Ballets africains : quand la Guinée abandonne ses danseurs

Ils ont contribué au rayonnement culturel de leur pays à travers les plus grandes scènes du monde dès les années 1950. Et pourtant, l’État a abandonné ses danseurs, aujourd’hui amers.

Les Ballets africains de Guinée à Conakry. © Sylvain Cherkaoui/J.A.

Les Ballets africains de Guinée à Conakry. © Sylvain Cherkaoui/J.A.

Clarisse

Publié le 14 avril 2015 Lecture : 7 minutes.

Jeanne Macauley devrait être millionnaire. Elle devrait aussi pouvoir sillonner les rues de Conakry toute nimbée de sa gloire passée. Mais, à bientôt 70 ans, l’ex-danseuse aux seins nus des Ballets africains de Keïta Fodéba a du vague à l’âme. Elle se désole de vivre dans un total dénuement, livrée à elle-même et aux intempéries, au Jardin du 2-Octobre, qu’elle squatte.

L’ancienne sociétaire de la plus prestigieuse troupe de danse africaine jusqu’au milieu des années 1980 se dit "sidérée, frustrée et déçue" du traitement qui lui est infligé, elle qui a "tout sacrifié au rayonnement culturel de la Guinée". La raison de son courroux ? Le silence des autorités, auxquelles elle a demandé un logement dans la capitale afin de ne plus avoir à emprunter une barque pour quitter son archipel de Loos et rejoindre sa compagnie privée, Sanké, Danse ! , créée "pour [se] prendre en main et ne pas sombrer en regardant, impuissante, la troupe de Fodéba mourir".

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Cette mère de deux enfants n’hésite pas non plus à égratigner ses compatriotes, qui la gratifient toujours d’un joyeux "Tantie Jeanne, l’artiste du peuple, la femme de fer", mais passent leur chemin quand ils la croisent en panne d’essence sur la route. Dépitée, Macauley a bien envisagé de céder aux sirènes de l’expatriation, mais se dit trop attachée à son ingrat pays pour oser franchir le pas.

Bains de foule

Son histoire est malheureusement celle de tous les survivants des mythiques Ballets africains de Conakry, la première troupe du continent à parcourir le monde. Ils ont connu la gloire et fait la fierté de leur pays, mais vivent aujourd’hui dans une quasi-indigence.

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Pour Hamidou Bangoura, 73 ans, ex-danseur et actuel directeur artistique, "les Ballets sont à la rue". S’il a pu, lui, bénéficier d’une évacuation sanitaire au Maroc – Alpha Condé l’a vu danser à l’Alhambra, à Paris, au début des années 1960 -, plusieurs de ses camarades sont tombés malades et ont succombé à petit feu, incapables de se soigner.

Jeanne Macauley se souvient d’avoir fait à plusieurs reprises le tour du monde.

Pour comprendre leur amertume, il faut garder à l’esprit l’histoire de la formation, qui, à son apogée dans les années 1960, pouvait compter jusqu’à une centaine de membres. Elle voit le jour en 1950 à Paris grâce à trois hommes : le poète guinéen Keïta Fodéba, son compatriote guitariste Kanté Facelli et le chanteur camerounais Albert Mouangué. Son nom du moment : l’Ensemble Fodéba-Facelli-Mouangué. Son credo : recruter des artistes des mondes noirs sur la place parisienne.

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Africains et Antillais s’y côtoient. Elle changera plusieurs fois de nom, devenant le Théâtre africain de Keïta Fodéba en 1949, puis Les Ballets africains de Keïta Fodéba en 1950, et Les Ballets africains de la République de Guinée, à l’indépendance du pays, en 1958.

Nés avec la lutte des peuples africains pour l’affirmation de leur identité culturelle à la veille des indépendances, Les Ballets africains se posent en ambassadeurs de la culture et de l’art africains à travers le monde, présentant leur premier spectacle au Théâtre de l’Étoile des Champs-Élysées, à Paris, en novembre 1952. Des centaines d’autres suivront.

Jeanne Macauley se souvient d’avoir fait à plusieurs reprises le tour du monde. Avec des créations sur des thèmes aussi divers que l’éducation traditionnelle, la protection de l’environnement, les épopées historiques, ils seront souvent précurseurs : première troupe africaine à se produire au Théâtre Bolchoï, en Union soviétique, elle sera la première au monde à se produire sur le podium de l’Assemblée générale des Nations unies à New York, aux États-Unis, à l’occasion de la célébration de l’Année internationale des droits de l’homme, en 1968.

Tournées de 2 à 3 ans

Les tournées pouvaient durer entre deux et trois ans, à raison de quelque 250 représentations annuelles. La petite histoire rapporte les suppliques éplorées d’artistes demandant au président Sékou Touré de réduire la durée des tournées, finalement ramenée à six mois. Mais les retours étaient toujours suivis d’interminables bains de foule et de deux semaines de représentations ininterrompues au Palais du peuple.

Les Ballets africains ont révélé bien des artistes de renom. Comme le vocaliste Kouyaté Sory Kandia –  "le rossignol des savanes" -, premier Africain à décrocher le grand prix de l’académie Charles-Cros, Italo Zambo, l’un des rares Africains à figurer parmi les trois cents célébrités du Forum mondial des arts, ou le joueur de kora Bakary Sissoko.

En 1958, Fodéba enregistre Minuit, l’histoire d’un résistant à la colonisation française qui parvient à provoquer chez les siens un désir d’émancipation. Le morceau sera repris des années plus tard par Ali Farka Touré, qui l’inscrira dans son propre répertoire.

