Russie – Chine : alliance plein gaz

Quatre cents milliards de dollars sur trente ans : c’est le montant vertigineux du contrat de livraison de gaz sibérien à la République populaire conclu fin mai. Pour Vladimir Poutine, c’est le moyen de faire savoir aux Occidentaux, inquiets de sa politique ukrainienne, qu’il se moque de leurs menaces de sanctions.

Vladimir Poutine et Xi Jinping à Shanghai, le 21 mai. © MARK RALSTON / AFP

Vladimir Poutine et Xi Jinping à Shanghai, le 21 mai. © MARK RALSTON / AFP

ProfilAuteur_AlainFaujas

Publié le 17 juin 2014 Lecture : 5 minutes.

Deal ! Après dix ans de négociations sur le prix du mètre cube, un gigantesque marché de 400 milliards de dollars (300 millions d’euros) sur trente ans a été conclu pour la livraison de gaz russe à la Chine. Le 21 mai, à Shanghai, Vladimir Poutine et Xi Jinping ont donné leur bénédiction à l’opération.

À partir de 2018, Gazprom, le numéro un russe, fournira donc à China National Petroleum Corp. (CNPC) le gaz naturel extrait des gisements sibériens de Kovykta et de Chayanda. Les livraisons annuelles atteindront progressivement 38 milliards de m3, en rythme de croisière. Elles seront probablement payées en yuans.

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La Russie investira 55 milliards de dollars pour extraire le gaz et l’acheminer à la frontière chinoise. La Chine consacrera pour sa part plus de 20 milliards de dollars à la construction de plusieurs milliers de kilomètres de gazoducs. Ne reste plus qu’à finaliser d’ici à la fin de cette année un accord exonérant CNPC de la taxe sur l’extraction, que, conformément à la législation russe, il aurait dû acquitter.

Poutine crie victoire

Après la signature de ce qu’il a qualifié de "plus grand contrat de l’histoire du secteur gazier" de son pays, Poutine a immédiatement crié victoire. Dans son esprit, l’aspect géopolitique de la question est le plus important. Désormais, il peut signifier aux Européens et aux Américains résolus à l’isoler en raison de sa politique agressive à l’égard de l’Ukraine qu’il se moque de leurs embargos et que l’Asie constitue une alternative prometteuse. Dmitri Medvedev, son Premier ministre, l’a dit sans barguigner : "Si, de manière purement théorique, on envisage le pire, le gaz qui ne serait pas livré en Europe pourrait l’être en Chine."

Ce "cap à l’est" a une autre raison, économique celle-là. "Il s’agit d’une diversification bienvenue, explique Evariste Nyouki, responsable de la recherche économique de GDF Suez Trading. Car le premier acheteur de gaz russe, l’Europe, ne connaît pas de croissance, et sa consommation énergétique stagne ou recule." "On comprend que les Russes s’inquiètent de leur dépendance vis-à-vis d’une Europe qui se dérobe et parle de réduire la part du gaz russe dans ses approvisionnements, renchérit Patrice Geoffron, professeur à Paris-Dauphine. Car leur modèle économique dépend énormément des exportations d’hydrocarbures."

Pékin entend développer toutes les sources d’énergie : du charbon au nucléaire, en passant par le solaire et l’éolien.

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On a, en revanche, entendu très peu de Chinois commenter l’accord, ce qui laisse à penser que leur pays en est le grand bénéficiaire. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) estime que la Chine multipliera par deux sa consommation de gaz au cours des cinq prochaines années. Parce que, naturellement, sa fringale d’énergie est en phase avec sa croissance économique rapide, mais aussi, estime Bei Xu, économiste chez Natixis, "parce que le recours au gaz lui permettra d’émettre moins de CO2". On sait que l’utilisation massive du charbon (68 % de la consommation énergétique nationale) rend, l’hiver, l’atmosphère dans les villes totalement irrespirable…

Jouant sur l’ensemble de la palette technique, Pékin entend développer toutes les sources d’énergie : du charbon au nucléaire, en passant par le solaire et l’éolien. Une forte augmentation de la part du gaz dans l’énergie consommée a été décidée. Selon EY, celle-ci devrait passer de 4 % en 2010 à 8 % en 2015 et à 10 % en 2020. Le prix du gaz russe vendu à la Chine demeure confidentiel, mais Gazprom a fait savoir qu’il était comparable à celui pratiqué en Europe (380 dollars les 1 000 m3). Certains analystes estiment qu’il sera compris entre 350 et 380 dollars.

