Libye : fallait-il renverser Kadhafi ?

La déliquescence de l’État libyen et la dissémination du terrorisme dans la région relancent le débat sur l’opportunité de l’intervention de l’Otan contre l’ex- « Guide » de la Jamahiriya.

Dès février 2011, J.A. prenait position en faveur d’une intervention militaire. © JA

Dès février 2011, J.A. prenait position en faveur d’une intervention militaire. © JA

Publié le 26 août 2014 Lecture : 8 minutes.

La Libye de 2014 offre le spectacle d’un chaos inextricable. Le pays a basculé dans une guerre civile qui ne dit pas sans nom. En Cyrénaïque, l’opération Dignité, lancée par le général à la retraite Khalifa Haftar, sauveur autoproclamé, contre les jihadistes est loin d’être un succès. À Tripoli, les milices de Zintan et de Misrata, hier alliées contre Kadhafi, se livrent une bataille acharnée pour le contrôle de l’aéroport international. Le gouvernement est totalement impuissant, l’armée et la police sont à l’agonie. Les espoirs de la Libye libre de 2011 se sont évaporés. Du coup, c’est toute la révolution qui est en question.

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« Fallait-il tuer Kadhafi ? » s’interroge Jean Ping, ancien président de la Commission de l’Union africaine, dans les colonnes du Monde diplomatique (août 2014). Non, il n’était pas dit que l’exécution vengeresse du « Guide » dans les faubourgs de Syrte, le 20 octobre 2011, fût la seule issue possible. Mais, avant et après la constitution d’une coalition pour l’arrêter, Kadhafi, qui avait sciemment choisi la voie du glaive, a rejeté toutes les portes de sortie qui lui étaient offertes.

« Zenga, zenga »

Ses imprécations télévisuelles hallucinées contre les « rats », qu’il menaçait de poursuivre « zenga, zenga » (« rue par rue »), n’ont d’égal que celles de son « réformateur » de fils, Seif el-Islam, lequel promettait aux insurgés des « rivières de sang ». Autant de pièces à conviction qui pèseront lourd devant le tribunal de l’Histoire.

En février 2011, Jeune Afrique donnait le ton en titrant en une « Kaddafou », avec ce commentaire : « Pourquoi et comment le dictateur libyen en est venu à massacrer son peuple ». L’édito de Béchir Ben Yahmed ne laissait pas de place au doute : « Même un demi-Kadhafi, c’est trop. La communauté et la justice internationales devraient exercer leur droit d’ingérence pour ne pas encourir le reproche de non-assistance à peuple – et à révolution – en danger. »

Cette prise de position nous vaut encore aujourd’hui des reproches de la part de lecteurs du continent. Pourtant, elle se fonde sur une analyse froide et dépassionnée : le système kadhafiste était incapable de se réformer. Mais la déliquescence actuelle de l’État libyen a relancé le débat entre partisans et adversaires de l’intervention des forces de l’Otan.

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POUR

Quarante et un ans, ça suffit !

Rejetant en bloc un pouvoir sourd à leurs revendications, les manifestants de Benghazi crient, le 15 février 2011 : « Kefaya ! Khalas ! » (« assez ! »). Opposant de longue date à Kadhafi, Mansour Seif el-Nasr ne regrette rien. « La situation actuelle est le résultat du régime de Kadhafi. Sa culture hante toujours la Libye, et le combat qui s’y joue ne peut pas servir à le réhabiliter », rappelle cet ancien membre du Conseil national de transition (CNT).

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Comme lui, beaucoup de Libyens, anciens exilés ou fonctionnaires de l’ex-Jamahiriya, ont refusé de courber l’échine devant la répression féroce de la fin de l’hiver 2011. On l’oublie parfois, mais la guerre en Libye ne s’est pas décidée dans le huis clos des palais présidentiels, entre Paris et Washington. Il y a d’abord eu le soulèvement populaire, qui a gagné la Cyrénaïque avant de se donner une direction politique. Mais l’intransigeance de Kadhafi a rendu impossible tout règlement pacifique et obligé la rébellion à recourir à un soutien extérieur.

Urgence humanitaire

Prise de court par les révolutions tunisienne et égyptienne, l’opinion mondiale est choquée par l’ampleur de la répression. À travers Al-Jazira, le Qatar déploie une diplomatie de l’émotion, qui surfe sur le rejet que suscite depuis longtemps Kadhafi dans le monde arabe, contrastant avec la « kadhafidôlatrie » subsaharienne.

