Francophonie : comment l’Afrique a perdu l’OIF

Le 30 novembre, à Dakar, les chefs d’État du continent ont « offert » au Canada la seule organisation multilatérale qu’ils présidaient encore, l’OIF. Chronique d’une défaite à laquelle François Hollande est loin d’être étranger…

Le tandem Sall-Hollande a tout fait pour écarter Henri Lopes. © Moussa Sow/AFP

Le tandem Sall-Hollande a tout fait pour écarter Henri Lopes. © Moussa Sow/AFP

FRANCOIS-SOUDAN_2024 Christophe Boisbouvier ProfilAuteur_PierreBoisselet +1

Publié le 15 décembre 2014 Lecture : 10 minutes.

C’est à la fois le récit d’une défaite qui laissera des traces et, à l’échelle de cette "petite ONU" qu’est l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), celui d’un séisme dont les conséquences sont encore imprévisibles. À Dakar, le 30 novembre 2014, dans la patrie de Senghor, l’Afrique a perdu la direction de la seule organisation multilatérale qu’elle présidait encore, et la Francophonie est devenue "américaine" pour les quatre, voire les huit prochaines années.

Comment en est-on arrivé là ? Quelle bouffée d’harmattan a soufflé sur les huis clos du centre de conférences Abdou-Diouf de Diamniadio pour que les États membres décident de porter à la tête de l’OIF une ressortissante canadienne d’origine haïtienne, qui fut il n’y a pas si longtemps la représentante de la reine d’Angleterre dans son propre pays ?

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Au commencement était la France et un chef d’État qui, s’il ne savait pas encore vraiment qui il voulait au poste de secrétaire général, savait en revanche qui il ne voulait pas… Officiellement et jusqu’au 30 novembre, François Hollande n’aura jamais eu de candidat, si ce n’est celui qui se serait dégagé d’un hypothétique consensus africain qu’il n’aura cessé d’appeler de ses voeux, sans rien faire pour le susciter.

Car en réalité, depuis plusieurs semaines, le président français exprime en privé des réticences à l’égard de deux postulants africains : le Burundais Pierre Buyoya, ancien général putschiste et ex-chef d’État reconverti dans les médiations africaines, et surtout l’écrivain et diplomate congolais Henri Lopes. Ce dernier a à ses yeux un défaut rédhibitoire : il est "l’homme de Sassou Nguesso", et Hollande ne supporte pas la proximité supposée du président congolais avec plusieurs personnalités de la droite française, de Nicolas Sarkozy à Jean-François Copé en passant par Rachida Dati.

>> Lire aussi l’interview de Pierre Buyoya : "Comme beaucoup, j’ai été surpris par la manière de faire de François Hollande"

La France n’est plus neutre dans le débat

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Même si tout le monde, dans son entourage, ne partage pas son point de vue – le Premier ministre, Manuel Valls, et le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, n’ont rien contre Sassou -, cette personnalisation est réelle et elle va, à la faveur de la chute de Compaoré, se transformer en un veto explicite à l’encontre de Lopes.

Surpris par la "révolution" burkinabè du 31 octobre et critiqué pour la timidité de son approche à l’égard des présidents africains désireux de modifier leurs Constitutions (contrairement aux Américains, qui, eux, n’ont pas ces pudeurs), Hollande fait du Congo une sorte de cas d’école. Pas question de laisser passer le candidat d’un chef d’État soupçonné lui aussi de vouloir s’éterniser au pouvoir !

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Un tir de barrage préparatoire est organisé qui, dans les jours précédant le sommet, s’exprime de façon claire. Lors d’un discours à la Fondation Chirac puis à l’occasion d’une interview radio­télévisée, François Hollande s’en prend aux présidents africains qui voudraient "violer leurs Constitutions pour convenances personnelles". Avant d’ajouter, dans une allusion directe à Denis Sassou Nguesso (71 ans), que pour certains "la limite d’âge leur interdit de se représenter". Le Français, qui a en tête la date de la prochaine élection présidentielle congolaise (2016), confie par ailleurs qu’il serait "malsain" que le secrétaire général de l’OIF soit, à ce moment-là, un proche de Sassou.

Contrairement à ce que continue alors d’affirmer l’Élysée, la France n’est donc plus neutre dans ce débat. Mais vers qui vont ses préférences ? Lors de son voyage au Canada début novembre, Hollande a pu mesurer la détermination du Premier ministre Stephen Harper à soutenir la candidate Michaëlle Jean. Portée par son gouvernement, cette femme de 57 ans a été la seule à faire une vraie campagne ; elle est celle qui, apparemment, veut le plus ce poste. Hollande n’a rien promis, mais il rentre à Paris impressionné et, malgré les réticences de son ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, qui soutient le Mauricien Jean Claude de l’Estrac, finit par pencher en faveur de la Canadienne.

>> Lire la tribune de Jean Claude de l’Estrac : "La trahison de Dakar"

Copilotage franco-sénégalais

Songe-t-il également à ménager Harper en vue du sommet de Paris sur le climat, cette mégaconférence prévue en 2015, à la réussite de laquelle il tient par-dessus tout et dont le Canada sera un acteur majeur ? C’est probable. Toujours est-il que le mercredi 26 novembre, à l’issue du Conseil des ministres, Hollande téléphone au président sénégalais, Macky Sall, lui explique qu’il a choisi Michaëlle Jean et lui demande de sonder ses pairs. Sall fait partie de ces nombreux présidents africains francophones qui ont laissé entendre à chacun des candidats de passage qu’ils allaient les soutenir, sans jamais s’engager réellement. Il accepte la proposition de Hollande. Un copilotage franco-sénégalais du processus se met alors en route.

Trois jours plus tard, le samedi 29 novembre au matin, le 15e sommet de l’OIF s’ouvre en présence de 30 chefs d’État et de gouvernement. Après avoir laissé paraître une pointe d’agacement quand on lui signale la présence au premier rang, aux côtés des premières dames, de Cécilia Attias, dont le mari, Richard, qu’il n’apprécie guère, est l’organisateur de la cérémonie d’ouverture (Fabius, lui, est au troisième rang), François Hollande prend la parole. Pour la troisième fois en huit jours, il martèle son avertissement sur le respect des Constitutions, avant de se rasseoir et d’écouter distraitement – prises de notes, coups de téléphone, sorties de salle intempestives – les allocutions de ses pairs.

Cette fois, la leçon, qui se voulait un contre-discours de Dakar, passe mal. Même si personne ne bronche ("Un Nkrumah, un Sékou Touré ou un Sankara auraient quitté la salle !" fulmine un ministre d’Afrique centrale), le malaise est perceptible du côté de Joseph Kabila, Idriss Déby Itno, Teodoro Obiang Nguema, Faure Gnassingbé et même Alassane Ouattara, qui finira par l’exprimer publiquement. La ministre rwandaise des Affaires étrangères, Louise Mushikiwabo, elle, ne rate pas l’occasion. Elle se dit "choquée" par cette leçon de "démocratie made in France", avant d’ajouter qu’"il n’est pas normal que ce soit le président français qui décide de l’avenir politique des pays africains". Le soir, discrètement, nombre de délégués viendront la féliciter pour sa prise de position.

La défection d’Obiang Nguema vécue comme une quasi-trahison par Sassou Nguesso

En marge du déjeuner, ce samedi 29, se tient une réunion restreinte des sept chefs d’État d’Afrique centrale. Objet : dégager un consensus autour d’un candidat commun à la région – dont c’est officieusement le tour de diriger l’OIF – afin de le proposer aux Africains de l’Ouest, qui pourront difficilement le récuser sauf à s’aligner ouvertement sur la position de Paris. Ils sont deux : Buyoya et Lopes.

Sassou Nguesso prend la parole. Il explique comment, en 2002, il avait été contraint, sur pression de Jacques Chirac, de retirer le même Henri Lopes pour laisser la place à Abdou Diouf, et rappelle la promesse que lui aurait alors faite Chirac au nom de la France : après Diouf, le siège reviendra à un Congolais. Il souligne également son propre rôle de médiation en Centrafrique et en RD Congo, ainsi que son activité de fédérateur au sein de la Communauté économique des États de l’Afrique centrale.

Le problème est que Pierre Nkurunziza, le président du Burundi, qui a ignoré la proposition réitérée de Sassou d’un tête-à-tête pour régler leur différend, n’est pas sur cette longueur d’onde – il annonce qu’il maintient son propre candidat, quitte à passer au vote – et que les autres chefs d’État présents soit se refusent à trancher (Kabila, Bongo), soit laissent entendre qu’ils ont choisi Buyoya.

C’est notamment le cas de Déby Itno, mais aussi d’Obiang Nguema, dont la défection est vécue par le président congolais comme une quasi-trahison. Le Camerounais Paul Biya, lui, ne cache pas son embarras : il n’a rien contre Lopes, mais il insiste pour ne pas "humilier" Buyoya, qui est "tout de même un ancien chef d’État". L’échec de ce huis clos capital, sur lequel a lourdement pesé l’ombre de François Hollande et de son mot d’ordre anti-Lopes, est un tournant dans le sommet. Le soir, à l’issue du dîner officiel, le président français confie : "Je pense qu’il y a un large soutien pour Michaëlle Jean. Le ventre mou est pour elle."


Denis Sassou Nguesso et Macky Sall. © Moussa Sow/AFP

Plusieurs figures ont quitté Dakar

Le lendemain, dimanche 30 novembre, lorsque les chefs d’État et de gouvernement se réunissent à la mi-journée au premier étage du centre de conférences, plusieurs figures connues (Obiang, Déby Itno, Kabila…) ont déjà quitté Dakar, manifestement irritées par les leçons de gouvernance de la veille. Macky Sall incite ses hôtes à faire taire leurs divergences, puis pose la question de fond : "Que préférez-vous ? Passer au vote ou laisser sa chance au consensus, qui est de coutume dans notre organisation ?"

