Le Maroc face à la « Daesh connection »

Plus d’un millier de Marocains ont décidé de rejoindre les rangs de l’État islamique. Qui sont-ils ? Quelles sont leurs motivations ? Comment sont-ils recrutés ? Comment les autorités font-elles face à la menace potentielle qu’ils représentent ? Enquête.

Le royaume a lancé Hadar, un dispositif de surveillance pour sécuriser les points sensibles. © AICPRESS

Le royaume a lancé Hadar, un dispositif de surveillance pour sécuriser les points sensibles. © AICPRESS

Publié le 24 novembre 2014 Lecture : 7 minutes.

Ils sont 1 193 Marocains à avoir quitté le pays pour faire le jihad au sein de l’organisation de l’État islamique (EI, ou Daesh). Le chiffre émane de la Direction générale des études et de la documentation (DGED, renseignements extérieurs). Il a été présenté le 30 septembre avec force détails par son patron, Mohamed Yassine El Mansouri, devant le Comité contre le terrorisme (CCT), qui relève du Conseil de sécurité de l’ONU.

À ce contingent s’ajoutent entre 1 000 et 2 000 nationaux ou binationaux résidant à l’étranger. Si l’on se fonde sur les estimations de l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), les Marocains représentent, avec les Tunisiens et les Saoudiens, presque la moitié des 20 000 jihadistes étrangers combattant "en Irak et au Levant".

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Selon le patron de la DGED, au moins 251 d’entre eux sont morts au combat – 219 en Syrie et 32 en Irak. Mais la mouvance radicale n’en continue pas moins de séduire : "Cinq cents combattants en puissance attendent de rejoindre les rangs de l’organisation terroriste", a ajouté El Mansouri. Certains occupent des postes à responsabilité au sein de l’EI. On compte ainsi parmi eux des émirs (ministres) détenteurs de portefeuilles importants (Justice, Finances, Intérieur), ainsi qu’un émir militaire et un émir responsable d’une région (montagne de Torkman).

Cependant, le plus gros des effectifs est composé de combattants. "Soixante-quinze pour cent d’entre eux sont des inghimasiyyine, selon la terminologie de l’EI, soit des "infiltrés" chargés de sécuriser les convois et de servir de deuxième ligne d’attaque quand une offensive ou un attentat est mené", précise Mohamed Ahmed Odda, grand reporter, spécialiste du conflit en Syrie et le seul journaliste marocain à s’être rendu dans l’EI.

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Les combattants sont bien payés

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Répartis sur tout le territoire occupé par Daesh, les Marocains du "calife" Abou Bakr al-Baghdadi sont complètement assimilés. Exit l’appartenance nationale ou régionale, on se regroupe entre "fidèles". "On est d’abord un citoyen de l’EI. Les identités, les ethnies et les nationalités ont tendance à disparaître au profit du statut de citoyen-moujahid d’une grande nation islamique. Le modèle de référence, rappelons-le, est le califat", précise Odda.

Quand les Marocains se réunissent, c’est par petits groupes. Et ils n’hésitent pas à se mettre en scène sur internet.

Il n’y a donc pas de groupe marocain, ni, a fortiori, maghrébin au sein de l’EI, même si une brigade composée à 80 % de ressortissants du royaume chérifien a bel et bien existé au début de la confrontation entre le régime syrien et ses opposants islamistes. Baptisée Sham al-Islam, elle regroupait quelque 120 Marocains, était dirigée par Ibrahim Benchekroun, alias Abou Ahmad al-Maghribi, opérait dans les environs de Lattaquié, mais a été décimée – quelque 80 combattants éliminés – par l’armée de Bachar al-Assad. Les survivants ont été répartis dans les nouvelles brigades créées par Daesh.

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Quand les Marocains se réunissent, c’est par petits groupes. Et ils n’hésitent pas à se mettre en scène sur internet. Entre deux menaces contre le royaume, son régime politique et jusqu’à sa monarchie, on les voit mitonner des plats typiques du pays, chanter en darija (dialectal), s’amuser, jusqu’à parfois donner l’impression qu’ils sont en colonie de vacances. En échange de leurs bons et loyaux services, ils sont généreusement récompensés.

Ayant en général un niveau d’instruction relativement bas comparé à celui d’autres nationalités (Irakiens et Saoudiens notamment) et considérés comme des mouhajiroun (émigrés), à savoir des combattants qui ont quitté leur pays pour défendre l’EI, ils sont payés entre 2 000 et 3 000 dollars par mois, contre 500 dollars pour les "locaux" syriens. "À cela s’ajoute une prime mensuelle de 200 dollars quand le combattant est marié et 50 dollars par enfant quand il est père de famille, en plus de diverses primes et d’une récompense financière pour chaque enfant né", explique Odda.

Un terreau favorable à  la radicalisation

Pourquoi des milliers de Marocains ont-ils choisi la voie de la radicalisation ? Pour Rida Benotmane, ancien détenu islamiste aujourd’hui blogueur et fin connaisseur de la mouvance jihadiste, il faut remonter plusieurs années en arrière pour mieux comprendre l’attrait exercé par Daesh sur une certaine jeunesse marocaine. "Les pouvoirs publics ont préparé le terrain, explique-t-il. Pendant des années, ils ont laissé se développer la pensée wahhabite, qui prône un islam littéraliste, notamment dans le Nord. Au nom d’un certain équilibre politique, ce courant a non seulement été toléré mais aussi promu, incitant certains Marocains qui se retrouvent davantage dans un islam rigoriste et combattant à franchir le pas."

