Nadine Gordimer : disparition d’une voyante

Cette femme déterminée représentait une face de l’Afrique du Sud dont elle donnait une vision sans concession. Tout en défendant une conception exigeante de l’écrivain.

Nadine Gordimer s’est éteinte le 13 juillet, à 90 ans. © DR

Nadine Gordimer s’est éteinte le 13 juillet, à 90 ans. © DR

Publié le 22 juillet 2014 Lecture : 5 minutes.

Son visage se confond avec celui de l’Afrique du Sud blanche de langue anglaise. Issue d’une famille d’émigrés juifs européens, Nadine Gordimer est née en 1923 à Springs, dans les environs de Johannesburg, d’un père horloger, originaire de Lituanie, qui fréquente la synagogue, et d’une mère originaire d’Angleterre, qui n’éprouve d’intérêt pour aucune religion. Les modestes conditions de vie des Gordimer, qui adhèrent aux discours suprématistes de l’époque, contraignent les deux filles du couple à demeurer dans cette ville où elles reçoivent une éducation de la petite bourgeoisie : tennis, natation, danse.

À l’âge de 10 ans, on détecte chez la future Prix Nobel ce qu’on croit être une malformation cardiaque et qui n’est en réalité que la conséquence d’une hyperactivité. Sa mère décide alors de lui interdire toute activité parascolaire et éducative et la confie à un précepteur. Entre 11 et 16 ans, elle passe le plus clair de son temps à lire et à écrire. Elle publie son premier texte dans les colonnes pour enfants du journal Johannesburg Sunday Express en 1936 et sa première nouvelle dans le magazine Forum deux ans plus tard. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, elle intègre l’université du Witwatersrand, à Johannesburg, pour faire des études de littérature, mais au lieu d’obtenir un diplôme elle fait au contraire l’expérience d’une "éducation bohème".

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Témoignage de la déliquescence progressive du mode de vie social sud-africain

Elle découvre sur les bancs de l’université une mixité raciale qu’elle approfondit progressivement après la rencontre d’un journaliste anglais, Anthony Sampson, futur directeur du magazine Drum, qui la conduit dans les townships où vivent les collaborateurs africains de cette publication. Dans ce milieu, elle comprend que, à la différence de ses parents qui resteront toujours des Européens en Afrique subsaharienne, elle est une Blanche sud-africaine qui, en plus, n’appartient pas à la "majorité afrikaner" dont elle ne pourrait se réclamer.

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C’est de cette prise de conscience que procède la dimension politique de son oeuvre littéraire. Celle-ci se caractérise par une vision sans concession du monde sud-africain. Elle saisit d’abord l’univers de ces Blancs qui vivent parmi les Noirs comme des êtres "dans une forêt parmi les arbres", pour reprendre ses propres termes. Passé son premier récit autobiographique, The Lying Days (1953), tous ses écrits qui portent témoignage de la déliquescence progressive du mode de vie social sud-africain au lendemain de la guerre seront censurés. Un monde d’étrangers (1958), qui est le récit de la découverte par un jeune Anglais de la ségrégation raciale, sera interdit pendant douze ans. Feu le monde bourgeois (1966), dont le titre est explicite, sera, lui, censuré pendant dix ans. Même Fille de Burger (1979) n’échappe pas totalement à la censure malgré sa notoriété acquise grâce au Booker Prize remporté en 1974 pour Le Conservateur : une exploration méticuleuse de la psyché d’un fermier blanc sud-africain.

Puis elle sonde le monde interracial à partir de la position des Noirs ou des hommes de couleur. Ceux de July (1981) raconte l’histoire d’un domestique noir qui sauve ses maîtres de la violence des quartiers blancs en les cachant dans son village. Un caprice de la nature (1987) s’intéresse au sort d’une femme blanche qui devient la première dame de son pays aux bras d’un nouvel époux après l’assassinat de son mari, leader de la lutte contre l’apartheid. Histoire de mon fils (1990) met en scène le conflit de l’enfant d’un combattant de la liberté aux prises avec sa propre liberté de moeurs.

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Mais cette capacité à transgresser les frontières raciales pour raconter les histoires n’est pas sans conséquence. Les textes consacrés au monde des Noirs seront durant un certain temps frappés d’inauthenticité. Au cours des années 1970, Nadine Gordimer est accusée par certains intellectuels du Congrès national africain (ANC) de n’avoir aucune qualité pour rendre compte de la vérité des "gens de ce monde".

La rencontre des laissés-pour-compte en tout genre

La censure de ses textes du monde blanc comme la méfiance des Noirs pour ses oeuvres qui les mettent en scène ne l’empêchent pas d’écrire. Pour Nadine Gordimer, le regard d’un étranger sur une communauté peut révéler à celle-ci bien des choses qu’elle ignore d’elle-même. Elle a rencontré durant sa carrière des difficultés qu’elle n’a su résoudre que par une volonté farouche de préserver sa liberté d’écrivain.

La réussite de l’action politique, le succès littéraire étaient des pièges dont il fallait se garder.

En lui accordant son prix en 1991, le jury du Nobel avait pris soin de noter que son indéniable activisme politique n’interférait pas dans son travail littéraire. Il a ainsi su distinguer ce qui relevait de son engagement politique réel et concret en faveur de la cause des Noirs (la caution de la lutte armée, l’aide aux intellectuels de l’ANC, le soutien à l’action révolutionnaire communiste) de ce qui relevait du domaine propre de la littérature. De fait, à la question de savoir quelle serait l’incidence de l’apartheid sur son oeuvre, elle répondait invariablement : "Ce n’est pas l’apartheid qui a fait de moi un écrivain, et ce n’est pas la fin de l’apartheid qui va me pousser à m’arrêter." Elle refusait également de voir dans son couronnement par le Nobel une couronne pour son tombeau d’écrivain. La réussite de l’action politique, le succès littéraire étaient des pièges dont il fallait se garder.

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Les problèmes moraux auxquels les personnages sont confrontés dans ses livres demeurent après la victoire contre l’apartheid. Les sujets qu’elle y traite montrent qu’en tant qu’écrivain elle a toujours su prendre de la distance par rapport aux événements immédiats et se placer dans la position du visionnaire. Lorsque, à l’arrivée de Mandela au pouvoir en 1994, Gordimer publie Personne pour m’accompagner, elle prévoit déjà la déception des leaders de la lutte contre la ségrégation raciale dans la société sud-africaine postapartheid. L’Arme domestique (1998) témoigne de l’avènement d’un nouvel ordre juridique dans une Afrique du Sud égalitaire où les Blancs doivent désormais comparaître devant des juges comme tout autre justiciable pour des délits de droit commun. Dans Un amant de fortune (2001), elle construit une oeuvre où le sujet n’est plus le monde sud-africain de l’apartheid mais bien la rencontre des laissés-pour-compte en tout genre et la liberté individuelle.

La victoire sur l’apartheid ne signe pas la disparition des inégalités ou des iniquités dans le monde. Elle renforce au contraire le pouvoir de l’écriture et le rôle de l’écrivain. Habilement, Nadine Gordimer a toujours voulu "être voyante et se faire voyant", selon le mot de Rimbaud dans sa Lettre du voyant. C’est ce qui fait d’elle l’une des grandes figures de la littérature africaine.

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