Va pour la recherche du consensus : qui oserait s’y opposer, au risque de passer pour un diviseur ? D’autant que le tandem Hollande-Sall pèse de tout son poids en ce sens. À 12 h 30, six hommes s’isolent dans une pièce du rez-de-chaussée pour un huis clos décisif. Il y a là Hollande, Sall, Harper, Sassou Nguesso, Nkurunziza et Kailash Purryag, le président mauricien.

Jouant le rôle de médiateurs (même s’ils ont, en réalité, la volonté de faire gagner Jean), les deux premiers demandent aux quatre autres, un par un, de retirer leur candidat. Sassou Nguesso et Nkurunziza acceptent, Harper refuse et Purryag explique qu’il ne peut pas décider sans consulter son Premier ministre, Navin Ramgoolam, coincé à Port Louis pour des raisons électorales. Il quitte la pièce, téléphone et revient. C’est non. Maurice maintient De L’Estrac, la petite île fait de la résistance et demande que l’on retourne en plénière pour passer au vote. "Voter ? Le Canada y est prêt", renchérit Harper.

>> Lire aussi : les couacs du sommet de Dakar, une ombre sur la diplomatie africaine de la France

C’est alors que le duo Sall-Hollande sort de son rôle d’honnête courtier pour mettre la pression sur le Mauricien. "Si on vote, vous risquez fort de perdre et vous prendrez la responsabilité d’avoir cassé le consensus qui nous est si cher", lui disent-ils. Purryag, qui a compris que la France est déterminée à aller jusqu’au bout dans son soutien à la candidate canadienne, sort à nouveau pour rappeler Ramgoolam.

Cette fois, c’est le clap de fin. Maurice accepte de retirer De L’Estrac qui, en apprenant la nouvelle, se décompose : "C’est une défaite africaine, murmure-t-il. Nos divisions ont laissé à d’autres, qui n’ont pas la même vision, la possibilité de faire prévaloir leurs intérêts." De son côté, Henri Lopes estime, amer, que "ce n’est pas cette Francophonie-là [qu’il] étai[t] venu défendre".

Michaëlle Jean, radieuse

Il est 13 h 40. Les six regagnent la salle du premier étage. Quelques minutes plus tard, le président malien, Ibrahim Boubacar Keïta, sort de la pièce et lance, tout sourire, à sa délégation : "Habemus papam !" Une papesse en l’occurrence, Michaëlle Jean, qui attendait, bouillante d’impatience, dans une pièce discrète du rez-de-chaussée. Radieuse, elle bondit dans l’escalier et déboule dans la salle où elle reçoit des applaudissements nourris.

Déjà, avant même l’annonce de sa désignation à la tribune, son communiqué de victoire prérédigé est parvenu par e-mail aux quelque 200 journalistes canadiens venus couvrir l’événement. Manifestement, son équipe de campagne et ses "sherpas africains", comme le Burkinabè Filippe Savadogo (ex-ambassadeur à Paris, ex-ministre de la Culture) ou le Haïtien Jean-François David (ambassadeur itinérant de son pays pour l’Afrique), ont fait du bon travail.

Contraste frappant : c’est le visage fermé que, deux minutes plus tard, Denis Sassou Nguesso quitte le centre Abdou-Diouf. Direction l’aéroport, puis Brazzaville dans la nuit, avant de s’envoler à nouveau le surlendemain pour une visite officielle à Cuba. Pour ceux qui connaissent le président congolais, toujours présent de la première à la dernière minute de ce type de sommet, ce départ avant même la cérémonie finale marque une vraie rupture.

Et si tant est que le but recherché en ostracisant son candidat était de le dissuader de se présenter en 2016, le risque de provoquer chez lui l’effet inverse est désormais nettement plus probable. "Lopes passera, sauf si Hollande me plante un couteau dans le dos", confiait-il quelques jours avant le sommet de Dakar. Et l’un de ses proches d’ajouter : "Sassou n’est pas Sissi, mais quelle cohérence y a-t-il à se défouler sur le premier tout en déroulant le tapis rouge au second ? Il y a 15 000 prisonniers d’opinion en Égypte et zéro au Congo !"

Pendant ce temps, lors de la conférence de presse de clôture, la nouvelle secrétaire générale répond en anglais à la question d’un journaliste canadien. Macky Sall, un peu gêné, tapote son oreille en faisant remarquer qu’il n’y a pas d’interprète, et Laurent Fabius, visiblement contrarié, est à deux doigts de se lever. Pas de doute : Michaëlle Jean à l’OIF, ça va secouer…

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