Maghreb : sur les routes du jihad pour la Syrie ou l’Irak

Ils sont des milliers à partir depuis Rabat, Tunis, Alger ou Tripoli pour rejoindre la Syrie ou l’Irak. Qui sont-ils ? Pourquoi partent-ils ? Quelles routes empruntent-ils ? « Jeune Afrique » a enquêté.

Dans cette vidéo, des Tunisien s’apprêtent à partir au combat près de la ville de Deir ez-Zor. © Youtube

Dans cette vidéo, des Tunisien s’apprêtent à partir au combat près de la ville de Deir ez-Zor. © Youtube

Publié le 29 juillet 2014 Lecture : 7 minutes.

"Ces gens-là ne parlent avec personne de leur plan." Dans un café de Tanger, Abdelatif Bakari, vendeur ambulant de 40 ans, se souvient du départ de son frère aîné. C’était au printemps 2003, au lendemain de l’invasion de l’Irak par la coalition menée par les États-Unis.

Comme la plupart des jihadistes en partance pour le Levant depuis Rabat, Alger ou Tunis, Abdusalem s’est évaporé du domicile familial, dans le quartier populaire tangérois de Bendibane, sans prévenir ni embrasser sa mère, plongée depuis dans un deuil interminable. Les rares nouvelles qui leur sont parvenues proviennent de la prison de Taji, au nord de Bagdad. Un an après avoir rejoint l’Irak via Istanbul pour combattre les troupes occidentales, il s’est fait arrêter dans la capitale. Accusé d’avoir perpétré des attentats, probablement pour le compte d’Al-Qaïda en Irak, il a été condamné et incarcéré.

la suite après cette publicité

En juillet 2013, des combattants de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) ont lancé un assaut à Taji pour libérer des centaines de leurs frères d’armes. Pas Abdusalem Bakari. "Aucun Marocain parti en Irak n’est rentré", croit savoir Abdelatif, lui-même militant islamiste, passé par la case prison au Maroc. Il louvoie maladroitement avant de se refuser à condamner l’"acte de résistance" de son frère.

Plus de 12 000 combattants de 81 nationalités

Jamais aucun conflit, de l’Afghanistan en 2001 à l’Irak en 2003, n’avait attiré autant de jihadistes étrangers que la Syrie. Depuis trois ans, le pays de Cham s’est transformé en épicentre du jihad global. Plus de 12 000 combattants de 81 nationalités différentes affrontent les troupes loyales à Bachar al-Assad, épaulées par le Hezbollah et l’Iran.

Ils seraient aujourd’hui plus de 1 100 Marocains et au moins 3 000 Tunisiens engagés dans les brigades internationales en Syrie. Mais un conflit interne oppose ces organisations : Jabhat al-Nosra (JAN), qui a fait allégeance à Al-Qaïda, et l’EIIL, devenu l’État islamique (EI) le 29 juin, en proclamant par la même occasion le rétablissement du califat alors qu’il se trouvait aux portes de Bagdad.

la suite après cette publicité

En avril, le cheikh salafiste tangérois Omar Haddouchi, emprisonné en 2003 puis gracié par le roi en 2012, a condamné le jihad de ses compatriotes en Syrie. En réponse, des combattants marocains s’en sont pris à lui avec virulence dans une vidéo postée fin juin sur les réseaux sociaux. Campant sur ses positions, Haddouchi, accusé par les services secrets espagnols d’être lui-même un recruteur, s’est montré critique à l’égard d’Abou Bakr al-Baghdadi, chef de l’EI et calife autoproclamé : "Un homme qui ne fait que se cacher et que personne ne voit ou n’entend."

Chaque semaine ou presque, des cellules de recrutement sont démantelées au Maroc ou dans les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla.

Depuis, Baghdadi s’est mis en scène lors d’un prêche à la Grande Mosquée de Mossoul (deuxième ville d’Irak et QG de l’organisation), appelant les musulmans du monde entier à lui obéir. L’effet de ce discours reste très limité au Maroc, selon les autorités. "Depuis que les cheikhs salafistes ont condamné le jihad en Syrie, nous constatons une baisse des départs", explique ainsi Mohamed El Yaakoubi, le wali (gouverneur) de la région Tanger-Tétouan, qui salue avec une prudence de circonstance les vertus de ce "soft power religieux" mené par des anciens cheikhs radicaux. La vigilance des autorités marocaines pourrait aussi être à l’origine de ce recul.

la suite après cette publicité

Chaque semaine ou presque, des cellules de recrutement sont démantelées au Maroc ou dans les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, particulièrement surveillées car prisées par les réseaux jihadistes binationaux. "Nous collaborons bien avec les services de sécurité espagnols. Mais nous devons sans cesse nous adapter car il n’y a plus de profil type", souligne un fonctionnaire marocain.


L’imam tangérois Omar Haddouchi, a été attaqué sur internet
par des jihadistes marocains, après avoir critiqué Baghdadi. © DR

Des jeunes Maghrébins issus de la bourgeoisie, polis et bien éduqués

Fini le temps où le jihad au Levant était l’apanage de prisonniers salafistes libérés, de vétérans passés par Guantánamo et de disciples de prosélytes écumant les quartiers défavorisés. "On voit de plus en plus débarquer des jeunes Maghrébins issus de la bourgeoisie, polis et bien éduqués", constate, depuis la province d’Idlib, un ancien soldat de l’Armée syrienne libre.

