phyxtoc, mon véritable nom, n’est pas très harmonieux. Il est moins euphonique que Condé.

Vous dites également votre frustration de ne pas avoir été intégrée à la communauté africaine-américaine aux États-Unis, où vous enseigniez.

Au début, j’ai été une disciple d’Aimé Césaire. J’ai cru à la négritude. Pour moi, tous les Noirs de toutes les "races" étaient mes frères et mes soeurs. Puis je me suis rendu compte que les Africains-Américains ne m’acceptaient pas. Malgré ma peau noire, je venais d’ailleurs, j’avais d’autres référents, une autre histoire. Mes parents n’avaient pas eu à s’asseoir au fond d’un bus pour laisser leur place à des Blancs.

Peut-être inconsciemment me le reprochait-on ? En tout cas, il n’y avait aucune raison qu’on m’accueille à bras ouverts. Mais cela a été pareil en Afrique, en Guinée notamment : les Africains ne m’ont jamais considérée comme l’une des leurs.

C’était dur d’entendre mes enfants traités de fils de "toubabesse". Le fait que je n’aie pu m’intégrer ni à l’Afrique ni à l’Amérique noire confirme le mythe de la négritude. Chaque être dépend de son parcours individuel.

Frantz Fanon l’a bien expliqué : s’il n’y avait pas de monde blanc en face, il n’y aurait pas de Noirs. Nous ne sommes noirs que lorsque nous sommes confrontés au monde blanc qui nous enferme dans le même sac.

La négritude n’est pas totalement un vain mot. Il y a des moments où les Noirs se retrouvent.

Quand ils sont à l’étranger. Par exemple dans les banlieues parisiennes. Ils partagent une forme d’exclusion et de rejet qui leur fait croire, à tort, qu’ils sont pareils. La couleur ne veut donc rien dire, et elle fait plus de tort que de bien.

Que signifierait pour vous une récompense telle que le Man Booker International Prize ? Il rétablit des vérités sur un auteur dont quelques-uns des livres ont été accueillis dans l’indifférence ?

Mes rapports avec la presse ne sont pas toujours conviviaux, mais mes relations avec les lecteurs ont toujours été très chaleureuses. Je reçois des lettres de tous les pays de gens qui aiment mes livres et qui les défendent. Alors j’ai toujours accordé plus d’importance aux réactions intimes et personnelles qu’aux articles plus formels dans les journaux.

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