Stanley Nelson : « Obama n’a rien changé à la situation des Noirs »

Le réalisateur américain, Stanley Nelson, a présenté pour la première fois en France son documentaire « Freedom Summer » au Festival international des films de la diaspora africaine, à Paris. Il s’intéresse à un moment clé de la conquête des droits civils.

Le réalisateur américain Stanley Nelson. © Sandra Rocha pour J.A.

Le réalisateur américain Stanley Nelson. © Sandra Rocha pour J.A.

Publié le 17 septembre 2014 Lecture : 6 minutes.

Rosa Parks, lors de son procès, en 1955. © AP/SIPA
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Rosa Parks : une place assise… pour rester debout

Le 1er décembre 1955, Rosa Parks refusait de céder sa place à un passager blanc, dans le bus numéro 2857 de Montgomery, en Alabama, aux États-Unis. Sans le savoir, elle allait être l’un des principaux déclencheurs d’une marche pour les droits civiques des Africains-Américains qui allait changer le visage des États-Unis. Retour, soixante ans plus tard, sur un moment d’histoire et sur ses conséquences.

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On s’attendait à un militant tonitruant, c’est un homme serein et drôle qui apparaît. Le réalisateur de 63 ans ausculte inlassablement l’histoire africaine-américaine : il sait qu’il ne gagnera pas la lutte en vociférant, mais en expliquant et réexpliquant le passé des Noirs américains. Le 5 septembre, il présentait son dernier opus, Freedom Summer, en ouverture du Festival international des films de la diaspora africaine, à Paris. Un documentaire qui raconte comment, en 1964, une association d’étudiants noirs, avec l’aide d’un millier de jeunes bénévoles (pour la plupart blancs) venant de tous les États-Unis, s’est battue pour le vote des Africains-Américains dans le Mississippi.

JEUNE AFRIQUE : Vous êtes connu pour votre travail sur l’histoire des Africains-Américains. Qu’est-ce qui vous intéresse particulièrement dans ce champ d’étude ?

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STANLEY NELSON : Je suis moi-même un Africain-Américain, donc évidemment je suis intéressé par ma propre histoire. C’est important que les gens racontent l’histoire telle qu’ils la voient ; et ce, qu’ils soient afro-américains, afro-européens, etc.

Pensez-vous que vous, en tant qu’Africain-Américain, vous ne raconterez pas la même histoire que des Américains blancs, par exemple ?

L’histoire sera différente. Il y a des éléments de notre passé que je peux saisir immédiatement et que des Blancs ne comprendront peut-être jamais. De la même manière, je n’irai pas m’attaquer à l’histoire de la France, pays dans lequel je ne suis pas venu depuis près de trente ans. Il y a quelque chose qui m’a toujours surpris : la plupart des gens croient que les réalisateurs blancs sont comme des "pages blanches", qu’ils peuvent traiter de n’importe quel sujet.

Si une personne blanche réalise un long-métrage sur la culture black, ce sera juste perçu comme un film, on ne se souciera pas de sa couleur de peau. Mais si je fais un film sur l’Holocauste, on dira qu’un Africain-Américain a réalisé un film sur l’Holocauste.

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Vous avez travaillé, à vos débuts, aux côtés de William Greaves, l’un des pionniers du documentaire africain-américain. Qu’avez-vous appris avec lui ?

C’est important de l’évoquer… William est décédé il y a deux semaines, et il m’a transmis tant de choses. C’était mon mentor. J’ai vécu sous son toit pendant près d’un an, sa famille m’a hébergé lorsque j’étudiais le cinéma. Je dirais que la chose la plus importante que j’ai apprise avec lui, c’est l’engagement total dans mon métier. William Greaves vivait, respirait, pour le film. Si vous voulez réaliser des documentaires, vous ne pouvez pas simplement aller travailler de 9 heures à 17 heures, puis rentrer chez vous et tout oublier. C’est une activité qui vous consume. Il m’arrive de me réveiller en pleine nuit pour noter des idées sur mes films.

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Est-ce que vous avez d’autres mentors parmi les réalisateurs noirs ?

Non, mais évidemment certains réalisateurs sont importants. Spike Lee a montré qu’avec beaucoup de culot et de talent on peut réaliser des films en indépendant et rencontrer le succès.

La jeune génération d’Africains-Américains, mais aussi de Blancs, sait très peu de choses sur le passé du pays.

Dans un entretien au New York Times vous expliquiez : "J’ai le sentiment de raconter aux Africains-Américains quelque chose qu’ils n’ont pas entendu." Il y a encore beaucoup de choses que votre communauté ne sait pas sur son histoire ?

La jeune génération d’Africains-Américains, mais aussi de Blancs, sait très peu de choses sur le passé du pays. Je pense que l’une des raisons, c’est qu’ils sont constamment distraits. Toute leur attention est focalisée sur ce qui se passe dans le présent. Vous savez, j’ai des enfants, et je les vois toute la journée occupés à tweeter, à aller sur Facebook, et à d’autres activités que je ne comprends même pas. Ils ne savent même pas dire quels étaient les pays qui s’opposaient durant la Seconde Guerre mondiale !

