La danse orientale, à corps perdus

Tantôt vénérée tantôt méprisée, la danse orientale peine aujourd’hui à se produire sur les scènes du monde arabe. Retour sur un art populaire à la technique rigoureuse et à l’image sulfureuse.

Tajwal, du Libanais Alexandre Paulikevitch. Une ode à la liberté des corps. © Patrick Baz / AFP

Tajwal, du Libanais Alexandre Paulikevitch. Une ode à la liberté des corps. © Patrick Baz / AFP

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Publié le 15 avril 2014 Lecture : 5 minutes.

Elles s’appelaient Samia Gamal (en photo ci-dessous, © DR), Tahia Carioca, Neima Akef. Adulées dans tout le monde arabe et en particulier en Égypte, ces stars ont fait rêver des générations, des années 1930 aux années 1970. Actrices dans des comédies musicales populaires, elles se produisaient aussi dans des cabarets cairotes à la renommée internationale. Dans son spectacle Au temps où les Arabes dansaient, présenté à Paris en mars, le chorégraphe tunisien Radhouane El Meddeb rend hommage à cet âge d’or de la danse orientale. Comme beaucoup, il a été profondément marqué par ces danseuses à la technique exigeante.

Aujourd’hui, ramener la danse orientale sur scène n’est pas seulement un acte artistique. Il suppose aussi un certain regard critique sur la place de la danse et, partant, du corps, dans le monde arabe. "Ce spectacle est l’écho lointain de ces chants et de ces danses pris dans la tendresse de l’espoir et du souvenir. Mais c’est aussi l’une des faces d’un présent cruel, terne et frappé de stupeur", explique-t-il. En effet, cette pratique vit une situation de relégation dans le monde arabe. La déliquescence de l’industrie du cinéma, notamment égyptien, a ôté à ces danseuses leur seul lieu d’expression, dans des pays où les infrastructures théâtrales sont rares sinon inexistantes.

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Depuis la fin des années 1980, la montée en puissance des conservatismes fait peser une pression supplémentaire sur les artistes. En Égypte, les écoles de danse sont tout simplement interdites. Les professeurs ne peuvent espérer enseigner qu’au prix d’interminables tracasseries administratives et en enregistrant leur studio comme salle de sport. "Associée à la prostitution, considérée comme provocante, la danse orientale a toujours eu une image sulfureuse. Déjà, sous Nasser, il y avait de grands débats pour savoir s’il fallait ou non cacher le nombril des danseuses !" rappelle Leïla Haddad. Syro-Tunisienne née à Djerba, la danseuse et chorégraphe est sans doute la plus dévouée des ambassadrices de cette discipline. "Je milite pour que cet art retrouve sa place sur les scènes de théâtre. Depuis le début, je me suis heurtée à beaucoup de refus en raison de préjugés qui perdurent en Orient comme en Occident. On confond trop souvent la danse orientale avec la danse du ventre, telle qu’elle se pratique dans les hôtels de luxe ou les cabarets."

 

"C’est à nous, danseurs, de reconnecter notre art avec une certaine modernité"

Danse millénaire qui s’est nourrie d’influences très diverses, le raqs al sharqi, comme l’appellent les Arabes, requiert une pratique difficile, rigoureuse, et a été incarné par des danseuses à la technique affûtée. On ne peut pas la réduire à un déhanchement destiné à affoler les hommes. Samia Gamal venait par exemple de la danse classique. Nelly Mazloum et Mahmoud Reda ont incorporé des éléments du ballet dans leurs chorégraphies, et leur influence s’est fait sentir chez les danseurs égyptiens modernes. Si la danse orientale n’a pas encore trouvé toute sa place dans les théâtres arabes, elle continue de vivre dans les cercles privés. Transmise de mère en fille, pratiquée en famille, elle est également incontournable lors des grands mariages ou des réceptions. Danse de la liberté, elle est aussi populaire et, à ce titre, souvent rejetée par une élite qui a la main sur la programmation des grandes scènes de la rive sud. "Le fait d’être une danse populaire est aussi une chance. C’est le moyen de toucher d’autres couches de la société, qui ont moins l’occasion ou les moyens d’aller au théâtre par exemple", ose croire Leïla Haddad.

