Richard Bielle, CFAO : « Notre histoire, c’est l’Afrique. Notre projet, c’est l’Afrique »

Spécialiste de l’automobile et de la pharmacie, le géant de la distribution est en pleine mutation. Dans quelques mois, il ouvrira son premier hypermarché Carrefour en Côte d’Ivoire. Récit et rencontre avec son patron, revenu aux commandes après un break.

Richard Bielle est revenu aux commandes de CFAO fin 2013, après une pause d’un an. © Vincent Fournier / J.A

Richard Bielle est revenu aux commandes de CFAO fin 2013, après une pause d’un an. © Vincent Fournier / J.A

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Publié le 10 avril 2015 Lecture : 10 minutes.

Perte du contrat Renault-Nissan, chute du marché automobile algérien, création d’une coentreprise avec Carrefour, projet d’ouverture d’une brasserie Heineken à Abidjan… Depuis 2012 et son rachat par la sogo-shosha (maison de commerce) japonaise Toyota Tsusho Corporation (TTC), le groupe de distribution CFAO a connu autant de hauts que de bas. Et beaucoup de doutes sur son identité comme sur sa stratégie entretenus par le silence de Richard Bielle, président du directoire. Initialement hostile au rachat, celui-ci avait quitté ses fonctions à la tête de cette institution française historique, qui compte 12 000 salariés, dont 10 000 dans 34 pays d’Afrique… avant de finalement reprendre son poste un an plus tard. Réservé, sans doute davantage gestionnaire que visionnaire, Richard Bielle accorde à Jeune Afrique sa première interview depuis cet épisode.

Le management français et ses propriétaires japonais, qui ont payé le prix fort pour l’acquisition de 97 % du capital – 2,3 milliards d’euros -, semblent enfin avoir accordé leurs violons sur les plans de développement de l’entreprise. « Jun Karube, le président de TTC, et son représentant, Yasuhiko Yokoi, se sont laissés convaincre de l’intérêt de laisser le pavillon français sur cette vieille dame, forte de 128 années d’expérience dans la distribution sur le continent », explique Alain Viry, PDG de CFAO de 1997 à 2009, et revenu à sa tête dans la période de transition mouvementée d’après-rachat. Loin d’avoir été remplacé par des Japonais, qui ne sont qu’une poignée dans les couloirs du siège français de CFAO, à Sèvres, en banlieue parisienne, le management français semble être soutenu.

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« Après la perte des contrats de distribution de Renault-Nissan dans une dizaine de pays et d’Isuzu, du fait des liens de TTC avec Toyota Motor Corporation, les Japonais étaient paniqués. En faisant revenir Richard Bielle aux commandes, ils ont rassuré à la fois les cadres français sur la continuation des plans de développement dans et en dehors de l’automobile, les partenaires grâce à son indépendance vis-à-vis de Toyota, et les Japonais par ses qualités de gestionnaire réaliste », décrypte un ancien cadre qui a vécu le rachat.

Mais la validation des plans d’investissement, qui passe désormais par Tokyo, leur a fait perdre du temps, compte tenu du mode de prise de décision collégial japonais. Entamée depuis une dizaine d’années dans la distribution pharmaceutique et désormais dans les biens de grande consommation, la stratégie de diversification de CFAO a toutefois été validée par un TTC d’abord uniquement attiré par l’automobile, dont le groupe panafricain est un leader au sud du Sahara (le secteur représente encore 56 % de son chiffre d’affaires). La publication récente de revenus stables, malgré la nette baisse des ventes dans ce domaine, valide financièrement un choix qui devrait faire de l’ancien comptoir un acteur complet de la distribution. Avec pour maîtres mots : l’Afrique, la représentation de grandes marques leaders, la distribution et la production locale pour la classe moyenne africaine.

Propos recueillis par Christophe Le Bec et Frédéric Maury

Jeune Afrique : CFAO est-il un groupe français, japonais ou africain ?

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Richard Bielle : C’est un groupe international. Il est très africain dans son ancrage et ses activités. Français aussi par son histoire, sa base juridique et sa cotation à Paris. Et il est japonais par son actionnariat et aussi par un certain nombre des produits qu’il vend. Notre histoire, c’est l’Afrique. Notre projet, c’est l’Afrique. Nous sommes le lien entre l’Asie, l’Europe et le continent.

Vous vous dites africain mais, sur les 26 membres de votre comité exécutif, un seul l’est…

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Ce n’est pas suffisant. Mais il ne faut pas s’arrêter au comité exécutif car les vrais patrons se trouvent dans les pays où nous sommes implantés. En 2005-2006, nous avons initié une politique d’africanisation. Aujourd’hui, nous employons 10 000 personnes sur le continent, dont seulement 300 expatriés, à 60 % des Français. La moitié de nos directeurs financiers et nos patrons nigérians ou kényans sont africains. Il faut permettre à ces managers du continent de faire de belles carrières dans notre groupe, pourquoi pas jusqu’au poste de président du directoire, que j’occupe aujourd’hui. Richard Nouni, qui a dirigé nos activités au Cameroun, a par exemple pris la tête de CFAO Technologies à Paris.

