France : Laurent Fabius, itinéraire d’un (ex-)enfant gâté

En 1984, sous François Mitterrand, il devint le plus jeune Premier ministre de l’Histoire. Trente ans après, sous François Hollande, il est chef de la diplomatie et numéro deux du gouvernement. Entre-temps, quel parcours !

Lors d’une interview pour Jeune Afrique, au quai d’Orsay, en avril 2013. © Antonin Borgeaud pour J.A.

Lors d’une interview pour Jeune Afrique, au quai d’Orsay, en avril 2013. © Antonin Borgeaud pour J.A.

Publié le 18 août 2014 Lecture : 8 minutes.

La ribambelle de ministres, secrétaires d’État et institutions diverses chargés du commerce extérieur (en dégringolade continue) a eu beau protester et défendre bec et ongles son territoire, Laurent Fabius a profité du dernier remaniement gouvernemental pour obtenir ce qu’il voulait : le "développement international". Notamment l’ensemble du tourisme, avec ses recettes et emplois en phénoménale progression.

Comment refuser cette extension de compétences au ministre des Affaires étrangères – et nouveau numéro deux du gouvernement -, qui n’a jamais dissocié la diplomatie économique de la diplomatie politique, et qui, depuis son arrivée au Quai d’Orsay, a accompli un tour du monde par mois. Précisément : 130 déplacements dans 55 contrées. Montebourg continuera de défendre le made in France, Fabius s’occupera de le vendre.

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François Hollande et Manuel Valls avaient d’autres raisons autrement importantes de lui donner satisfaction. Aux yeux du chef de l’État, affaibli et toujours en quête de vrais pros dans son équipe d’amateurs, Fabius, qui a tout connu et tut pratiqué de la politique, représente une sorte de gouvernement à lui tout seul. En trente ans, il en a exercé les principales responsabilités dites "régaliennes".

Riche fils de famille, mais d’une famille à sensibilité socialiste où lui-même a toujours "pensé et penché à gauche".

La gestion, aux trois grands ministères de l’Industrie, des Finances et du Budget. La gouvernance, avec ses dix-huit mois à Matignon (1984-1986). Le Parlement, enfin, puisqu’il fut deux fois président de l’Assemblée nationale et huit fois réélu dans sa circonscription de Grand-Quevilly – "la plus ouvrière de France", tient à préciser ce riche fils de famille, mais une famille à sensibilité socialiste où lui-même a toujours "pensé et penché à gauche".

Impressionnant cursus auquel le destinaient ses succès universitaires couronnés par le prestigieux doublé Normale sup-ENA, avec en prime un titre de "cacique" à l’agrégation des lettres qui lui valut d’être félicité au téléphone par le normalien Georges Pompidou alors qu’il faisait son service militaire sur le porte-avions Arromanches.

On pourrait appliquer à ce surdoué la piquante formule d’un biographe de l’ancien président : "Premier à tous les concours, y compris aux concours de circonstances." Avec des conséquences parfois inattendues. Auditeur au Conseil d’État à sa sortie de l’ENA, il doit siéger à la commission de censure cinématographique une majorité de célibataires d’âge mur et de sexe féminin décide du classement X des films pornos. En vertu, si l’on ose dire, d’un principal critère : poil ou pas poil.

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Ministre du budget

Fraîchement élu à l’Assemblée nationale en 1978, il reçoit ce conseil désabusé d’un briscard de l’hémicycle : "Petit, ne te fais pas d’illusions. Si tu es dans l’opposition, tu ne peux pas l’ouvrir ; et si tu es dans la majorité, on te demandera de la boucler." Loin de la boucler, le néophyte se fait admettre à la commission des finances ; s’empare du budget de la sécu et – déjà ! – de son "déficit abyssal" ; exhume un texte oublié qui permet à tout rapporteur d’exercer sur pièces et sur place son droit de contrôle ; et débarque un beau matin au ministère des Affaires sociales.