Que pensent vos enfants de vos films ?

Ils me demandent : "Quand est-ce que tu vas faire une comédie ?" [rires]. Plus sérieusement, je pense qu’ils apprécient particulièrement Freedom Summer. Ce film évoque des étudiants noirs, donc il permet une identification des jeunes d’aujourd’hui à ceux d’hier, ce qui rend possible une connexion avec ce passé et les problèmes que j’évoque.

Comment le public américain a-t-il accueilli ce documentaire ?

J’ai été surpris que nombre de spectateurs, notamment des immigrés de fraîche date, ne sachent absolument rien sur cette période. Une femme, qui venait des Philippines, ne savait même pas que la ségrégation existait ! Il y a peu de temps, nous avons projeté un autre documentaire, Freedom Riders, sur des militants pour les droits civils dans les États ségrégationnistes du Sud, devant des lycéens américains. Je me suis rendu compte avec stupéfaction qu’ils confondaient l’esclavage et la ségrégation ! Les Américains un peu plus âgés, qui ont la cinquantaine aujourd’hui, connaissaient mieux cette histoire, car ils l’ont vécue.

Qu’est-ce qui vous a amené à réaliser Freedom Summer ?

Il y a plusieurs raisons. D’abord, ces faits remontent à 1964, il y a tout juste cinquante ans. Nous voulions sortir le documentaire pour la date anniversaire de l’événement. Ensuite, la plupart des gens qui étaient impliqués avaient 19-20 ans à l’époque. Ils sont donc toujours vivants, ont gardé la mémoire de cet été et sont de formidables témoins du passé. Surtout le "Freedom Summer", l’été de la liberté, est une période charnière où beaucoup de choses se sont décidées.

C’est grâce aux événements de l’été 1964 que le Voting Rights Act, la loi sur les droits de vote, a été imposé par le président Lyndon Johnson. En supprimant le test d’alphabétisation et la taxe auxquels les Noirs devaient se soumettre, cette loi a de fait ouvert les bureaux de vote aux Africains-Américains. Enfin, je voulais que les plus jeunes comprennent pourquoi, à cette époque, des gens ont été frappés, parfois tués, pour qu’eux puissent jouir aujourd’hui de leurs droits civils. L’histoire des Noirs américains ne se limite pas à Rosa Parks et à Martin Luther King.

Il n’y avait pas de Ku Klux Klan au Mississippi. Non pas parce que les gens étaient moins racistes, mais parce qu’ils n’en avaient pas besoin !

Le Mississippi, où se déroulent les faits, était-il en 1964 l’un des États les plus racistes du pays ?

Oui, et de loin. Cet État était différent, notamment parce que sa population était composée de Noirs, à plus de 50 %. Il y avait une vraie peur du côté des Blancs : si on donnait des droits aux Noirs, ils pouvaient "détruire" le Mississippi tel qu’il existait. Tout était donc fait pour empêcher les Africains-Américains d’acquérir de nouveaux droits. Comme il est rappelé dans le film, il n’y avait pas de Ku Klux Klan au Mississippi.

Non pas parce que les gens étaient moins racistes, mais parce qu’ils n’en avaient pas besoin ! La police, le shérif, le gouverneur… Tous oeuvraient déjà dans le sens de la ségrégation. Le Mississippi était en fait un État policier terrorisant une partie de sa population. La situation a changé aujourd’hui, mais des crimes racistes perdurent. Je pense par exemple à la mort de Michael Brown à Ferguson, dans le Missouri. C’est un événement horrible, mais pas surprenant. Les choses ont changé mais pas tant qu’elles auraient dû. Il faut savoir que le policier qui a tiré sur Michael Brown a reçu près de 400 000 dollars de dons via des sites internet.

C’est incompréhensible. Notre seul espoir, c’est que ce type d’événement amène des jeunes gens à continuer de se battre pour la situation des Noirs. Nos documentaires, souhaitons-le, aideront les gens ordinaires à réfléchir, à discuter entre eux et à provoquer le changement.

L’élection de Barack Obama n’a pas amélioré la situation ?

Obama est un bon président. La plupart des Africains-Américains se sont sentis mieux du fait de son élection… Peut-être que celle-ci a aussi modifié le regard qu’on porte sur notre communauté. Mais sur le fond, il n’a rien changé à la situation des Noirs. Une étude récente de la Banque centrale américaine montre que le fossé se creuse entre les communautés. Entre 2010 et 2013, le revenu médian des populations noires et hispaniques a diminué de 9 %, contre 1 % seulement pour la population blanche. Ce n’est pas surprenant. Mais la plupart des Américains ne veulent pas voir cette réalité. C’est peut-être plus simple de fermer les yeux sur tout ça. Encore une fois, ce qu’il faut, c’est provoquer un vrai débat entre personnes issues de toutes les communautés. J’espère que ce film va y contribuer.

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Propos recueillis par Léo Pajon

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