Odyssées africaines : retour vers le présent

Jusqu’au 17 mai, l’exposition « Odyssées africaines », à Bruxelles, présente des oeuvres de jeunes artistes évoquant la manière dont mémoire et Histoire modèlent les réalités contemporaines.

Le centre culturel de Forest, Bruxelles © Facebook/Forest Centre Culturel

Le centre culturel de Forest, Bruxelles © Facebook/Forest Centre Culturel

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Publié le 28 avril 2015 Lecture : 6 minutes.

"Where are your monuments, your battles, martyrs? / Where is your tribal memory? Sirs, / In that gray vault. The sea. The sea / Has locked them up. The sea is History." Dans son introduction à l’exposition "Odyssées africaines", qui se tient au Brass (Centre culturel de Forest, Bruxelles, Belgique) jusqu’au 17 mai, la commissaire Marie-Ann Yemsi en appelle aux mânes du peintre et poète de Sainte-Lucie, Derek Walcott, citant son superbe poème The Sea Is History.

""Odyssées africaines" convoque l’Histoire et propose une nouvelle traversée du temps présent", écrit-elle. Difficile de décrire avec plus de concision la démarche exigeante qui a présidé aux choix des oeuvres exposées entre les machines désormais inutilisées de cette ancienne brasserie. Au départ, la sélection a obéi à une logique spatiale bien particulière. Tous les plasticiens viennent en effet des pays d’Afrique du Sud-Est traversés par la "Croisière noire", expédition commanditée en 1924-1925 par l’entreprise automobile Citroën.

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"En inscrivant de façon métaphorique son point de départ dans les sillons d’une expédition coloniale qui parcourut l’Afrique du Sud-Est au début du siècle dernier, l’exposition entend scruter les creux et les plis de l’Histoire afin d’explorer ses résonances dans les réalités contemporaines à travers les oeuvres de dix-sept artistes contemporains originaires de cette région."

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Volontaire, un autre critère de choix transparaît au fur et à mesure que l’on découvre peintures, sculptures et vidéos : toutes ont été réalisées par de jeunes Africain(e)s, la plus âgée ayant 42 ans et la plus jeune 28. "J’ai voulu m’intéresser à cette génération d’après les indépendances, qui a plus de distance par rapport aux événements récents et par rapport à ce que leurs parents ont fait de la décolonisation, soutient Marie-Ann Yemsi. On a essayé d’être le plus prospectif possible."

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"Fully Belly", du botswanais Meleko Mokgosi

Poétique

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Si les artistes appartiennent grosso modo à la même génération, "ils ne représentent qu’eux-mêmes, ils ne forment ni un courant ni un groupe appartenant à une scène artistique qui serait constituée par ces onze pays du Sud-Est africain". La commissaire, qui a fait appel au discret scénographe béninois Franck Houndégla pour les mettre en lumière, s’avoue même mal à l’aise face au vocable "artistes africains contemporains" qui les réunit fréquemment.

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Sans doute faudrait-il se contenter des termes "artistes contemporains" puisque personne n’appartient jamais essentiellement à un "ici" immuable, mais voilà, il se trouve que ce qui les réunit là, c’est l’Afrique. Celle qui les inspire, celle qui les berce, celle qu’ils interrogent. Pour ces "Odyssées africaines", tout le mérite de Marie-Ann Yemsi est d’avoir réussi à créer entre les travaux des uns et des autres un discours cohérent – en particulier sur la manière dont mémoire et Histoire s’immiscent dans le présent pour le modeler.

"Le projet s’apparente à ce qu’Achille Mbembe a nommé "la productivité poétique de la mémoire" : un travail de réassemblage au présent, producteur de mises en lumière de sens, révélateur des réalités complexes d’une Afrique largement méconnue", écrit-elle.

Les oeuvres les plus emblématiques de cette démarche sont celles du Botswanais Meleko Mokgosi – en apparence aux antipodes l’une de l’autre. La plus amusante est Modern Art: The Root of African Savages II (2012-2014), une série de 16 cartels reproduits sur toile de lin et commentés dans les marges par l’artiste de 34 ans. Plus précisément, il s’agit de cartels tirés de l’exposition "African Art, New York, and the Avant-Garde", présentée au Metropolitan Museum of Art en 2012.

Avec humour et parfois avec rage, Mokgosi s’attaque aux concepts, aux idées et au lexique utilisés par le musée, n’hésitant pas à remettre violemment en question l’histoire de l’art telle qu’elle s’écrit en Occident. Sur un cartel mentionnant Picasso, il s’exclame ainsi : "Comment Picasso a-t-il pu se tourner vers l’Afrique pour sa magie et malgré tout ne jamais éprouver d’empathie pour ses cultures menacées et les problèmes de ses peuples colonisés ? Jusqu’à quel point son rapport à la représentation est-il contraire à l’éthique ?"