En France, l’intellectuel médiatique Bernard-Henri Lévy continue, trois ans plus tard, de défendre une guerre juste : « Que se serait-il passé si l’Occident n’était pas intervenu ? La guerre se serait sans doute installée. La Libye serait peut-être devenue une sorte de Syrie. Kadhafi serait, aujourd’hui, un autre Bachar al-Assad. Et le nombre de morts se chiffrerait en dizaine de milliers, pour ne pas dire davantage. » Le chaos actuel ne peut servir à nier a posteriori les objectifs humanitaires du soutien aux insurgés. « Nous ne sommes pas comptables de ce que les Libyens font de leur liberté une fois qu’ils se sont affranchis de Kadhafi », nuance Pascal Bruckner.

Une rébellion crédible et structurée

Contrairement à l’idée reçue d’une rébellion sous perfusion internationale, les insurgés ont rapidement créé une situation de fait sur le terrain avant même le vote de la résolution 1973. En un mois, une large partie de la Cyrénaïque échappe au pouvoir : Tobrouk, Derna, El-Beïda, Benghazi, Ajdabiya, le terminal de Brega. Le général Abdelfattah Younès, ancien ministre de l’Intérieur, est le commandant de ces victoires militaires.

Parallèlement, le CNT est créé le 27 février. Y siègent des diplomates, d’anciens hauts fonctionnaires, rejoints par des exilés rentrés au pays, parfois clandestinement. Entre la première résolution du Conseil de sécurité (1970), fin février, et la résolution 1973, votée le 17 mars, les émissaires du CNT font le tour des capitales pour recueillir de nécessaires soutiens financiers. Jusqu’au 10 mars, jour où la France reconnaît le CNT comme « seul représentant légitime de la Libye ».

Une décision conforme au droit international

Version light du droit d’ingérence, la simple « responsabilité de protéger » ne suffit plus. Au Conseil de sécurité de l’ONU, ni la Chine, ni la Russie, ni l’Afrique du Sud ne s’opposent à la résolution 1973, proposée par la France et le Royaume-Uni. Ils choisissent, le 17 mars, de s’abstenir, donnant leur aval au texte qui autorise les États membres à « prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger les populations ».

Par la suite, Moscou et Pretoria dénonceront l’ampleur de l’opération, dans les airs mais aussi, plus discrètement, au sol, où des commandos et des officiers de liaison prêtent main-forte à des rebelles courageux mais peu rompus à la guerre. « Il a fallu prendre des libertés avec la loi internationale », concède l’ancien président français Nicolas Sarkozy. Après une première phase où la force de frappe américaine est décisive, l’opération passe, le 31 mars, sous commandement de l’Otan. Le 20 octobre 2011, un Mirage français et un drone Predator américain ciblent et immobilisent le convoi de Kadhafi, qui tentait de fuir Syrte.

CONTRE

L’ingérence cache mal l’impérialisme

Ancien président de Médecins sans frontières, pourfendeur du droit d’ingérence, Rony Brauman s’est élevé contre l’intervention. Il s’agit pour lui d’une guerre légale, certes, mais « illégitime » et désastreuse. Il met en doute les affirmations jugées grossières d’Al-Jazira et estime que « Benghazi n’était pas menacé d’anéantissement ». Thabo Mbeki, ex-président de l’Afrique du Sud, ne mâche pas ses mots : « Nous pensions avoir définitivement mis un terme à cinq cents ans d’esclavage, d’impérialisme, de colonialisme et de néocolonialisme. Or les puissances occidentales se sont arrogé de manière unilatérale et éhontée le droit de décider de l’avenir de la Libye. »

Cette forme d’arrogance de « l’homme blanc » déplaît. S’adressant au Conseil de sécurité le 17 mars 2011, le ministre français des Affaires étrangères, Alain Juppé, fait dans la grandiloquence : « Ce sera l’honneur du Conseil de sécurité d’avoir fait prévaloir en Libye la loi sur la force, la démocratie sur la dictature, la liberté sur l’oppression. » Réponse du philosophe français d’origine bulgare Tzvetan Todorov : « L’ordre international incarné par le Conseil de sécurité consacre le règne de la force, non du droit. »

Un coup de force

« L’Afrique a été méprisée. » Le président guinéen Alpha Condé, comme ses pairs africains, a vécu l’intervention en Libye comme un coup de force. Alors qu’en Côte d’Ivoire l’Union africaine (UA) peine à pousser son dialogue politique, seule alternative au fracas des armes et au droit d’ingérence, la Libye cristallise le ressentiment de l’organisation panafricaine et de ses poids lourds, Afrique du Sud et Algérie en tête.

