Danse : Hamid Ben Mahi, de la « hogra » à la révolution

Le chorégraphe français d’origine algérienne Hamid Ben Mahi évoque dans son nouveau spectacle, « La Hogra », les vexations qui ont servi de carburant aux révolutions arabes.

Hamid Ben Mahi a découvert le hip-hop en autodidacte, dans les années 1980. © Compagnie HORS SERIE

Hamid Ben Mahi a découvert le hip-hop en autodidacte, dans les années 1980. © Compagnie HORS SERIE

Publié le 27 novembre 2014 Lecture : 6 minutes.

Ils sont cinq sur le plateau. Cinq membres d’une même famille, tous à la fois victimes et bourreaux. Le fils cadet, Omar, veut quitter le pays, mais on lui refuse le visa. Son frère aîné, Hassan, très pieux, est écrasé par le Coran. Le père, qui a sacrifié sa vie pour sa maison, apprend qu’il va être exproprié. L’oncle, un artiste, est confronté à la censure. Et la fille, Nedjma, se voit forcée de se marier à un cousin. Mais si tous subissent des vexations quotidiennes, tous les infligent également, en retour, aux autres membres de leur propre famille. Et l’équilibre fragile du foyer menace à tout moment d’exploser, métaphore du basculement d’une société – voire du Maghreb tout entier.

"Au départ, je souhaitais faire un spectacle sur le Printemps arabe, explique le danseur Hamid Ben Mahi à l’origine de cette création intitulée La Hogra. On nous a abreuvés d’images sur les révolutions, mais finalement peu de journalistes ou d’artistes ont vraiment creusé le sujet. Nous nous sommes souvent contentés d’observer ce qui se passait sous nos yeux. Avec Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre, qui a coécrit le texte, nous avons voulu prendre du recul, nous intéresser à ce qui a pu déclencher les révoltes. Assez naturellement, la hogra, cette humiliation qu’on subit ou qu’on fait subir dans les pays arabes, est devenue le sujet principal. C’est d’ailleurs l’immolation d’un vendeur de fruits et légumes, Mohamed Bouazizi, lui-même victime de hogra, en Tunisie, en janvier 2011, qui a enflammé la région."

Il se sert de sa discipline pour creuser sa propre histoire dans des formes métissées qui oscillent entre théâtre et danse, mots et gestes.

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Ce n’est pas la première fois que Hamid Ben Mahi dissèque les tensions qui traversent le Maghreb. Ce Bordelais né de parents algériens n’a vécu que deux ans, durant sa petite enfance, à Mostaganem, ville portuaire du nord-ouest du pays. Il a découvert le hip-hop en autodidacte, dans les années 1980. Rapidement, avec la Compagnie Hors Série, qu’il crée en 2000, il se sert de sa discipline pour creuser sa propre histoire dans des formes métissées qui oscillent entre théâtre et danse, mots et gestes. Faut qu’on parle ! revient sur son parcours d’enfant d’émigrés (à l’occasion de cette création, il partira, à l’âge de 33 ans, retrouver une grande partie de sa famille, restée en Algérie). La Géographie du danger, adaptation du roman de l’Algérien Hamid Skif, évoque les conditions de vie d’un clandestin en Europe… "Que je m’attaque à la discrimination, à l’impact de la colonisation ou à la hogra, le fil directeur de mon travail reste le même : je parle de respect", souligne le chorégraphe, qui a lui-même été confronté au racisme.

Société modelée par la fierté et la frustration

Pour cette nouvelle création, Hamid Ben Mahi s’est entouré d’une équipe métisse. Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre, par exemple, a des racines tunisiennes. Comédien, metteur en scène et dramaturge, il a écrit plusieurs pièces qui décryptent le monde arabe contemporain. Dans son texte Pourquoi mes frères et moi on est parti, il évoque quatre frangins qui vivent "là où il fait chaud", en quête d’un ailleurs fantasmé. Um Kulthum, tu es ma vie ! part sur les traces de la chanteuse, racontée par des Arabes d’aujourd’hui, qui évoquent l’amour dans l’Égypte contemporaine et le passé mythique du pays. Ses pièces dessinent les contours de sociétés complexes, modelées par la fierté autant que par la frustration.