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Un bras de fer oppose les producteurs et les énergéticiens

"Les Chinois savent que la crise ukrainienne renforce leur position, commente Francis Perrin, président de Stratégies et politiques énergétiques (SPE). Ils pouvaient se permettre d’attendre ; les Russes, moins. Il est vraisemblable qu’en échange d’une indexation du prix du gaz sur celui du pétrole, qui leur est favorable, les Russes ont accepté une décote de leur gaz. Pour moi, c’est une certitude."

Mais le jeu n’est pas pour autant figé. Les Américains étudient la possibilité d’exporter le gaz de schiste dont leur pays regorge à un prix deux fois inférieur à celui du gaz consommé en Europe et quatre fois inférieur à celui utilisé en Asie. Histoire de gagner des dollars, bien sûr, mais aussi de réduire les recettes en devises de la Russie de Vladimir Poutine…

Un bras de fer oppose les producteurs américains, qui poussent le président Obama à autoriser ces exportations, aux énergéticiens, qui, eux, freinent des quatre fers par crainte d’une envolée des prix sur le marché domestique. Les autorisations d’exportation pour une livraison en 2015-2016 sont attribuées au compte-gouttes – on en recense cinq à ce jour. "Sans aucun doute, les États-Unis deviendront des exportateurs nets de gaz sous forme liquéfiée [GNL] à partir de 2018", commente Francis Perrin. "S’ajoutant à l’entrée en production de plusieurs gisements en Méditerranée (Chypre, Liban) et en Afrique (Mozambique et Tanzanie), ces exportations vont contribuer à mettre les prix sous pression."

Même si, un jour, la Russie parvient à convaincre le Japon privé de ses centrales nucléaires d’acheter son gaz sibérien, il reste évident, selon Evariste Nyouki, que "la demande mondiale de gaz progresse de 3 % par an, alors que l’offre annoncée d’ici à 2020 devrait, avec les projets russes, augmenter d’environ 10 %".

De quoi déprimer les prix du gaz et les comptes de la Russie, toujours "droguée" aux hydrocarbures.

Le yuan dans le tuyau

Comme dans tous les contrats énergétiques, les détails de l’accord russo-chinois demeurent confidentiels. Les experts se posent donc un certain nombre de questions – d’argent, évidemment -, qui demeurent pour l’instant sans réponse. Parmi ces mystères figure la monnaie dans laquelle sera payé le gaz acheté par Pékin. La manoeuvre est surtout symbolique.

La Russie exporte en effet 50 % de ses produits vers l’Europe et seulement 7 % vers la Chine.

La Russie exporte en effet 50 % de ses produits vers l’Europe et seulement 7 % vers la Chine. Mais cette recherche d’autonomie est une façon pour Vladimir Poutine de signifier aux Occidentaux qu’il n’est pas aussi dépendant d’eux financièrement que son isolement diplomatique pourrait le leur faire croire. Paradoxalement, l’utilisation du yuan est plus stratégique pour Moscou que pour Pékin. "La Chine utilise sa monnaie à la place du dollar dans 28 % de ses échanges commerciaux, soit l’équivalent de 700 milliards de dollars ; par exemple, pour ses achats de minerai de fer brésilien, explique Bei Xu, économiste chez Natixis.

Le gaz payé en yuans équivaudra à seulement 14 milliards de dollars par an, mais cela contribuera à accélérer l’internationalisation de la devise chinoise." Dans trois, quatre ou cinq ans, le yuan devrait devenir pleinement convertible et sera alors une devise de référence mondiale au même titre que le dollar et l’euro. Il pourrait même les supplanter peu à peu sur les marchés des matières premières, que Pékin contrôle grâce à ses achats gigantesques.

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