Maroc : gnaoua, le blues à l’âme

Menacée de disparaître, la tradition musicale des descendants d’anciens esclaves subsahariens revit grâce au festival d’Essaouira. Mais les maalem doivent aujourd’hui relever un nouveau défi : innover.

Marcus Miller (dr.) et Mustapha Baqbou après une fusion réussie le 14 juin dernier. © Karim Tibari/A3 communication

Marcus Miller (dr.) et Mustapha Baqbou après une fusion réussie le 14 juin dernier. © Karim Tibari/A3 communication

Publié le 29 juillet 2014 Lecture : 6 minutes.

Face au port, la grande scène du festival Gnaoua et musiques du monde d’Essaouira se dresse, majestueuse, sur la place Moulay-el-Hassan ouverte aux quatre vents. Deux mouettes, perchées sur le mur cernant la place, veillent. Vigies impassibles, à l’image de l’indolence qui prend le visiteur. À côté, résonnent les grands tambours et les crotales des Gnaouas de la parade accueillant les invités de marque.

Neila Tazi Abdi, qui préside le festival depuis sa création en 1998, est entourée de quelques ministres du gouvernement Benkirane (mais aucun islamiste), du conseiller du roi André Azoulay, de Son Altesse impériale perse Farah Diba (femme du Chah), de Leïla Shahid, représentante de la Palestine à Bruxelles, de l’ambassadeur des États-Unis à Rabat, Dwight Bush, et d’une foule d’anonymes. Pour sa 17e édition, du 12 au 15 juin, le "Woodstock marocain" est devenu populaire, et même pour les mondanités, il est conseillé de tomber la cravate.

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Dans quelques heures, l’ouverture du festival se fera sur la grande scène avec le violoniste Didier Lockwood, rejoint plus tard par le maalem Hassan Boussou. Maalem ("maître"), un titre qu’il a hérité de son père, Hmida Boussou, l’un des grands noms de ce genre musical. Connus des seuls initiés il y a encore une vingtaine d’années, les Gnaouas (ceux qui viennent de Guinée, une étymologie possible) traînaient une bien mauvaise réputation : celle d’un ordre confrérique malfamé à mi-chemin entre le saltimbanque et le mendiant.

Depuis près de deux décennies, ces "clochards célestes" sont devenus les hôtes des plus grands noms de la musique mondiale : cette année encore, le bassiste américain Marcus Miller, la chanteuse folk-soul germano-­nigériane Ayo, le trompettiste franco-libanais Ibrahim Maalouf. Leur musique, qualifiée de blues africain, est devenue incontournable.

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À Essaouira, la fête se décline en grand format ou en concerts intimistes reprenant le format des lila, ces séances d’invocation des esprits divins que certains assimilent à de l’exorcisme. Passeurs et intercesseurs, les musiciens amadouent les mlouk, esprits invisibles. Mais si on y prête attention, elles doivent bien être là, ces créatures tapies dans l’ombre des remparts ocre de l’ancienne Mogador, portées par les alizés qui balaient la ville et lui assurent ce climat tempéré. Quand le rythme s’accélère, les mlouk s’emparent des corps, qui paraissent alors agités par une gigue incontrôlable, et de l’âme, jusqu’à l’évanouissement parfois.

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"There’s a natural mystic blowing through the air" ("une mystique naturelle souffle dans l’air"), chantait Bob Marley. Quelque chose d’ineffable. La libération lascive des corps, s’ajoutant au syncrétisme évident de traditions spirituelles diverses. Et peu importe si les Gnaouas se conçoivent comme des musulmans pieux, invoquant sans cesse les saints et le Prophète.

"Le festival a sauvé la musique gnaoua"

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L’esprit vaguement libertaire qui rassemble femmes voilées et jeunes filles cheveux dénoués au vent, locaux et étrangers en goguette, soufis et adeptes d’autres nourritures de l’esprit, tout ce melting-pot fait "l’esprit gnaoua". "Il y a quelques décennies, il était inimaginable, pour certains maalem, de laisser des Blancs participer à une lila", se souvient Karim Ziad, directeur artistique du festival. Reconnu aujourd’hui comme un genre musical, le tagnaouite a pour porte-parole l’association Yerma Gnaoua, chargée de préserver le patrimoine et de défendre les intérêts des artistes. La musique gnaoua a dorénavant son anthologie, dévoilée en juin dernier. Réalisée sous la direction du musicologue marocain Ahmed Aydoun et du maalem Abdeslam Alikane, elle est une étape supplémentaire dans une approche patrimoniale rigoureuse.