"Une foule d’incompréhensions persiste, des deux côtés de la Méditerranée, souligne l’auteur. Le milieu théâtral français a du mal à appréhender des thématiques du monde arabe que, souvent, il ne maîtrise pas. D’ailleurs, évoquer la hogra était en soi compliqué : il n’y a pas d’équivalent français pour désigner cette humiliation qu’on peut à la fois infliger et subir. La hogra est omniprésente dans plusieurs sociétés arabes. Nous avons pu nous en rendre compte grâce à une résidence réalisée au Théâtre El-Moudja de Mostaganem : Hamid tenait à ce que toute l’équipe se rende sur place, qu’on ne se contente pas de regarder le problème de loin, en restant en France. Là-bas, nous avons pu parler avec des jeunes du théâtre. Nous nous sommes rendu compte que le terme "hogra" pouvait recouvrir des situations très banales : un proche vous ignore à un arrêt de bus, il vous "fait la hogra". Mais cela peut être aussi beaucoup plus grave : on refuse de vous délivrer un visa, de valider un examen car vous n’avez pas graissé la patte à la bonne personne… Les adultes sont souvent fatalistes vis-à-vis de ces injustices, mais les jeunes, qui sont aussi les premières victimes, les tolèrent moins facilement. Cela peut conduire à des réactions radicales : des scarifications ou même des suicides."

Dans le spectacle, cette violence s’extériorise par un "cri".

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Dans le spectacle, cette violence s’extériorise par un "cri". Chacun des personnages l’exprime à sa façon. Car Hamid Ben Mahi a réuni cinq interprètes qui se sont tous illustrés dans des disciplines différentes. Hassan Razak, né au Maroc, est l’un des rares artistes français à avoir développé de manière professionnelle des techniques de percussion corporelle. Le reste de l’équipe a des racines algériennes. Kheireddine Lardjam, né à Oran, est comédien et metteur en scène. Ses spectacles tournent dans plusieurs pays arabes, et notamment en Algérie. Nedjma Benchaib est une acrobate, formée à l’École nationale des arts du cirque de Rosny-sous-Bois. Omar Remichi est reconnu au niveau international dans sa spécialité, le breakdance. Il faut enfin ajouter le guitariste Camel Zekri qui établit des ponts entre jazz européen et musiques traditionnelles africaines.

"S’exprimer dans son art sans écraser les autres"

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Comme le reconnaissent les coauteurs, toute la difficulté de l’écriture consistait à trouver une langue commune entre les disciplines. "Nous avons dû beaucoup épurer… Sur les cinquante pages écrites au départ, il n’en reste que dix. Il fallait laisser de la place au corps, précise Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre. Pour le reste, nous avons travaillé sur l’échange. Il fallait que chacun puisse s’exprimer dans son art sans écraser les autres. Nous avons construit la pièce autour de cinq tableaux, racontant chacun le "cri" d’un personnage. Le sixième et dernier tableau se déroule pendant un repas familial. On s’y demande si ces êtres, victimes et bourreaux, peuvent encore vivre ensemble, ou si cette petite communauté doit irrémédiablement imploser."

Pour l’heure, une dizaine de représentations sont prévues en France. Mais Hamid Ben Mahi souhaite évidemment jouer le spectacle sur des scènes de l’autre côté de la Méditerranée. "Je l’ai déjà fait pour de précédentes créations, j’espère que ce sera encore possible avec La Hogra, même si le sujet est difficile. L’échange est toujours fructueux."

Représentations en novembre à Bordeaux, le 22 janvier 2015 à Auch, le 7 mars à Tremblay-en-France, le 24 mars à Tulle.

Un système au poids écrasant

Pierre Vermeren, historien du Maghreb contemporain à l’université Paris-I, évoque dans plusieurs ouvrages, dont Maghreb, les origines de la révolution démocratique (éd. Pluriel), le poids de la hogra dans les systèmes politiques arabes. "Cette région n’a jamais vraiment vécu la démocratie : ni avant, ni pendant, ni après la colonisation. Elle a connu des pouvoirs très autoritaires, distants du peuple, écrasants. Même dans les sociétés qui s’organisaient dans un cadre tribal, il fallait se plier aux exigences d’un appareil d’État lointain qui forçait les peuples à paal’impôt, partir à la guerre…"

Selon l’historien, le terme même de "hogra" n’est pas nouveau, et déjà utilisé au moins depuis les années 1960. C’est ce sentiment qui serait à l’origine des tentatives de migration, du repli vers l’islam politique ou encore de la vague de suicides toujours taboue dans la région. Il serait poussé à son paroxysme chez des jeunes, "qui, souvent, n’ont pas de perspective professionnelle, pas de sexualité, ne peuvent pas voyager ou simplement consommer…". Enfin, toujours selon Vermeren, la hogra semble devoir s’imposer durablement. "Il n’y a pas vraiment de signe de changement qui incite à l’optimisme, déclare le chercheur. Pour prendre un exemple fort récent, la réélection en Algérie d’un président trop affaibli pour faire un discours est une forme d’humiliation imposée à la population."

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