Les recettes des ballets avaient permis de payer les trois premiers mois de salaire des fonctionnaires guinéens.

"Il avait le chauffeur de Keïta Fodéba à la fin des années 1950", raconte Hamidou Bangoura. Ils ont surtout été une source de devises appréciable pour la jeune République, mise au ban de la communauté internationale après son indépendance. Hamidou Bangoura se rappelle que les recettes avaient permis de payer les trois premiers mois de salaire des fonctionnaires.

Jeanne Macauley n’oublie pas cette visite d’Ismaël Touré, frère cadet du président Sékou Touré, à Londres, alors qu’ils y étaient en tournée. Il avait pu acheter le tout premier bateau guinéen grâce aux sommes engrangées. Les cachets des artistes procuraient des uniformes aux militaires, des équipements aux footballeurs et différents instruments à la trentaine d’orchestres nationaux que comptait alors le pays.

Les sociétaires de la troupe avaient le très enviable statut de fonctionnaire. Mieux rémunérés que la moyenne, ils étaient logés et soignés gratuitement par l’État guinéen. Pour Hamidou Bangoura, c’était mérité. Faire partie des Ballets africains supposait exceller dans au moins trois domaines. On avait ainsi des triples profils d’acrobate, percussionniste et choriste chez les hommes, ou de danseuse, actrice et choriste chez les femmes.

Et les recrutements s’effectuaient sur l’ensemble du continent, lors des tournées, grâce à des auditions à grande échelle. Les nouvelles recrues étaient placées en internat, le gouvernement supervisait leur préparation. Rien ne leur était refusé. La voix de Bangoura vibre d’émotion quand il évoque leur rencontre au Maroc avec le roi Hassan II, qui avait mis à leur disposition un avion militaire Hercules pour visiter tout le royaume. Sékou Touré en avait fait autant avec un DC 8 pour leur tournée en Afrique centrale.

Survie

Une cassure s’est produite en 1984 à la mort de Sékou Touré, début d’une longue descente aux enfers, la culture n’étant plus considérée comme une priorité. La troupe est toujours opérationnelle, mais elle n’est plus soutenue et ne reçoit plus la moindre subvention. Certes, le Palais du peuple reste à sa disposition pour toutes ses répétitions.

Mais, alors qu’elle maintient sa politique de rajeunissement de l’équipe, elle se révèle incapable d’accorder le moindre salaire à ses nouvelles recrues et de définir leur statut. Si les artistes des années 1960 encore en vie peuvent prétendre à une pension de retraite de quelque 100 dollars, ils disent en vivre très difficilement.

Selon Hamidou Bangoura, les non-fonctionnaires "se débrouillent, survivent", contraints de compter sur la générosité des leurs, bien qu’ils aient tous été décorés en 2013, y compris les défunts à titre posthume. Les plus jeunes en sont réduits à miser sur d’hypothétiques contrats à l’étranger, dont seuls les cachets leur assurent une quelconque rétribution.

Or, depuis leur dernière sortie du territoire – c’était en Libye, peu avant la chute de Kadhafi -, ils n’ont eu aucune nouvelle proposition. Tout au plus reçoivent-ils des invitations à des manifestations culturelles dans des pays voisins, comme récemment au Festival mondial des arts nègres, à Dakar. Alors, baisser les bras et passer à autre chose ? Manana Cissé n’y pense pas.

Doyenne des recrues arrivée dans la troupe en 1959, elle continue de se produire avec ses enfants et petits-enfants et s’efforce, avec Hamidou Bangoura, de maintenir les Ballets en vie.

Pour ce dernier, une formation dont s’est inspiré le Koteba de Souleymane Koly, dont les membres ont côtoyé Alain Delon, Marlon Brando ou Muhammad Ali et ont été faits citoyens d’honneur de dizaines de villes à travers le monde, ne peut disparaître. Il a un temps espéré une nouvelle politique culturelle se traduisant par la relance des ensembles nationaux, la fusion entre musique traditionnelle et musique contemporaine et une plus grande ouverture sur la scène internationale.

Las, la Guinée n’a plus de ministre de la Culture et du Patrimoine depuis le décès en janvier de l’ancien titulaire du portefeuille, Ahmed Tidiane Cissé. 

Docteur Keïta et Mister Fodéba

Côté face, c’était un homme de culture. Instituteur devenu poète, dramaturge, compositeur et chorégraphe après des études de droit, Keïta Fodéba était considéré comme l’un des artistes et écrivains les plus populaires de sa génération. À son actif, outre les Ballets, l’hymne national de Guinée (coécrit avec le Français Jacques Cellier) et l’orchestre féminin Les Amazones, notamment. Mais Fodéba avait aussi une obsession : la lutte contre le colonialisme, à coups de poèmes et de pamphlets – interdits dès 1951 en AEF comme en AOF. D’où sans doute son admiration pour Sékou Touré, dont il deviendra tour à tour le ministre de l’Intérieur, de la Défense et de la Sécurité, mais surtout l’homme de main. Côté pile, on lui doit des rafles meurtrières (plus de 400 morts) et la violente répression d’une manifestation étudiante qui avait fait de nombreux morts en 1962. Accusé de complot, il sera incarcéré au camp Boiro (qu’il avait lui-même contribué à ériger), où il sera fusillé. Peu avant sa mort, il écrivait : "J’ai toujours oeuvré pour l’injustice… Pour servir cette cause injuste, j’avais inventé des complots afin de pouvoir faire liquider tous ceux qui étaient susceptibles d’exprimer la volonté du peuple de la Guinée martyre."

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