La même formule qui a conduit des Marocains à rejoindre Al-Qaïda, aujourd’hui en perte de vitesse, reste donc valable pour Daesh. À cette différence près que, depuis et sous l’impulsion du roi Mohammed VI, l’islam marocain a évolué. La religion d’État a pris ses distances avec les approches fermées utilisées dans le passé pour stopper l’élan de certains courants, notamment de gauche. Renouant avec la tradition soufie, l’islam prôné par Mohammed VI se veut apaisé, social et ouvert. Au point que le pays est cité en exemple dans le monde arabo-musulman en matière de gouvernance spirituelle et de gestion du champ religieux. Aujourd’hui, des imams tunisiens, libyens, maliens et guinéens sont formés par et dans le royaume.

Pourquoi, dans ces conditions, de nombreux sujets de Sa Majesté continuent-ils de succomber aux sirènes du radicalisme ? À cela une raison socio-économique. Une majorité des Marocains qui ont rejoint Daesh est originaire du nord du pays, qui a longtemps été ostracisé par Hassan II. Malgré les nombreux projets de développement qui y ont été lancés, la région est toujours en proie au chômage, à la pauvreté et aux trafics en tous genres. "Ces éléments réunis deviennent des facteurs de perte de confiance et de recherche de nouveaux modèles, au risque de transformer les jeunes en pantins au service de projets qui les dépassent", ajoute Benotmane.

Si le Nord est une terre de recrutement, c’est parce qu’on y trouve des salafistes ayant pignon sur rue et qui ne cachent pas leur soutien à Daesh.

Chercheur au Centre marocain des sciences sociales de l’université Hassan-II, à Casablanca, et spécialiste des mouvements islamistes, Abdellah Rami abonde dans le même sens : "Là où vous avez l’extrême pauvreté, l’habitat anarchique et la criminalité, vous trouverez forcément un terreau favorable à la radicalisation." C’est ce qui explique le nombre important de combattants originaires de Salé, ville-dortoir mise sous l’éteignoir par sa prospère voisine, la capitale, Rabat.

Prédicateurs influents

L’influence de certains prédicateurs joue également un rôle. Si le Nord est une terre de recrutement, c’est parce qu’on y trouve des salafistes ayant pignon sur rue et qui ne cachent pas leur soutien à Daesh. "À cela s’ajoute la grande proximité du Nord marocain avec l’Europe et les liens étroits entre les réseaux jihadistes des deux rives de la Méditerranée, facilitant la coordination, le recrutement et le voyage vers la Syrie ou l’Irak, via la Turquie", précise Rami. "N’oublions pas que la North Connection est née aux débuts des années 2000 avec la guerre en Irak. Et il était admis, dans certains milieux, de laisser partir les jeunes pour combattre. Les communications avec les réseaux de recrutement sont nées à cette époque", ajoute Benotmane.

Le Maroc est aujourd’hui en état d’alerte maximale. Il ne se passe plus une semaine sans qu’une cellule plus ou moins proche de Daesh ne soit démantelée. Le 26 septembre, un groupe opérant à Nador, dans l’enclave de Melilla, et qui s’était baptisé Partisans de l’État islamique au Maghreb extrême, a ainsi été neutralisé en collaboration avec les services espagnols. Dirigée par Mohamed Saïd Mohamed, un ex-militaire espagnol d’origine marocaine, la cellule avait un double objectif : d’abord envoyer des hommes en Irak et en Syrie, ensuite rallier un groupe algérien pour se former avant de revenir au Maroc. Et pas n’importe lequel, puisqu’il s’agissait du tristement célèbre Jund al-Khilafa, responsable de la décapitation de l’otage français Hervé Gourdel après avoir prêté allégeance à l’EI.

Début octobre, selon la DGED, 119 attentats à l’explosif et 109 tentatives d’assassinat avaient été déjoués, ainsi que 7 projets de prise d’otages et 41 tentatives de vol à main armée. Le royaume a également décidé de renforcer son arsenal législatif contre les jihadistes. Un projet de loi complétant et modifiant la loi antiterroriste a été adopté en septembre. Le texte prévoit jusqu’à quinze ans de détention et entre 50 000 et 500 000 dirhams (environ 4 500 à 45 000 euros) d’amende pour quiconque se prépare à rejoindre un groupe islamique armé.

À cela s’est ajouté, depuis le 27 octobre, le lancement de Hadar ("Précaution"), un nouveau dispositif de surveillance destiné à sécuriser les points les plus sensibles du pays (aéroports, places publiques…) et à protéger les citoyens et les visiteurs étrangers par le déploiement d’unités conjointes. Fait rare, l’armée y a été associée, ainsi que la gendarmerie, la police et les forces auxiliaires. Entamée à l’aéroport international Mohammed-V de Casablanca, l’opération a été généralisée à toutes les grandes villes du royaume. Membre de la coalition internationale anti-Daesh, le Maroc fournit informations et soutien logistique. Et a quelque raison de craindre les représailles de ses sujets membres de Daesh, qui crient vengeance.

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