En 2014, malgré une baisse très nette des ventes de voitures sur certains marchés, notamment en Algérie, vos revenus et vos profits sont restés stables. La preuve que votre diversification est sur la bonne voie ?

La complémentarité des métiers est essentielle. De 2005 à 2008, l’automobile s’est développée à toute allure et nous trouvions que les autres activités ne croissaient pas assez rapidement. Mais l’an dernier, nous avons eu une combinaison de facteurs très négatifs dans ce secteur : des éléments de marché et des non-renouvellements de contrats. Nos résultats annuels valident ce choix de la diversification : si nous n’opérions que dans l’automobile, nos revenus auraient chuté de 12 % en 2014. L’objectif est que nos trois piliers [l’automobile, la santé et les biens de consommation] contribuent à peu près à la même hauteur à nos revenus.

Avez-vous craint que votre nouvel actionnaire remette en question cette stratégie ?

Effectivement. Mais TTC étant lui-même diversifié, avec sept divisions, il a compris que CFAO avait besoin lui aussi de diversification pour connaître une croissance satisfaisante. Il nous a permis de continuer à développer tous nos métiers et a validé d’autres projets annoncés depuis, comme ceux développés avec Carrefour.

Pourquoi avoir quitté votre poste de président du directoire de 2012 à 2013 ?

J’avais besoin de souffler un peu… Je suis revenu parce que j’adhérais à la vision de TTC, celle de développer tous nos métiers. Mais aussi parce que je suis très attaché à cette entreprise et à l’Afrique. Ce qui est important, c’est que nous avons un actionnariat stable et solide. Avant notre introduction en Bourse, en 2009, il y a eu beaucoup de rumeurs de vente. Après l’introduction, il y a eu cette période de transition au cours de laquelle PPR [aujourd’hui Kering] a conservé 40 % du capital. Il y a eu des moments de doute. En Afrique, on a besoin d’avoir une vision à long terme car il faut investir.

Quel type de relation avez-vous avec votre nouvel actionnaire ?

Ce sont des relations normales entre une équipe de direction et son actionnaire. Nous avons une dizaine d’usines en Afrique [brasserie, packaging, automobile, médicaments], et TTC, qui en a un peu partout dans le monde, nous épaule dans leur gestion et pour la logistique. TTC respecte l’ADN de CFAO, qui est une fédération de 140 PME, avec un esprit très entrepreneurial. Quelques Japonais travaillent au siège et nous aident à faire le lien. Parce que nous ne parlons pas la même langue, évidemment, mais aussi parce que nos approches culturelles sont différentes.

TTC est la maison de commerce de Toyota. Certaines marques japonaises, comme Nissan, ont pour cette raison cessé de collaborer avec vous. Espérez-vous les faire changer d’avis et avez-vous rassuré les autres ?

Finalement, il y a assez peu de marques qui ont décidé de ne plus travailler avec nous pour la raison que vous avez donnée. Et elles l’ont fait en dépit de nos performances. Avec Nissan, nous avions atteint, après dix ans de travail, une part de marché de 20 % en Afrique de l’Est. Mais nous nous sommes organisés et avons conclu un accord avec Volkswagen pour la même région. Le potentiel avec ce partenaire, qui est le numéro deux mondial derrière Toyota, est le même qu’avec Nissan. Seulement, nous repartons de zéro.

La perte d’Isuzu vous coûte également beaucoup, en Algérie notamment…

Nos performances avec Isuzu étaient excellentes, nous avions une position de leader sur le marché du camion en Algérie. Et nous étions numéro deux au Maroc, derrière Fuso. Mais avec les autres constructeurs, il n’y a pas de problème. Il est même plutôt question de renforcer nos partenariats.

Vous semblez avoir des ambitions sur le marché des véhicules d’occasion…

On estime que, pour un véhicule neuf vendu, dix véhicules d’occasion sont écoulés. Nous regardons s’il est possible de structurer une offre de qualité pour ce marché de l’occasion, avec des automobiles récentes, certifiées et finançables pour une clientèle de particuliers qui ne peut pas encore s’offrir de véhicules neufs.

Comment le marché automobile africain va-t-il évoluer selon vous ?

Dans les pays subsahariens, l’immense majorité des ventes de véhicules neufs se fait à destination des entreprises ou des institutions. L’augmentation des volumes va beaucoup dépendre de la capacité à proposer des produits adaptés et abordables, de la disponibilité d’offres de financement mais aussi de la réglementation. Sur certains marchés, les véhicules de seconde main pourraient être interdits, comme cela s’est produit en Algérie.

Craignez-vous la percée des marques chinoises ?

Les Chinois n’ont pas vraiment connu de succès sur le marché automobile africain, avec au maximum 1 % à 2 % de part de marché. Mais ils reviendront avec des véhicules et une organisation plus adaptés. Et il y a des marques internationales, comme PSA Peugeot Citroën et Volkswagen, qui fabriquent des véhicules spécifiquement pour le marché chinois et qui pourraient décider de les exporter en Afrique. En revanche, les camions ont réalisé de belles percées sur le continent.