En cause, la violation de l’intégrité territoriale d’un pays membre. Jusqu’au bout, l’UA a tenté une médiation entre le CNT et Kadhafi, mais les rebelles ont toujours posé comme préalable le départ du « Guide ». Pendant le conflit, les exactions massives contre les immigrés subsahariens, assimilés en bloc à des mercenaires de Kadhafi, et la destruction de la ville à majorité noire de Tawergha n’ont pas contribué à redorer le blason de la rébellion.

L’Occident a armé Al-Qaïda

Élément de la propagande kadhafiste, qui a touché là une corde sensible chez les Occidentaux, la rébellion a été assimilée à ses pires éléments, labellisés Al-Qaïda. Un homme incarne aujourd’hui ce danger, Abdelhakim Belhadj, ancien chef du Groupe islamique combattant en Libye (GICL), autrefois traqué par la CIA et le MI5, transféré en Libyen repenti sous l’égide de Seif el-Islam. Porté à bout de bras par le Qatar, il s’impose comme gouverneur militaire de Tripoli durant l’été 2011. Ses anciens compagnons d’armes sont aujourd’hui nombreux à truster les hauts postes civils et militaires.

Des fuites font état d’une entente entre Paris et le CNT, lequel aurait promis d’accorder un tiers de son or noir à la France en échange de son soutien.

En Cyrénaïque, les pires craintes semblent s’être réalisées depuis que Benghazi et Derna sont devenus des bastions d’Ansar al-Charia. Fin mars 2011, le président tchadien Idriss Déby Itno faisait part à J.A. de son inquiétude face au risque de « déstabilisation régionale » et de « dissémination du terrorisme ». Récemment encore, son homologue malien, Ibrahim Boubacar Keïta, nous confiait, en marge du XXIIIe sommet de l’UA à Malabo : « Cette Libye, par le Sud, continue de déverser chez nous des armes et des combattants. »

Une guerre pour le pétrole

L’intervention aurait été avant tout motivée par l’appât du gain. Première réserve de pétrole d’Afrique et quatrième de gaz, la Libye aurait été convoitée d’abord pour ses ressources. Avec, dans l’ombre, le Qatar, qui lorgnerait, via la France et Total, le fameux gisement NC7, à l’ouest de Tripoli. Pourtant, Kadhafi offrait des conditions particulièrement attractives aux pétroliers étrangers et était prêt, dès 2009, à céder l’exploitation de ce gisement à Total, d’autant que la Libye dispose de 150 milliards de dollars de réserves de change.

Qu’importe, des fuites font état d’une entente entre Paris et le CNT, lequel aurait promis d’accorder un tiers de son or noir à la France en échange de son soutien. Et les théories du complot, alimentées par des kadhafistes et leurs relais médiatiques, de s’emballer sur une myriade d’ »accords secrets ».

En Occident comme en Afrique, rares sont ceux qui se sont souciés du sort des Libyens durant les quarante-deux ans de règne de Kadhafi. Bien plus qu’une nostalgie présumée du « Guide », c’est une ode à la stabilité disparue qui tourne en boucle. Mali, Centrafrique, Ansar al-Charia en Tunisie… La révolution du 17 février aurait donné naissance à une hydre terroriste qui s’est nourrie de la désagrégation de la Jamahiriya.

Une fois Kadhafi éliminé, personne n’a vraiment aidé les autorités de transition ni même ne les a incitées à amorcer un processus de réconciliation, à désarmer les milices, à mettre en place des institutions et à défaire le jihadisme, qui a pu prospérer et s’exporter. Mais par-delà le fracas des armes, les démocrates poursuivent leur chemin. Le 4 août, un nouveau Parlement a été installé à Tobrouk, en Cyrénaïque. Un symbole.

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