Voilà pour la version douce, mais il arrive à Mokgosi de s’emporter un peu plus et de faire montre d’une ironie grinçante : "Oh mais regarde-moi ces horribles fils de pute de Noirs et leurs très intéressantes sculptures géométriques abstraites. Si seulement ce n’était pas des fils de pute de Noirs, nous pourrions les qualifier de "modernes" ou "d’avant-garde"."

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Plusieurs strates d’Histoire dialoguent, se conjuguent et s’affrontent là au présent, plaçant l’artiste à la croisée des chemins. Si ce travail peut paraître conceptuel – et il l’est assurément -, Meleko Mokgosi ne rechigne pas, par ailleurs, à réaliser de monumentales peintures. Au Brass, il présente ainsi le très impressionnant Fully Belly, qui n’est pourtant qu’un des chapitres de son projet Pax Kaffraria, entamé en 2010 et nourri de références esthétiques, politiques, historiques.

Dans la droite ligne de son aîné William Kentridge, le jeune Sud-Africain Kemang Wa Lehulere (31 ans) travaille lui aussi la texture du temps (The Dog Killers [after Dhlomo]). Sur un immense tableau noir, il crée à la craie une oeuvre éphémère entremêlant détails d’une histoire collective et éléments de narration personnels.

Performance (choré)graphique vouée à disparaître presque aussi vite que le présent, le dessin s’efface déjà par endroits en traces sales tout en rappelant à d’autres le poids du passé, comme ces représentations de bâtiments miniers qui évoquent la création même de Johannesburg sur un gisement d’or…

Lumumba

Sur le même thème, d’autres artistes avancent à pas feutrés, tel le photographe congolais Georges Senga (32 ans). Inspiré par l’histoire de Lubumbashi, l’artiste a rencontré en 2012 un certain Kayembe Kilobo, enseignant et agriculteur. La particularité de cet homme ? Il ressemble à Patrice Lumumba et entretient depuis des années cette ressemblance, adoptant sa coiffure, son style, ses expressions.

Est-ce une manière de poursuivre le combat pour ce citoyen ordinaire qui déclare : "J’ai tout gardé sauf la politique, car selon moi c’était le désespoir" ? En confrontant images d’archives et clichés du sosie de Lumumba dans son oeuvre Une vie après la mort, Senga crée un étrange malaise sur ce qu’il reste des indépendances… "Nous avons souhaité proposer des points de vue artistiques, des positions sur cette histoire non dans son inventaire mais dans ce qu’elle produit sur les agissements contemporains, en sortant de la perspective européocentrée", insiste Marie-Ann Yemsi.

Si le sujet peut paraître abscons, il est en réalité fécond. Mais pour la commissaire, il s’agit avant tout de s’extraire des expositions fourre-tout où les artistes africains ne sont rassemblés que par leur origine géographique et choisis en fonction d’un certain type de production, souvent folklorique.

"Longtemps, on a regardé ces artistes, souvent les mêmes d’ailleurs, d’une manière qui me posait problème, dit-elle. Le regard a été formaté par ces grandes expositions pionnières, que l’on doit néanmoins saluer. Aujourd’hui, les lueurs économiques font que l’on se tourne un peu plus vers l’Afrique, mais il reste difficile de faire des expositions qui sortent des sentiers battus." Heureusement, "Odyssées africaines" en est une. 

 

"Body Talk : féminisme, sexualité et corps dans l’oeuvre de six artistes africaines" jusqu’au 3 mai au Wiels, à Bruxelles

 

Brassage d’Afrique

Le Brass et le Wiels sont deux espaces d’exposition installés côte à côte à Bruxelles dans d’anciennes brasseries de bière. Si dans le premier la commissaire d’origines allemande et camerounaise Marie-Ann Yemsi présente "Odyssées africaines", dans le second c’est la commissaire d’origine camerounaise Koyo Kouoh qui présente "Body Talk" (jusqu’au 3 mai), rassemblant les travaux de six plasticiennes du continent. Les résonances entre les deux expositions sont nombreuses, et les deux se prolongent mutuellement. "Chacune des artistes a pour particularité de positionner matériellement son corps dans une histoire et dans sa relecture, ainsi que dans un espace singulier au sein d’un monde de plus en plus homogénéisé", écrit ainsi Koyo Kouoh de "Body Talk". La bière n’est plus la seule bonne raison pour se rendre à Bruxelles. Body Talk : féminisme, sexualité et corps dans l’oeuvre de six artistes africaines", jusqu’au 3 mai au Wiels, à Bruxelles

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