« Nouvel An chinois » : la petite musique de Koffi Kwahulé

L’auteur d’origine ivoirienne vient de publier « Nouvel An chinois », roman critique sur le repli identitaire français dans lequel il manie la langue comme un jazzman son instrument.

Koffi Kwahulé, écrivain dramaturge, chez lui à Paris. © Jacques Torregano/JA

Koffi Kwahulé, écrivain dramaturge, chez lui à Paris. © Jacques Torregano/JA

leo_pajon

Publié le 17 mars 2015 Lecture : 6 minutes.

Dans l’obscurité d’une cage d’escalier parisienne, après les trois coups d’usage, la porte s’ouvre comme un rideau sur Koffi Kwahulé, pieds nus. Sur le seuil, en pleine lumière, ce quinquagénaire baraqué, ancien boxeur, enroule un peu son mètre quatre-vingt-cinq pour saluer.

La décoration de l’appartement est spectaculaire, à cheval entre deux mondes. Des masques ivoiriens, gabonais, burkinabè, des tissus africains côtoient une partition de Jean-Sébastien Bach nonchalamment juché sur le pupitre d’un piano droit. Des cassettes audio de Miles Davis, Count Basie, Charlie Parker ou Keith Jarrett tapissent un mur entier.

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Koffi Kwahulé est bien entouré pour se livrer à ses "improvisations littéraires". Lui n’est pas musicien. "Je n’ai jamais su jouer d’instrument et je chante comme une grenouille", rigole-t-il, avant de préciser de sa voix d’alto aux accents rocailleux : "Le piano ? C’est ma fille qui en fait."

Mais ce dramaturge qui s’est lancé depuis une dizaine d’années dans l’écriture de romans se "venge" dans ses livres. Son tout dernier ouvrage, Nouvel An chinois, s’appuie par exemple sur la répétition de phrases assimilables à des samples, des boucles musicales que l’on retrouve dans l’électro, le hip-hop ou le jazz. Chez lui, le sens est moins important que le son.

"Mon projet initial n’est pas de dire quelque chose, le sens est second. Je me concentre d’abord sur l’écriture elle-même, sur la manière dont la langue chante. D’ailleurs, lorsque j’écris, je me dis les phrases en moi-même, puis je les lis à haute voix." La "méthode" Kwahulé repose sur un autre principe (peut-être un peu pénible pour ses proches) : il écoute en boucle un et un seul album lorsqu’il travaille sur un ouvrage.

Pour son dernier roman publié, par exemple, un unique CD tournait dans sa platine : Back to Black, de la défunte chanteuse de soul Amy Winehouse. Évoquant ces monomanies musicales éphémères, Koffi Kwahulé parle de "son amniotique" qui lui permet de rester cohérent dans l’écriture avant d’enfanter un ouvrage.

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Symphonie

Il y a forcément eu un prélude, dans l’enfance, à la longue symphonie littéraire composée par ce joueur de mots. D’abord le vacarme d’une famille (très) nombreuse. Koffi Kwahulé est né à Abengourou, dans l’est de la Côte d’Ivoire, le 17 mai 1956. Officiellement seulement.

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"Je suis peut-être né en 1957 ou 1958. Mes parents ont triché sur la date pour pouvoir m’inscrire à l’école en même temps qu’un de mes frères. Je ne connais donc pas précisément mon âge… ce que je vis merveilleusement bien." Autre point d’interrogation, le nombre de ses frères et soeurs. "Au moins une vingtaine", estime ce rejeton d’un papa polygame qui avait "au plus fort" trois ou quatre épouses en même temps. Son père, justement, est commerçant. Il achète du café ou du cacao à des petits producteurs (et en cultive lui-même) pour le revendre aux grossistes.

Propriétaire d’une boutique, ce notable est le chef des Baoulés de la région. Sa mère, elle, est peut-être la dernière inconnue, la plus importante, de cette enfance ivoirienne : elle tient un maquis à Abidjan. Non seulement le petit Koffi ne la voit pas pendant dix ans (de 5 ans à 15 ans), mais il est d’abord convaincu que c’est une autre épouse de son père qui l’a mis au monde !

Quand ce gamin un brin turbulent ne fait pas le fou avec ses copains dans la piscine du grand hôtel de la ville, il écoute et danse sur les 45 tours de ses frères et soeurs. "J’étais moins branché par la musique ivoirienne que par les sons africains-américains : Otis Redding, James Brown…" La littérature, elle, vient longtemps après la musique… "Quand mon père me trouvait avec un livre, il vérifiait qu’il s’agissait bien d’un manuel scolaire. Tout le reste était pour lui de l’amusement, et donc une perte de temps. Je lisais tout de même, en cachette, des bandes dessinées : Zembla, Akim… Ce n’est qu’à l’âge de 18 ans que j’ai découvert ce qu’on appelle la grande littérature."

Koffi étudie alors à Abidjan à l’Institut national des arts. Il a reçu une bourse qu’il dilapide dans les boîtes la nuit et dans les "librairies par terre" (des bouquinistes de rue) le jour. Premier achat, premier choc littéraire. "J’avais pris L’Idiot, de Dostoïevski, surtout parce que je pensais que ce nom imprononçable me permettrait d’impressionner les filles et mes amis. Et puis j’ai trouvé que ce qu’il écrivait était limpide, et j’ai lu tous ses ouvrages."

La première pièce de théâtre qui le marque ? L’OEil, écrit par son compatriote Bernard Zadi Zaourou. "À l’époque, j’étais persuadé que je ne serais pas légitime pour écrire quoi que ce soit avant d’avoir obtenu tous mes diplômes jusqu’au doctorat. Or cette pièce d’un auteur au sommet du cursus universitaire mêlait tous les registres de langue, de la plus châtiée au français de Moussa, sorte d’argot ivoirien. Je me suis dit : "Si lui peut le faire, je peux le faire aussi."

La suite de sa partition, le jeune auteur l’écrit en France. Il atterrit en 1979 à Paris pour y poursuivre son cursus de comédien, à l’école de théâtre de la rue Blanche. "Mes parents et mes amis me disaient : "Tu vas rester en France." Ils me connaissaient mieux que moi. Comme je suis fou et que les Blancs sont fous, nous nous sommes effectivement bien entendus", lâche dans un tonitruant éclat de rire le dramaturge, époux d’une blonde originaire de Saint-Étienne.

D’abord déçu par la capitale française, dépourvue des fiers gratte-ciel qu’il y imaginait, cet infatigable arpenteur de bitume s’est finalement attaché à cette "ville à taille humaine", et se dit aujourd’hui plus parisien que français. Il s’affirme aussi "auteur ivoirien". "J’ai émigré à 23 ans, déjà formé culturellement. Aujourd’hui, c’est toujours mon imaginaire, ma sensibilité ivoirienne qui se déploie. C’est quelque chose de difficile à définir, une émotion au monde. Je ne vois pas un coucher de soleil de la même façon qu’un Français né en France."

Théâtre

S’il voyage fréquemment en Afrique, surtout pour travailler, il retourne rarement en Côte d’Ivoire. Un come-back, au début des années 1980, pour jouer sa première pièce, Le Grand-Serpent, fut relativement glaçant. "Le lendemain de la première représentation, l’armée était dans le théâtre. J’ai été convoqué au ministère de la Culture, tenu alors par Bernard Dadié. Là, une dizaine d’hommes m’attendaient. Il y a eu un silence qui a duré cinq longues minutes, puis l’un d’eux m’a demandé : "Bon, dis-nous ce qui est dangereux dans ta pièce." Je ne savais pas quoi répondre, c’était eux qui voulaient me censurer ! En réalité j’étais fiché depuis l’âge de 18 ans : j’avais écrit un petit encart sur la corruption, dans le courrier des lecteurs d’Ivoire Dimanche, qui n’avait pas plu…"

En France, le soliste Kwahulé délaisse vite le métier de comédien, qui "rend dépendant de trop de monde", pour composer une oeuvre prolifique (plus d’une trentaine d’ouvrages à ce jour, en grande majorité des pièces de théâtre), récompensée notamment par le prix ivoirien Kaïlcedrat en 2006 et en 2013 par le prix Édouard-Glissant. Le théâtre ? Il n’y va plus.

"Trop ennuyeux. C’est un petit milieu qui a les mêmes exclamations, les mêmes anathèmes, qui finit par se regarder plutôt que la scène." Mais on continue à lui faire des commandes. L’un de ses prochains textes dramatiques, prochainement joué à Malakoff, dans la banlieue parisienne, tourne autour de Fela Kuti. Pendant un mois, les murs de son appartement ont vibré au son de l’afrobeat.

Nouvel An chinois, de Koffi Kwahulé, éditions Zulma, 234 pages, 18,50 euros 

Un roman oppressant et visionnaire

Koffi Kwahulé a situé sa dernière intrigue dans le quartier parisien de Saint-Ambroise. L’auteur a l’habitude de réaliser des huis clos oppressants dans de tout petits espaces… et malgré les apparences, il reste ici dans la lignée de ses précédentes productions : les différents personnages qu’il anime sont enfermés dans leur tête. Le funeste Demontfaucon est obsédé par sa haine des Chinois, le jeune Ézéchiel par des fantasmes violents… et leurs délires débordent le récit, laissant le lecteur hagard, incapable de savoir si ce qui est décrit se produit réellement. La langue musicale de Kwahulé, toujours aussi efficace, nous entraîne donc dans une semi-rêverie au seuil du cauchemar où le sujet qui finit par se dessiner est le repli identitaire. Rédigé avant les attentats de janvier à Paris, ce texte à l’épilogue brutal résonne comme une douloureuse prophétie.

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