Niger, Bénin, Nigeria… : usines à bébés, le trafic de la honte

On a d’abord cru que le scandale, révélé fin juin, n’éclabousserait que Niamey. Mais l’enquête a mis au jour un vaste réseau présumé de commerce de nouveau-nés qui se joue des frontières.

C’est dans une de ces maternités (ici à Enugu, au Nigeria) que sont remis les nourrissons. © Pius Utomi Ekpei/AFP

C’est dans une de ces maternités (ici à Enugu, au Nigeria) que sont remis les nourrissons. © Pius Utomi Ekpei/AFP

Clarisse

Publié le 28 juillet 2014 Lecture : 6 minutes.

Les enfants ont été maintenus au domicile de leurs "parents". Au coeur de l’énorme scandale du trafic présumé de nourrissons qui secoue le landerneau nigérien, ils auraient pu faire l’objet d’un placement. Douze mères et leurs cinq époux ont été écroués, mais les autorités judiciaires ont estimé que la vingtaine de gamins ne couraient aucun danger.

Contrairement à ces centaines d’autres, nés comme eux dans les désormais célèbres "usines à bébés" nigérianes et destinés au travail domestique, à la prostitution et parfois aux crimes rituels. Tout commence en octobre 2013, à Niamey, lors du grand baptême organisé pour les jumeaux d’un inspecteur de police. Problème : nul n’a jamais vu son épouse enceinte, et les journaux signalent régulièrement la découverte d’usines à bébés au Nigeria.

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Alerté, un bihebdomadaire local, L’Événement, enquête. Après une série d’articles, la justice décide de se saisir de l’affaire, "sans trop y croire", selon le procureur adjoint de la République, eu égard aux personnalités citées. Mais l’interpellation d’un intermédiaire fait prendre à l’enquête un tour nouveau, révélant un trafic dont les ramifications s’étendraient jusqu’au Bénin, au Burkina Faso et probablement au Togo.

Les plus chers : les jumeaux garçons

Identifié début mai, cet officier de l’armée depuis peu à la retraite fournit en effet une liste de femmes en partance pour le Nigeria, où elles sont censées "accoucher" mi-mai. Contactées et invitées à renoncer à leur projet, deux d’entre elles s’exécutent. Pas l’épouse – aujourd’hui sous les verrous – du ministre d’État à l’Agriculture Abdou Labo, qui serait bien allée à Omo, dans le sud du pays, "acheter" ses jumeaux. Les soupçons se portent aussi sur les trois épouses d’un ancien directeur de banque, chacune étant devenue soudainement mère de jumeaux après des décennies de mariage. Sont également mises en cause des femmes ménopausées ou ayant subi une hystérectomie.

Dans le droit nigérien, une veuve sans enfant n’a droit qu’à un huitième de l’héritage laissé par son conjoint, le reste revenant à la famille du défunt.

Des exemples quasi ubuesques – n’eussent été les drames humains qu’ils dissimulent – qui témoignent de la détermination de ces femmes ou de ces couples à avoir un enfant. Parfois pour ne plus se sentir stigmatisés, dans un pays où ne pas être parent est encore vécu comme une infamie. Souvent pour des questions plus pragmatiques : dans le droit nigérien, une veuve sans enfant n’a droit qu’à un huitième de l’héritage laissé par son conjoint, le reste revenant à la famille du défunt.

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À chaque fois, le scénario est le même, expliquent les enquêteurs. Une femme en mal d’enfant contacte un intermédiaire, qui la met en relation avec une "clinique" du sud du Nigeria. S’ouvre alors une série de rencontres. Au cours de la première, on lui administre des décoctions censées faire apparaître les signes de grossesse tels que le gonflement des seins.

C’est lors du quatrième séjour qu’on lui remet un nouveau-né en la seule présence d’une matrone nigériane et de son assistante. La "mère" se rend ensuite au Bénin, où une attestation de naissance lui est fournie. Enfin, soit elle revient à Niamey par la route avec le nourrisson pour éviter les contrôles aux frontières, soit elle rentre en avion, la nounou se chargeant de convoyer le bébé par la route. Les nouveau-nés sont vendus selon des critères bien définis, les plus chers étant les jumeaux garçons.

