Sénégal : Sall – Wade, le président et le prisonnier

Que l’opposition ait fait de Karim Wade son candidat à la prochaine élection ne gênera sans doute pas beaucoup Macky Sall. Mais l’ancien ministre sera bien plus gênant derrière les barreaux qu’il ne le serait en liberté.

Reconnu coupable d’enrichissement illicite, Karim Wade a été condamné à six ans de prison. © Seyllou/AFP

Reconnu coupable d’enrichissement illicite, Karim Wade a été condamné à six ans de prison. © Seyllou/AFP

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Publié le 8 avril 2015 Lecture : 6 minutes.

"N’importe qui, quand il se rase le matin, peut penser qu’il va défaire le président." Le 17 mars, à quelques jours de la désignation de Karim Wade comme candidat du Parti démocratique sénégalais (PDS, opposition) à la prochaine élection présidentielle, Macky Sall n’en faisait pas mystère : la perspective d’affronter un jour dans les urnes ce challenger autoproclamé ne l’empêche pas de dormir. "Je ne suis pas là par hasard. J’ai battu un pouvoir qui était en place, ajoutait le chef de l’État. Ce ne sont pas des fanfaronnades qui vont changer cette réalité."

Quatre jours plus tard, le bureau politique du PDS entérinait un scénario prévisible en désignant à une quasi-unanimité le fils de l’ancien président pour porter ses couleurs en 2017. "Une opération cousue de fil blanc, selon un cadre du parti libéral qui n’a jamais dissimulé ses propres ambitions. Pour nous, ce n’était pas une vraie primaire. Il s’agissait de faire bloc pour aider un frère en difficulté."

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Improvisé en une quinzaine de jours, à l’instigation de l’ancien président Abdoulaye Wade, le processus de désignation de Karim Wade avait un double objectif : dissuader une condamnation trop lourde du prisonnier le plus célèbre du Sénégal par la Cour de répression de l’enrichissement illicite (CREI). Et, à défaut, donner à cette condamnation des allures de purge politique.

Indocile

Bon gré mal gré, les principaux cadres du parti ont donc renoncé à déposer leur propre candidature. À l’exception de l’indocile députée Aïda Mbodj, qui allait toutefois retirer la sienne le jour du vote, seule une poignée de seconds couteaux ont concouru pour la forme, afin de donner à ce plébiscite écrit d’avance l’allure d’une primaire. "Tout le monde au PDS savait que Karim serait condamné le surlendemain, témoigne un membre influent du comité directeur. Il s’agissait d’une forme de théâtralisation, alors on a laissé passer."

L’entourage présidentiel fait valoir que la condamnation de Karim Wade aurait pu être plus sévère…

Le 23 mars, ce qui devait arriver arriva. Après avoir donné lecture des principales dispositions de l’arrêt de la CREI, le président Henri Grégoire Diop annonçait devant une salle d’audience chauffée à blanc, acquise à Karim Wade, la sentence tant attendue. Reconnu coupable d’enrichissement illicite, l’ancien "ministre du Ciel et de la Terre" écope de six ans de prison, 210 millions d’euros d’amende et la confiscation de tous ses biens. Il est par ailleurs condamné à verser solidairement, avec ses sept complices, quelque 15 millions d’euros à l’État, partie civile. "Tout le monde a compris que la CREI est le bras armé du pouvoir exécutif", commentaient aussitôt ses avocats, avant d’annoncer leur intention de se pourvoir en cassation.

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Ambition

"Nous ne célébrons pas une victoire, nous n’annonçons pas une défaite, indiquait quant à lui le ministre de la Justice, Sidiki Kaba. Nous sommes dans le cours normal de la justice au Sénégal." Selon cet avocat devenu garde des Sceaux, "les juges se sont prononcés en toute indépendance et impartialité". "Pour le président, ce dossier n’a rien d’une affaire politique, abonde un proche de Macky Sall.

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La farce politique, c’est le PDS qui l’a déclenchée." Pour preuve, l’entourage présidentiel fait valoir que la condamnation aurait pu être plus sévère : Karim Wade risquait jusqu’à dix ans de prison ; le délit de corruption n’a finalement pas été retenu contre lui ; il n’a pas été privé de ses droits civiques, et deux de ses présumés complices ont bénéficié d’une relaxe.

Sur le papier, l’intéressé peut donc cultiver son ambition présidentielle. En cas de grâce ou d’amnistie avant la fin 2016 (et sous réserve qu’il renonce à sa double nationalité), il lui serait possible de briguer la magistrature suprême l’année suivante. Si le candidat Karim Wade n’est pas une préoccupation pour le chef de l’État en exercice, le prisonnier Karim Wade pourrait bien en revanche devenir un caillou dans la chaussure du pouvoir. Car s’il marque une étape importante dans la traque aux biens mal acquis déclenchée par Macky Sall au lendemain de son élection, le jugement qui vient d’être rendu est loin d’en constituer l’épilogue.

Devenu la figure emblématique d’un parti d’opposition qui s’estime victime de règlements de comptes, Karim Wade, depuis sa prison, est sans doute plus gênant pour le régime qu’il ne le serait en liberté. D’abord parce que sa condamnation pour enrichissement illicite a contourné la principale attente des Sénégalais : apporter la preuve que l’héritier controversé a bien puisé dans les caisses de l’État.

Ensuite parce que ses déboires carcéraux ont fini par lui attirer une certaine sympathie chez une partie de la population. Enfin parce que les dérives de la CREI, dénoncées par de nombreux observateurs, bien au-delà des rangs de l’opposition, offrent au PDS et à Abdoulaye Wade l’occasion de galvaniser les troupes et de se faire entendre.

Pharaonique

"Ils vont avoir des problèmes pour exécuter la décision", veut croire l’un des avocats de Karim Wade, selon qui la reconnaissance internationale du jugement de la CREI par des juridictions indépendantes est loin d’être acquise. Plusieurs biens immobiliers, comptes bancaires ou sociétés visés, que l’État entend bien confisquer, se trouvent en effet hors du Sénégal, de Paris à Monaco, en passant par le Luxembourg.

Comment les huit condamnés seront-ils en mesure de s’acquitter de l’amende pharaonique et des dommages et intérêts ?

Autre question : dès lors que tous leurs biens doivent leur être confisqués, comment les huit condamnés seront-ils en mesure de s’acquitter de l’amende pharaonique et des dommages et intérêts ? La question laisse sans voix un avocat de l’État du Sénégal, qui rappelle que "le jugement prévoit la contrainte par corps en cas de non-paiement". Autrement dit, une incarcération prolongée.

Plusieurs condamnés ont déjà annoncé leur intention de multiplier les recours, au Sénégal comme "sur le plan international". Depuis la France, Vieux Aïdara (condamné à dix ans de prison) a fait savoir qu’en tant que binational franco-sénégalais il comptait faire appel au président François Hollande, considérant avoir été spolié de ses investissements dans la chaîne Canal Info News, qu’il a cofondée mais qui a été considérée comme appartenant à Karim Wade. Des recours dont l’issue pourrait s’avérer plus embarrassante pour le régime que la candidature d’un prisonnier à la prochaine présidentielle.

Bibo Bourgi serait-il le dindon de la farce ?

"Notre client est le dindon de la farce !" s’indigne une avocate d’Ibrahim Aboukhalil, alias Bibo Bourgi, qui a écopé de cinq ans de réclusion. Avec son frère Karim (condamné par contumace à dix ans de prison), l’homme d’affaires franco-sénégalais est en effet le détenteur officiel de la quasi-totalité du patrimoine attribué à Karim Wade par la CREI. En deux ans, l’évaluation de ce patrimoine n’a cessé de fluctuer. Estimé en octobre 2013 à 1,2 milliard d’euros, il n’était plus que de 178 millions d’euros six mois plus tard. Dans son arrêt, la CREI le chiffre finalement à 105 millions d’euros, après avoir écarté l’existence d’un compte bancaire à Singapour. Sur cette somme, "seuls" 6 millions d’euros appartiennent en propre à Karim Wade. Une large fraction des 99 millions restants sont des comptes bancaires et des sociétés appartenant officiellement aux frères Aboukhalil. Issus d’une famille d’origine libanaise ayant fait fortune dans le transit et l’immobilier, les deux hommes d’affaires verront-ils l’État du Sénégal s’emparer de tous leurs biens au nom de la théorie retenue par la CREI, qui fait d’eux de simples hommes de paille de Karim Wade ? Dans l’immédiat, le pourvoi en cassation formé par leurs avocats suspend l’application du jugement.

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