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On le reçoit, mais le ministre est absent et le directeur occupé. On le fera poireauter plusieurs heures avant de lui remettre une partie des documents demandés. Non mais, de quoi se mêle-t-il, ce député blanc-bec ? Celui-ci prendra trois ans plus tard une éclatante revanche en devenant à son tour ministre du Budget !

Dès son arrivée Rue de Rivoli, il repère en évidence sur son nouveau bureau une pile de dossiers avec cette mention accrocheuse, "Menaces majeures". À l’intérieur, une sous-chemise verte annonce : "Menace no 1, l’augmentation de l’allocation aux handicapés", assortie de ce commentaire : "terrible pour les finances publiques". Il en déduit avec son humour décalé que ces hauts fonctionnaires très compétents "n’ont décidément pas la même sensibilité que nous".

Avec François Mitterand, à la sortie d’un Conseil des ministres, en 1984.

© Michel Clément / AFP

C’est pourtant en assez bonne entente avec le gratin d’entre eux qu’il créera et fera adopter l’impôt sur la fortune malgré la véhémence des attaques de tous bords, qu’il relativise en lisant un livre sur Joseph Caillaux, l’inventeur détesté de l’impôt sur le revenu. Malgré une somme de travail "à un rythme insensé", il trouve le temps d’épouser Françoise Castro, "en dix minutes". Sans voyage de noces ni même un repas de mariage.

Mais bientôt un grand bonheur : la naissance de son premier fils, Thomas. Le bébé ressemble tellement à son père que les infirmières de la maternité le rebaptisent Budgétino. Lui si peu effusif ose confier son bonheur : "Nous étions assis sur un petit nuage." Pas pour longtemps. C’est Rue de Rivoli qu’il découvre la gageure de concilier la générosité des promesses électorales avec les difficultés de l’économie dans un pays en impécuniosité chronique. L’espérance du changement "avait été trop forte pour que la déception ne le fût pas". On croirait lire la conclusion d’un éditorial d’aujourd’hui.

De Matignon, Laurent Fabius ne garde pas un mauvais souvenir, pas celui en tout cas de "l’enfer" souvent décrit par ses hôtes. Il se targue même d’y avoir fait un passage "relativement aisé, sans impopularité grave ni crise sociale". Relativement en effet, parce qu’il vérifie déjà que le pouvoir a changé. Comment tenir "le cap" sur un horizon flottant quand tout bouge à toute allure, qu’il faut constamment faire face à une multiplication de décisions dans une exigence de rapidité et sous la contrainte permanente de l’opinion ? À cette question qu’il se pose à lui-même, il répond par un so British understatement : "L’exercice est beaucoup plus difficile qu’on ne le croit souvent."

>> À lire aussi : Gouvernement français : pourquoi Laurent Fabius ?

Les épreuves ne lui ont pas manqué

De fait, les épreuves ne lui ont pas manqué. À l’exception de sa douloureuse mise en cause dans l’affaire du sang contaminé, dont il sortira finalement blanchi par la Haute Cour de justice, le scandale du Rainbow Warrior fut l’une des plus pénibles. Qui a autorisé deux agents des services secrets français à couler dans le port néo-zélandais d’Auckland le bateau des écologistes ?

Le Rainbow Warrior devait appareiller pour un reportage dénonciateur sur les essais nucléaires de Mururoa. Fabius subit l’humiliation d’apprendre par les journaux "cette action de pieds nickelés" qui cumule à ses yeux l’imbécillité et le mensonge. Car un photographe portugais meurt noyé dans l’explosion. Et les principaux protagonistes de l’opération mentent et démentent effrontément, à commencer par l’amiral Lacoste, chef de la DGSE, qui a donné l’ordre, et Charles Hernu, le ministre de la Défense, qui a donné son aval et doit aussitôt démissionner.

Reste la question jamais tranchée : Mitterrand avait-il été mis au parfum par son ami et confident Hernu ? "À un moment, reconnaît Fabius, il ne m’a pas dit la vérité. S’il n’était pas au courant du projet d’attentat, il ne pouvait ignorer la responsabilité des Français." Faute de certitude absolue sur l’implication du président, il en attribue l’éventualité à sa conception de l’État et de la France "qui lui faisait placer la raison d’État au-dessus de la vérité". Cette conception n’est pas la sienne. Mais il a appris lui aussi à Matignon qu’aux sommets du pouvoir "les états d’âme ne sont pas recommandés, ni les interrogations métaphysiques en public".