Un artiste du nord du Maroc, adepte d’un islam de tolérance, pleure ainsi chaque nuit son fils de 19 ans, parti mener la guerre en Syrie pour le prix dérisoire d’un aller simple à Istanbul. Même un enfant de 13 ans a récemment quitté Tétouan pour rejoindre son père en Syrie. En juillet 2013, c’est un ingénieur tunisien originaire de Sousse qui est annoncé mort en "martyr" dans une attaque kamikaze de l’EIIL…

À la différence du Maroc, la Tunisie pourrait continuer à fournir nombre de combattants à l’EI. Abou Iyadh, chef de l’organisation terroriste tunisienne Ansar el-Charia, a renouvelé dernièrement son appel au jihad en Syrie et invité les Tunisiens à rallier les rangs de Baghdadi. Trois fois plus nombreux que les Marocains, ceux-ci constituent le plus important contingent engagé dans le conflit syrien.

Dès septembre 2012, JAN a vanté, sur les réseaux sociaux, les mérites de ces soldats tunisiens morts au combat. Si les services de sécurité du pays ont semble-t-il réussi à empêcher le départ de 6 000 hommes, le flux ne s’est pas vraiment tari et les filières d’acheminement sont structurées. ONG et associations islamistes se chargent du prosélytisme dans les mosquées et les cafés.

>> Lire aussi Réfugiés syriens : quand le Maghreb devient "syrophobe"

Le web, regorgeant de vidéos et d’images de propagande, fait office de principal agent de recrutement, pénétrant ainsi toutes les strates de la société. Depuis Bizerte, l’un des bastions de la cause, Sidi Bouzid, Zarat, à l’est du pays, et Ben Gardane, près de la frontière libyenne, des nouvelles recrues entament leur "aventure" vers une nouvelle vie de jihad ou vers une autre mort, en saint ou en assassin. Nombre d’entre eux font une halte dans des camps d’entraînement de l’autre côté de la frontière.

L’Algérie semble être le seul pays de la région à échapper, pour le moment, à cette vague de vocations jihadistes.

Distillés dans la région libyenne de Ghadamès ou en Cyrénaïque, ils s’initient à la guérilla, au maniement des armes et aux rudiments stratégiques aux côtés de jihadistes d’autres pays, sous la houlette d’Ansar al-Charia. "Les Libyens sont arrivés en Syrie lourdement armés et rompus à la guerre, dès le début du conflit. Avec les Tchétchènes, ils ont constitué une véritable force de frappe pour les rebelles", souligne une source sécuritaire de la région.

L’Algérie semble être le seul pays de la région à échapper, pour le moment, à cette vague de vocations jihadistes, et ce malgré les appels lancés par certains imams. L’efficacité redoutable des services sécuritaires a fait ses preuves mais la menace demeure… Si les combattants algériens étaient officiellement moins de 30 en Syrie en septembre 2013, ils sont aujourd’hui environ 200, soit trois fois moins que les Français, selon les consultants en sécurité du cabinet américain The Soufan Group.

>> À lire aussi : la difficile traque des candidats européens au Jihad

Programme d’aide et de réinsertion

Pour rejoindre la Syrie, certains s’envolaient pour Istanbul depuis l’aéroport de Benghazi (actuellement fermé), où des faux passeports étaient distribués, Ansar al-Charia jouissant de complicités parmi le personnel. Désormais, ils embarquent sur des bateaux au port de Brega pour atteindre les côtes du sud-est de la Turquie ou se dirigent par air et par mer vers le Liban. "Aujourd’hui, avec le délitement de l’État libyen, l’est et le sud du pays constituent le hub du jihad régional en Syrie, en lien direct avec l’État islamique", confirme un agent libyen.

Pour Alger, Tunis et Rabat, la gestion du retour de ces jihadistes et de la déradicalisation est un vrai dilemme. Les menaces d’attentats annoncées sur internet par ceux qui pourraient être amenés à rentrer sont prises très au sérieux. Et ces jeunes impatients de rentrer au pays, usés par une guerre qui n’est pas la leur et las d’un conflit politico-militaire entre jihadistes, seraient nombreux.

Aucune disposition n’a encore été prise dans la région, excepté en Arabie saoudite, qui fait figure d’exception dans le monde arabe : un décret royal a mis en place un programme d’aide et de réinsertion pour près de 300 jihadistes revenus de Syrie. Au Maroc, c’est pour le moment l’incarcération systématique qui prime. Contrôler les retours pourrait ainsi se révéler plus dur encore que d’empêcher les départs.

Recrues subsahariennes

L’arrivée dans le pays de cham d’Africains subsahariens a été remarquée au cours de cette année. Si leur nombre n’est pas vraiment significatif, un observateur bien renseigné fait état de la présence dans des katibas (camps de combattants) de Maliens, de Nigériens et de Sénégalais. Quelques-uns y avaient échoué contre leur gré dès le début du conflit, en 2011 : alors qu’ils étaient au service de Kadhafi, ils ont été emmenés de force par des jihadistes libyens après la révolution.

_________

Joan Tilouine, Youssef Aït Akdim, Frida Dahmani

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires