Égypte : Sissi hyperprésident

Économie, sécurité, diplomatie… Cent jours après son élection, le tombeur de l’islamiste Mohamed Morsi dispose plus que jamais des pleins pouvoirs. Et se paie même le luxe d’endosser – avec succès – le rôle de gendarme régional.

Le dernier tour de force de Sissi : l’obtention d’un cessez-le-feu illimité à Gaza. © Sidali Djarboub/AP/Sipa

Le dernier tour de force de Sissi : l’obtention d’un cessez-le-feu illimité à Gaza. © Sidali Djarboub/AP/Sipa

Publié le 9 septembre 2014 Lecture : 6 minutes.

Sa force, il la tire de l’armée, du peuple et de ses alliés du Golfe. La première, qu’il dirigeait encore il y a un peu plus d’un an, lui a forgé un caractère d’airain ; le deuxième, qui l’a pratiquement "mandaté" pour renverser l’islamiste Mohamed Morsi, l’a élu président le 3 juin, lui conférant un surcroît de légitimité ; les troisièmes, qui le voient comme un antidote contre les Frères musulmans, lui garantissent des milliards de pétrodollars d’aide.

Sans programme ni parti, Abdel Fattah al-Sissi s’appuie sur ces trois atouts pour mener à bien la mission de sauvetage qu’il s’est assignée. Peu importent les moyens, seule la fin compte. Il l’a dit sans détour : la démocratie peut – et va – attendre. Au nom de la stabilité politique, du redressement économique, de la restauration de la sécurité et du rayonnement diplomatique.

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Sissi n’a pas attendu son élection pour étendre son ombre tutélaire sur le pays. À peine avait-il renversé Mohamed Morsi le 3 juillet 2013 qu’il faisait interdire le mouvement des Frères musulmans, dont quelque 15 000 membres et sympathisants croupissent aujourd’hui en prison. Sans parler des milliers de morts tombés sous les balles des forces de sécurité. Le coup de grâce a été asséné le 9 août dernier, quand la Haute Cour administrative a prononcé la dissolution de la branche politique des Frères, le Parti de la liberté et de la justice (PLJ), vainqueur de tous les scrutins depuis 2011.

L’élection de Sissi aura également eu pour effet d’atomiser l’échiquier politique. Une galaxie de micropartis, tous acquis au tombeur de Morsi, tentent, sans succès pour le moment, de constituer des coalitions en vue des législatives prévues avant la fin de l’année. Après l’adoption de la Constitution et la tenue de la présidentielle, cette échéance électorale mettra un terme au processus de transition.

"Grâce à cette Constitution, indique Amr Moussa, qui a présidé le Comité des cinquante chargé de la rédiger, le Parlement jouira d’un pouvoir qu’il n’a jamais eu auparavant. Nous voulons que cette assemblée puisse superviser le gouvernement." D’ici là, Sissi dispose de facto des pleins pouvoirs. Et donne des gages aux sceptiques : "Si je déçois, le peuple se retournera contre moi, et l’armée sera toujours du côté du peuple."

Pénurie de gaz

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De tous les défis que doit relever l’ex-maréchal, le redressement économique n’est pas le moindre. D’autant que la patience de la population a des limites. Comme l’a montré l’exaspération des Cairotes face aux récents délestages à répétition. Mise pour la première fois sur la défensive, l’administration Sissi a invoqué des opérations de sabotage menées par des soutiens de l’ex-président islamiste.

Mais ces dysfonctionnements s’expliquent davantage par la déliquescence de certaines centrales et… la pénurie de gaz. Un comble pour le deuxième producteur de gaz d’Afrique, dont la production est tombée à 4,7 milliards de mètres cubes par jour en 2014, contre 6,1 milliards en 2010, et qui est désormais obligé d’importer du gaz d’Algérie et de Russie. Tous les secteurs clés de l’économie sont à l’avenant, à commencer par le tourisme, dont les revenus, estimés à 4,2 milliards de dollars, sont deux fois moins importants qu’en 2010.

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"Nous allons développer les énergies renouvelables et nous employer à regagner la confiance du secteur touristique, mais ce ne sera pas suffisant, souligne le ministre du Commerce et de l’Industrie, Mounir Fakhry Abdelnour. Nous fournissons d’énormes efforts pour relancer l’industrie et créer un environnement légal incitatif afin de séduire les investisseurs étrangers d’ici à la fin de l’année."