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>> En photo : Ebere, une jeune femme originaire du sud-ouest du Nigeria, a réussi à récupérer son fils, vendu à la naissance pour un peu plus de 1 100 euros. © Pius Utomi Ekpei/AFP

Les autorités nigériennes en sont convaincues : elles sont en présence d’un véritable réseau. Aucune des femmes inculpées n’a été suivie médicalement au Niger. Elles ont toutes "accouché" à Ore avant de transiter par le même établissement, la clinique Ajavon à Cotonou. Son directeur et une sage-femme ont, depuis, été interpellés et deux médecins ont pris la fuite. Les femmes qui ont renoncé à se rendre au Nigeria en mai à la demande de la justice n’ont toujours pas eu d’enfant et ne présenteraient plus de signes de grossesse.

Une influente femme d’affaires burkinabè

Pour souligner le caractère sous-régional du trafic, les enquêteurs évoquent une influente femme d’affaires burkinabè, connue dans le milieu des travaux publics nigériens et établie au Bénin. Elle serait, selon les premières conclusions de l’enquête, l’un des cerveaux du trafic à destination du Niger.

Les autorités béninoises soutiennent qu’il est trop tôt pour conclure à l’implication de leur pays dans cette affaire, les perquisitions n’ayant pas permis de découvrir trace des fausses attestations délivrées. Mais cinq personnes ont été récemment écrouées dans le pays pour "faux et usage de faux, trafic et complicité de trafic d’enfants dans la sous-région", selon la presse locale. Les Nigérians, quant à eux, ont procédé à une descente sur le terrain, à Ore, et interpellé la matrone… qu’ils ont ensuite libérée sous caution. Au grand dam du Niger, qui craint de voir le phénomène s’intensifier. C’est que la frontière avec le Nigeria est poreuse, et les usines à bébés – qui se multiplient – très lucratives…

Bien organisés, les trafiquants opèrent quasiment tous de la même manière, en attirant de gré ou de force des jeunes filles dans des maternités-prisons. Rien qu’en 2013, au moins une centaine de filles ont ainsi été "libérées" dans les quatre États d’Abia, d’Imo, d’Enugu et de Rivers, dans le sud du Nigeria. Cette année, à Owerri (Sud-Est), considéré comme l’épicentre du trafic, la police a donné l’assaut et rasé des maisons entourées de hauts murs couverts de tessons, libérant 16 adolescentes de 14 à 19 ans, à des stades divers de grossesse.

Enceintes par accident, et parce que l’accouchement sous X est interdit au Nigeria, la plupart atterrissent dans ce qu’elles prennent pour des ONG consacrées aux femmes en difficulté. Les médecins leur promettent de s’occuper de leur enfant et leur versent une contrepartie pouvant aller de 90 à 225 euros (pour un bébé revendu 4 500 euros).

Mais les descentes de police révèlent souvent des conditions de vie déplorables, les jeunes femmes étant entassées les unes sur les autres et privées de soins. Les viols sont également fréquents. Dans une autre "fabrique", la patronne employait un jeune homme de 23 ans dont le rôle était de mettre enceintes les femmes.

Rarement adoptés mais souvent sacrifiés

Si les premières usines à bébés ont été découvertes dans le Sud-Ouest, elles gagnent le Sud-Est, principalement le fief ibo, qui abrite les plus grosses fortunes du pays, déterminées à le rester… quitte à recourir aux crimes rituels pour s’attirer richesse et pouvoir.

Les usines à bébés ne seraient pas près de disparaître, d’autant qu’il y a un laisser-faire de la part des autorités au plus haut niveau.

De l’avis d’officiels nigérians, le phénomène a pris de l’ampleur à l’approche des élections présidentielle et législatives. Ils admettent aussi que les enfants nés dans ces fabriques et qui restent au Nigeria sont rarement adoptés, mais plutôt destinés à être sacrifiés… Les usines à bébés, concluent-ils, ne sont pas près de disparaître, d’autant qu’il y a un laisser-faire de la part des autorités au plus haut niveau.

Pour autant, la police nigériane ne baisse pas les bras. Outre le démantèlement des usines, elle fait la chasse aux immeubles désaffectés depuis qu’elle a découvert que des enfants y étaient détenus avant d’être exécutés. Également dans le viseur des enquêteurs nigérians : les orphelinats clandestins, soupçonnés pour certains de participer au trafic d’enfants. À Lagos, plusieurs d’entre eux ont été fermés ces derniers mois.

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