Envisagez-vous de participer à la construction ou à la gestion d’usines automobiles ?

Nous nous inscrivons dans cette évolution, notamment au Nigeria, où les droits de douane ont augmenté de manière importante pour inciter les marques à produire localement. Nous voulons faire de l’assemblage local pour les camions Fuso ou pour Mitsubishi et nous allons faire des motos avec Yamaha. L’Algérie souhaite aussi favoriser la production locale. À partir de 2017, il faudra produire sur place pour pouvoir importer, comme cela se fait dans le domaine des médicaments.

Pensez-vous que la production locale peut réellement se développer en Afrique ?

L’ambition de créer un tissu industriel est légitime. Mais dans certains secteurs, comme l’automobile, c’est compliqué.

Peu de marchés africains ont la taille critique pour justifier le développement d’un tissu de production intégrée, avec des sous-traitants locaux. L’Algérie en fait partie, car elle se rapprochait de la taille de l’Afrique du Sud lorsque les usines automobiles y ont été créées.

Au Nigeria, malgré une importante population, le marché automobile neuf reste très limité, avec 50 000 véhicules vendus par an. En revanche, dans d’autres secteurs d’activité, la production locale a du sens car les projets industriels sont moins complexes et les investissements moins lourds. Notre accord récent avec L’Oréal prévoit d’ailleurs que nous produisions en Côte d’Ivoire.

Un événement important se prépare pour la vie de votre groupe : l’ouverture d’un premier centre commercial Carrefour, en Côte d’Ivoire. Est-elle toujours prévue pour le troisième trimestre 2015 ?

Oui, nous sommes dans les temps. Nous dévoilerons le nom de ce centre, qui comptera un hypermarché Carrefour, une cinquantaine de magasins et une aire de restauration, dans quelques mois.

Vous allez aussi implanter des marques comme L’Occitane en Provence ou La Grande Récré. Au regard du pouvoir d’achat local, ne visez-vous pas trop haut en matière de prix ?

Il faut trouver le bon équilibre entre la valeur de la marque, sa notoriété et son image de modernité, et le prix. C’est difficile mais c’est ce que nous essayons de faire. Nous ne voulons pas d’une galerie marchande où les gens viendraient faire du lèche-vitrines sans rien acheter.

Ces enseignes vont donc adapter leurs produits…

Carrefour dispose d’une offre de produits sous sa propre marque qui est très bien positionnée en matière de prix. Ensuite, il faut apporter des packagings adaptés au contexte africain. Notamment avec des offres à l’unité.

En construisant des galeries marchandes alors que d’autres ouvrent des sites de vente en ligne, ne fonctionnez-vous pas sur un ancien modèle ?

N’opposons pas les choses. Je ne pense pas que les consommateurs achèteront leurs yaourts en ligne. Les deux canaux vont se développer. Nous sommes en train de réfléchir à la manière d’accompagner la vente au détail en ligne, dans les biens d’équipement et le textile.

Où se situera votre prochain centre commercial ?

Des négociations sont en cours à Lagos et au Cameroun, plutôt à Douala.

Le fait de disposer d’un parc foncier historique est un avantage pour vous…

Nous sommes propriétaires de tous nos sites opérationnels et nous disposons de réserves foncières. Mais cela n’est pas suffisant, ni en nombre ni en taille. Nous faisons des études de transport, de pouvoir d’achat pour savoir exactement où il faut être. Le foncier est le nerf de la guerre, mais il ne faut pas se tromper quant à l’évolution des villes.

Tout le monde parle du « consommateur africain »… Connaît-on vraiment ses comportements de consommation ?

Les analyses macroéconomiques des institutions comme la Banque africaine de développement [BAD] sont intéressantes, mais insuffisantes pour une entreprise de biens de consommation. Nous avons lancé une étude quantitative et qualitative pour mieux connaître les clients, les seuils de déclenchement de l’acte d’achat, les arbitrages entre produits. Cinq mille interviews sont réalisées dans cinq pays, la Côte d’Ivoire, le Cameroun, le Maroc, le Kenya et le Nigeria. Nous aurons les premiers résultats en mai.

Quels types de nouveaux produits allez-vous distribuer dans les années à venir ?

Je citerais les produits de l’hygiène, les cosmétique, les produits d’entretien de la maison. Dans le domaine des biens de consommation, nous cherchons à mutualiser nos forces de vente et nos usines sur des marchés qui sont encore petits. L’Oréal a été séduit par notre approche car nous avons la capacité de produire localement avec l’usine Sicobel, que nous rachetons, et de distribuer sur trois canaux : la distribution moderne avec Carrefour, les pharmacies, avec lesquelles nous travaillons via Eurapharma, et le marché traditionnel, sur lequel nous vendons depuis longtemps des produits Bic.

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