Livres – Santé : le scandale de la Lomidine, quand la bêtise est criminelle

C’est l’histoire d’un scandale oublié : la Lomidine devait être le remède miracle contre la maladie du sommeil. Mal administrée par les colons, elle fit des dizaines de morts jusque dans les années 1950.

Prélèvement effectué sur un enfant, au Cameroun, en 1933. © AFP

Prélèvement effectué sur un enfant, au Cameroun, en 1933. © AFP

Clarisse

Publié le 2 octobre 2014 Lecture : 4 minutes.

Novembre 1954, au temps des colonies. Une étrange épidémie de gangrènes gazeuses s’abat sur Yokadouma, ville de l’est du Cameroun. Tous les malades présentent un vilain abcès qui part de la fesse, s’étend au reste du corps, provoquant le gonflement et l’éclatement des tissus atteints. Trois cents cas sont répertoriés, 32 morts comptabilisés au fil des heures.

Toutes les personnes concernées ont reçu, quelques heures plus tôt, leur injection annuelle de Lomidine, le remède miracle censé les protéger contre la maladie du sommeil. Le diagnostic ne fait aucun doute : la piqûre a provoqué une infection bactérienne due à une solution souillée. Tout au long des années 1950, des catastrophes similaires se multiplieront, notamment au Gabon, au Congo belge et au Tchad.

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Dans l’ouvrage qu’il publie le 2 octobre 2014 aux éditions La Découverte, l’historien français Guillaume Lachenal retrace la saga oubliée de ce médicament administré des millions de fois aux Africains dès les années 1940, avant que sa dangerosité soit établie, à la fin des années 1950.

En parcourant les rapports sur les campagnes d’injection de Lomidine, Lachenal a découvert un dossier consacré à l’accident de Yokadouma. Il n’y a, dans cet ensemble de documents, rien qui remette en question l’utilité du produit – tout au plus un instantané de la catastrophe, avec en filigrane le souhait des auteurs d’éteindre l’incendie afin de poursuivre les campagnes à grande échelle. Car, depuis les années 1920, la lutte contre la maladie du sommeil est un enjeu de prestige, voire de propagande pour les pays colonisateurs.

Transmise par la mouche tsé-tsé, la trypanosomiase provoque d’importants troubles psychiatriques et neurologiques et, par voie de conséquence, des problèmes économiques, liés à l’absence de main-d’oeuvre. Français, Britanniques, Belges et Allemands n’ont alors qu’une obsession : l’éradiquer.

À grande échelle

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Ce sont des scientifiques de l’École de médecine tropicale de Liverpool et de la firme pharmaceutique May & Baker, l’une des plus importantes du Royaume-Uni, qui mettent au point le remède, en 1937. Précisément à un moment où les découvertes de molécules miracles (les wonder drugs) contre les maladies infectieuses ont le vent en poupe. Les Britanniques testent la molécule aux confins orientaux de la Sierra Leone.

Les Belges, eux, l’essaient au Congo et décident les premiers de l’administrer à titre préventif. On organise des campagnes d’injection à grande échelle. Qu’il soit malade ou pas, chaque individu est concerné dès lors qu’il vit dans des régions où la présence de la maladie est suspectée : c’est le principe de la "lomidinisation".

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Et c’est bien là que le bât blesse : injecter de la Lomidine à des sujets sains ne présente aucun intérêt. La molécule n’a pas de pouvoir préventif, sa présence dans l’organisme ne dépassant pas deux semaines. Si elle guérit le malade, elle ne protège pas l’individu sain qui en reçoit, mais l’expose au contraire à de graves risques : syncope, arrêt cardiaque, problèmes rénaux… Quand elle ne provoque pas des gangrènes lorsqu’elle n’est pas administrée correctement, comme ce fut le cas à Yokadouma.

Bêtise coloniale

Guillaume Lachenal décrit l’aveuglement des colons, persuadés de l’efficacité du médicament dans la prévention. Si les médecins butent très vite sur des incohérences (des personnes saines qui développent la maladie après avoir reçu le remède), ils leur trouvent toujours une bonne justification : les infirmiers n’ont pas correctement appliqué le protocole ; les indigènes se sont rendus coupables de "manoeuvres" dangereuses après l’injection ; ils ont réussi à passer entre les mailles du traitement en faisant tamponner leur carte sans se faire "lomidiniser", à moins que le sorcier du coin ne soit intervenu… Les médecins s’acharnent, et les campagnes deviennent quasi militaires.

Lachenal qualifie cette obstination joyeuse de "bêtise coloniale". Côté français, les principales zones "lomidinisées" se situeront au Cameroun (le pays totalisant le plus grand nombre d’injections : 200 000 personnes en 1952), au Gabon, au Congo, en Oubangui-Chari, en Guinée, en Côte d’Ivoire et en Haute-Volta. Les Portugais s’occuperont de l’Angola. Sur l’ensemble du continent, dix millions d’injections seront effectuées. Seuls les Britanniques, pourtant à l’origine du médicament, ne seront pas convaincus de l’intérêt de la "lomidinisation" préventive et ne l’emploieront pas. Il faudra que des émeutes éclatent pour que les médecins consentent à mettre fin à cette pratique.

La saga de la Lomidine démontre aussi que la médecine de masse a débouché également sur une médecine de race : la seule chose qui compte, pour les médecins, c’est de faire baisser les taux de prévalence de la maladie. On convoque un village, un groupement ethnique, alors même que le traitement n’est que très rarement administré de manière préventive aux Européens établis sur le continent. Eux doivent même signer une décharge pour en recevoir une dose !

La Lomidine est toujours commercialisée, sous le nom de Pentacarinat, mais uniquement à titre curatif et toujours dans des centres disposant d’unités de réanimation. D’une certaine manière, les efforts fournis dans les années 1950 ont porté leurs fruits : la maladie a régressé de manière spectaculaire – mais à quel prix ! Au Cameroun notamment, pays ravagé dans les années 1920, les cas sont devenus extrêmement rares.

Toutefois, la maladie n’a pas été éradiquée : elle a ressurgi en RD Congo dans les années 1970, en Ouganda dans les années 1990. Résultat, elle figure aujourd’hui, selon l’OMS, au nombre des pathologies négligées qui n’intéressent plus grand monde, car ne constituant plus un problème de santé publique à grande échelle.

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