Toujours dépendant des alliés du Golfe

Dans le même temps, Sissi a ordonné à son "gouvernement de 7 heures" – les ministres étant priés d’être à l’oeuvre dès potron-minet – de ramener le déficit budgétaire de 15 % à 10 %. Une gageure quand on sait que la paupérisation rampante et un taux de chômage des jeunes record de 40 % nécessitent une intervention de l’État. Et ce ne sont pas les grands travaux annoncés, comme le doublement du canal de Suez – et ses 5 milliards de dollars de recettes annuelles – dans le délai jugé déraisonnable d’une année, qui vont améliorer les choses sur le front de l’emploi.

En outre, les mesures drastiques décidées par Sissi pour économiser 6,9 milliards de dollars par an – réduction d’un tiers des subventions à l’énergie, augmentation de 5 % de l’impôt sur les revenus supérieurs à 100 000 euros, instauration d’une taxe sur les transactions boursières – ne rassurent pas non plus l’élite. Laquelle est sollicitée pour abonder le fonds ad hoc créé en juillet, Long Live Egypt, auquel les fonctionnaires reversent une part de leur salaire. Mais pour le moment, le pays est toujours dépendant de ses alliés du Golfe – Arabie saoudite, Émirats arabes unis et Koweït -, qui lui ont apporté 20 milliards de dollars.

Le versement de cette manne inespérée n’est pas fortuit. Comme Sissi, les trois pétromonarchies veulent en effet neutraliser les Frères musulmans et contenir les ambitions de leurs parrains, le Qatar et la Turquie. Le Caire a d’ailleurs tout fait – avec un succès retentissant – pour supplanter Ankara dans la médiation entre le Hamas et Israël. "Gaza est un dossier de politique intérieure pour nous", souffle un fonctionnaire égyptien, comme pour bien faire comprendre qu’il s’agit de "contrôler", à défaut de l’éradiquer, le Hamas palestinien, émanation des Frères musulmans.

"Le Hamas est perçu comme aussi dangereux pour la sécurité nationale qu’Israël", note Tewfik Aclimandos, chercheur au Collège de France. Sinon plus dangereux, à en croire certains programmes de la télévision d’État égyptienne.

L’Afrique constitue une priorité

Autres "ennemis" très préoccupants, qui plus est aux portes du pays : les fondamentalistes libyens. Citées par le New York Times du 26 août, quatre sources officielles américaines confirment qu’Égyptiens et Émiratis ont mené des raids aériens contre des positions islamistes libyennes.

"Il n’y a pas de troupes ni d’avions égyptiens en Libye", a démenti Sissi, qui a néanmoins considérablement renforcé son dispositif militaire le long de la frontière de 1 200 km où, à la lisière du Soudan et de la Libye, 21 gardes-frontières ont été tués le 19 juillet. "La France n’a pas fini le travail", poursuit Sissi, qui n’épargne pas pour autant l’ex-dictateur : "Malgré les moyens dont il disposait, Kadhafi n’a rien fait pour son peuple. Moi, j’aurais transformé la Libye en "puissance européenne"."

Dans son esprit, tout est lié : la chute de Kadhafi, la prolifération des armes et la montée en puissance des jihadistes dans le Sinaï, "notre Nord-Mali", au Moyen-Orient et au Sahel. Plus que tout autre leader arabe, Sissi est résolu à ne pas laisser la Libye tomber dans l’escarcelle islamiste. Quitte à s’arroger le rôle de gendarme régional.

C’est un différend d’une tout autre nature qui oppose Le Caire à son voisin éthiopien : la répartition des eaux du Nil. C’est d’ailleurs par la reprise des négociations avec Addis-Abeba sur le sensible dossier du barrage de la Renaissance que l’Égypte a amorcé son retour sur la scène africaine. À en croire le chef de la diplomatie, Sameh Choukri, l’Afrique, délaissée par Moubarak et méprisée par Morsi, constitue une priorité.

Et c’est à Malabo, lors du 23e sommet de l’Union africaine, que l’Égypte a réintégré, le 26 juin, l’organisation panafricaine. Sissi a pu à cette occasion exposer devant ses pairs sa doctrine sécuritaire, insistant sur la menace que représentent les groupes jihadistes du Sahel. Contrairement à Morsi, il soutient l’opération Serval, muée en Barkhane. Et propose un renforcement de la participation égyptienne aux opérations onusiennes de stabilité au Mali et en Centrafrique – respectivement 60 policiers et 1 200 soldats.

"Sans un État fort, l’Égypte pourrait devenir la Somalie ou la Libye", prévient Sissi. Cerné par des crises plus graves les unes que les autres, alimentées par la montée de l’extrémisme religieux, ce musulman pieux entend incarner un État fort et stable pour venir à bout du péril jihadiste. Mais l’autre grand défi, économique celui-là, ne se remportera pas à la pointe du cimeterre.

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