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Forte personnalité, érudite sur son art, cette coquette aux longs cheveux nattés a fait voyager la danse orientale sur les scènes du monde entier, de Tokyo à Helsinki en passant par les États-Unis. "Mais je ne me suis produite que sur deux scènes dans le monde arabe : Tunis et Beyrouth", regrette-t-elle. Comment expliquer ce désintérêt du monde arabe pour une danse qui fait si profondément partie de sa culture ? À cela, Leïla Haddad donne deux explications : "Pour les jeunes, c’est tout simplement passé de mode. Avec la mondialisation, les goûts ont évolué. C’est à nous, danseurs, de reconnecter notre art avec une certaine modernité."

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Contrairement au classique, la danse orientale n’est pas codifiée ou académique. Elle n’est pas enseignée dans le monde arabe et elle ne survit que par la passion de ceux qui l’interprètent. "Pour dire les choses, elle a perduré dans les cercles familiaux et dans les bordels", confie-t-elle. Ce sont donc des milliers d’artistes de l’ombre qui font évoluer cet art et qui souvent vivent dans des conditions très difficiles, contraints de cacher leur profession à leur famille. Rares sont ceux qui arrivent à se faire un nom à l’instar de la Marocaine Noor, qui a été l’élève de Leïla Haddad. Transsexuelle, née homme, Noor a appris la danse en regardant les films égyptiens et en imitant les grandes actrices. Actrice, danseuse, Noor se produit dans le monde entier et a contribué elle aussi à réhabiliter l’image de la danse orientale dans le monde.

Il exprime sa propre vision de la féminité

Subversive, populaire, cette discipline réunit pourtant tous les ingrédients de la modernité. Et c’est peut-être cela qui explique l’intérêt renouvelé de nombreux danseurs pour le raqs al sharqi. Des artistes de renommée internationale s’en sont emparés, comme l’ancien danseur étoile et ex-directeur de la danse à l’Opéra national de Paris Patrick Dupond dans un spectacle, Fusion, avec Leïla Da Rocha. "L’Orient et l’Occident doivent tout faire pour que cette danse puisse envahir les théâtres. À nous de montrer que la danse orientale n’est pas qu’une danse de cabaret mais plutôt une danse sacrée", expliquait alors cet interprète virtuose.

Tahia Carioca en 1950. © DR

Dernièrement, le Libanais Alexandre Paulikevitch, présent au festival DañsFabrik à Brest (dans l’ouest de la France) à la fin du mois de mars, essaie lui aussi de ramener cette pratique au sein des lieux consacrés aux arts de la scène. Habillé d’une longue robe ou d’un jupon rouge, il exprime, dans son spectacle Tajwal, sa propre vision de la féminité. Ses mouvements du bassin et ses déhanchements sont une ode à la liberté des corps. Son message, clairement politique, s’oppose à celui des plus conservateurs, qui voudraient séparer de manière étanche mondes féminin et masculin. Enseignant à Beyrouth depuis 2006, Alexandre Paulikevitch voit dans le dédain pour cet art un mépris pour le corps et pour la femme en général. Pour Leïla Haddad, "amener la danse orientale sur scène est une démarche politique. Danser, ce n’est pas seulement mettre son corps en mouvement, c’est avant tout défendre sa vision du monde".

Comme l’explique Radhouane El Medded, "la danse orientale est une danse vivante. Elle n’est pas figée dans une tradition, elle ne peut pas non plus être réduite à une danse folklorique et sensuelle. Nous avons aujourd’hui, à travers la danse contemporaine par exemple, les moyens de redonner toute sa force à cet art." Nourrie d’influences diverses, reprise à leur compte par de grands artistes contemporains, il y a fort à parier que la danse orientale a de beaux jours devant elle, quoi qu’en disent ses contempteurs.

 

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