L’épave du Rainbow Warrior, le bateau de Greenpeace
coulé par les services français en 1985. © AFP

Lorsqu’il doit laisser la place à Jacques Chirac pour la première cohabitation, il proclame dans un bref message au pays : "Nous reviendrons." Nous, la gauche, car pour lui-même, il s’attend plutôt à une longue parenthèse qu’il envisage sans illusion : "Pour les gens qui vous saluaient bien bas, vous n’êtes plus qu’une crotte de bique." Il reviendra pourtant avec la gauche à laquelle son sort, à 67 ans, est de nouveau lié.

Un seul obstacle aurait pu faire hésiter François Hollande à le récupérer. Leurs relations au sein du PS ont été longtemps exécrables, même après la victoire de Hollande à la primaire où Fabius est arrivé dernier. À l’instar de Martine Aubry, Fabius le trouvait flou et mou. On citera longtemps au florilège des férocités médiatiques sa question faussement détachée lors d’une table ronde : "Comment faire un éléphant d’une fraise des bois ?"

Fabius est pour le président un utile lanceur d’alertes grâce à la ramification de ses réseaux dans les milieux sensibles du pays.

Tout a changé avec le sacre de 2012. Fabius se veut aujourd’hui le modèle d’une totale loyauté, ni rival pour l’Élysée, ni concurrent pour Matignon ou même pour un super-Bercy qu’il a successivement refusés après l’éviction de Jean-Marc Ayrault. Selon l’expression chère à la gauche, il est "en phase" avec l’essentiel de la politique du chef de l’État.

Il approuve le pacte de compétitivité, lui qui n’a pas attendu la conversion tardive de Hollande à la social-démocratie pour découvrir que ce sont les entreprises qui créent la richesse et assurent la croissance qui crée l’emploi. Du Hollande et du Valls pur jus. Joignez à cela que Fabius est pour le président un utile lanceur d’alertes grâce à la ramification de ses réseaux dans les milieux sensibles du pays. Car la "fabiusie" n’est pas une invention des journalistes. Celui que l’on décrit parfois comme glacial, distant, cassant et même casseur si on lui résiste a su se ménager, par-delà les frontières partisanes, d’influentes fidélités.

"En politique, la chance fait partie de la donne", observe-t-il dans le captivant récit de sa carrière (Les Blessures de la vérité, Flammarion, prix du livre politique). Cet admirateur de Richelieu n’a plus d’autre ambition que de "laisser une trace" dans le nouveau monde qu’il appelle "zéropolaire", où l’effacement des dominations américaine et russe offre à des nations moyennes comme la France la possibilité et la chance de retrouver le rôle que mérite leur histoire.

>> Lire aussi l’interview de Laurent Fabius : "Au Mali, nous avons gagné la guerre. Reste à gagner la paix"

Fausse provocation

Il faut tordre le cou à une légende : dans leur exceptionnelle relation, la célèbre formule de Fabius à propos de François Mitterrand "lui c’est lui, moi c’est moi" n’est pas une provocation de sa part, encore moins un accroc dans leur couple. Le chef de l’État lui avait demandé en le nommant à Matignon de "s’affirmer". Restait à trouver une formule frappante pour rappeler ce bon usage de la répartition des pouvoirs au sein de l’exécutif.

Le Premier ministre l’a proposée au cours d’un tête-à-tête entre les deux hommes à l’Élysée. Le président l’a aussitôt approuvée. Ce qui n’empêchera pas Fabius de se désolidariser de Mitterrand lorsque celui-ci invitera à Paris le général et despote polonais Jaruzelski. Ni Mitterrand d’en éprouver une vive colère. Jaruzelski sera reçu le jour dit à l’Élysée, mais sans les honneurs de la grille. C’est par le faubourg Saint-Honoré qu’il fera son entrée.

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