La réalisation majeure de ce festival a été de faire de la marge, d’un art considéré comme mineur ou du moins folklorique un centre, une vitrine attractive pour toute la ville d’Essaouira. Ancienne base navale et autrefois principal port de Tombouctou, dont la conception avait été ordonnée par le sultan Mohammed Ben Abdellah (dit Mohammed III) en 1764 à l’ingénieur français Théodore Cornut, Essaouira était tombé en déshérence dans le courant du XXe siècle. Aujourd’hui, la ville tire la majorité de son dynamisme économique du tourisme et de la culture.

Pour les Gnaouas, qui ont continué à transmettre leur tradition orale et musicale à l’ombre des nombreuses confréries de la ville, l’événement est un tournant. "Le festival a vraiment sauvé la musique gnaoua. Elle était appelée à disparaître", souligne Karim Ziad. Et de poursuivre : "Le regretté maalem Hmida Boussou disait que la musique gnaoua a été sauvée de l’extinction à Essaouira. Les plus grands se détournaient de leur art, d’autres se tournaient vers d’autres influences."

En soirée de clôture, le maalem Hamid El Kasri a repris le classique Chalaba, manifeste et quasi-hymne du festival : "Messieurs, ne prenez pas le tagnaouite comme de la mendicité déguisée. Nos aïeux l’ont honoré et nous l’ont légué comme un patrimoine précieux", et il a partagé la scène avec le Malien Bassekou Kouyaté. Tout un symbole pour le festival qui, à l’image de cette ville, se veut le lieu de réunion et de transmission entre les deux rives du Sahara. Ce concert commun a visiblement conquis le public, tant le ngoni, certes "customisé", de Kouyaté semblait ouvrir des voies audacieuses au guembri plus traditionnel de Kasri. À l’origine, les deux instruments sont semblables.

On retrouve d’ailleurs des déclinaisons de cette basse en bois recouverte de peau, à deux ou trois cordes, chez les griots mandingues, les Peuls de Guinée et… les Gnaouas d’Afrique du Nord. Ici, c’est l’instrument du maalem, qui pince et gratte de ses doigts et bat le caisson comme un tambour. "Il faut sauter le pas, explique Kouyaté. Mon père ne voulait pas que je fasse des solos, mais je ne pouvais pas me contenter de garder le ngoni à trois cordes des ancêtres. Aujourd’hui, mon instrument a neuf cordes. J’ai dit à maalem Hamid d’essayer la pédale wah-wah. J’espère qu’il le fera."


Les instruments ganouis. © Infographie : Elena Blum pour J.A.

Des improvisations éphémères et sublimes

Fusion : le mot est sur toutes les lèvres sans que personne ne sache le définir. À Essaouira, ce sont d’abord ces concerts à rallonge où les maalem du cru rencontrent sur scène des musiciens internationaux. On connaît la liste, plus ou moins mythique, des artistes entrés dans la transe des crotales assourdissants et des lignes sourdes du guembri : Robert Plant, Randy Weston, voire Jimi Hendrix, qui a un temps résidé à Essaouira.

Plus près de nous, de grands noms ont donné à la fusion souirie ses titres de noblesse : Louis Bertignac, Nguyên Lê, Pat Metheny, Maceo Parker, etc. Bâtir des rencontres avec les meilleurs artistes permet aux maalem de s’ouvrir, comme dans une gigantesque session musicale de rattrapage qui se poursuit encore. Arrangeur de génie et compositeur prolifique, Karim Ziad parvient, dans le choix des artistes qu’il programme et la conception des fusions, à faire durer la magie de ces rencontres. Quitte à se mettre lui-même derrière la batterie, pour des improvisations éphémères et sublimes.

"La fusion est réussie quand le musicien invité accompagne le maalem gnaoua et essaie d’intégrer sa musique", témoigne le maalem marocain Abdeslam Alikane, également directeur artistique du festival. "À charge pour les Gnaouas d’être ouverts et hospitaliers. C’est un art complexe où la spontanéité et l’improvisation prennent leur part, mais il y a aussi du travail, de la préparation."

Invité de marque cette année, le génial Marcus Miller – qui a composé Tutu, le grand album du retour de Miles Davis dans les années 1980 – a pu ainsi dialoguer avec le maalem Mustapha Baqbou, dont la technique se rapproche du slam, qu’il affectionne. "J’ai regardé ses concerts sur YouTube, écouté beaucoup de musique gnaoua, qui présente de nombreuses ressemblances avec la samba du Brésil, le calypso des Caraïbes. Nous avons répété une heure, mais je reviendrai jouer avec Baqbou." Promesse d’un plaisir sans cesse renouvelé, la fusion est certainement la voie du renouveau pour les maalem.

>> Lire aussi notre couverture du festival d’Essaouira en 2013

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