Photographie : Henri Cartier-Bresson dessillé par l’Afrique

Le célèbre dandy au Leica, mort en 2004, fait l’objet d’une grande rétrospective au Centre Pompidou. Exposé sous toutes ses facettes, Henri Cartier-Bresson reçut la révélation au cours d’un voyage sur le continent.

L’exposition se tient à Paris jusqu’au 9 juin. © Centre Pompidou

L’exposition se tient à Paris jusqu’au 9 juin. © Centre Pompidou

ProfilAuteur_NicolasMichel

Publié le 7 mars 2014 Lecture : 6 minutes.

Au commencement était l’Afrique. Ou plutôt : au commencement était une image de l’Afrique, une photographie superbe de vitalité signée du Hongrois Martin Munkácsi et montrant trois enfants nus courant se jeter dans les vagues du lac Tanganyika. C’est en 1931 que le tout jeune Henri Cartier-Bresson – il a alors 23 ans – découvre ce trésor dans la revue Arts et métiers graphiques. Et d’une certaine manière, il décide de sa destinée : "J’ai soudain compris que la photographie peut fixer l’éternité dans l’instant, racontait-il. C’est la seule photo qui m’ait influencé. Il y a dans cette image une telle intensité, une telle spontanéité, une telle joie de vivre, une telle merveille qu’elle m’éblouit encore aujourd’hui. La perfection de la forme, le sens de la vie, un frémissement sans pareil…"

Sans surprise, le commissaire Clément Chéroux, qui est aussi l’auteur de Henri Cartier-Bresson, le tir photographique, rappelle cette influence primordiale dès le début de la grande rétrospective que le Centre Pompidou (Paris) consacre, jusqu’au 9 juin, à l’un des plus célèbres photographes français. Mieux : Clément Chéroux établit un lien implicite entre l’image qui fascinerait longtemps l’inventeur de "l’instant décisif" et le voyage qu’il vient d’effectuer en Afrique. Car lorsqu’il découvre l’image de Munkácsi, Henri Cartier-Bresson rentre tout juste d’un long périple sur le continent qui l’a conduit en Côte d’Ivoire, au Cameroun, au Togo et sur le fleuve Niger. C’est là qu’il a lui-même réalisé ses premiers clichés avec un appareil photo Krauss d’occasion. Des images rares dont on peut déjà apprécier la rigueur formelle grâce aux petits tirages présentés dans l’exposition. Collés sur les pages blanches du First Album, ces "contacts" montrent des scènes de la vie quotidienne, comme ces pêcheurs au passage de la barre, ces travailleurs vus de haut… Ce ne sont en aucun cas des oeuvres de débutant.

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Rien de surprenant à cela : fils bien nanti d’un industriel du coton, mais enfant rebelle qui échouera par trois fois au baccalauréat, Henri Cartier-Bresson s’est rendu en Afrique en emportant dans ses bagages l’enseignement reçu dans l’atelier du cubiste André Lhote (1885-1962), et tout particulièrement celui consacré à la géométrie et à la composition. Peintre peu doué, il a formé son oeil avec la peinture et intégré les grandes idées de la nouvelle vision, ce mouvement photographique qui fait la part belle aux angles inédits – comme la prise de vue latérale ou la contre-plongée – et aux diagonales dynamiques. En outre, lecteur des poèmes de Rimbaud et de l’Anthologie nègre de Cendrars, il n’a que mépris pour "l’exotisme" et la "couleur locale". Quand il appuie sur le déclencheur, c’est pour tenter de saisir "le rythme de l’Afrique".

Tir

Pourtant, quand il arpente le continent, Henri Cartier-Bresson n’est pas photographe : c’est un jeune adulte qui voyage pour la première fois, soigne dans le dépaysement une peine de coeur, collecte quelques masques, manque de mourir d’une fièvre bilieuse hématurique et joue de la gâchette. Armé d’un fusil à un coup et d’une lampe à acétylène, il chasse le gros gibier, sale la viande et la revend dans les villages ! Ce n’est que lors de son retour à Marseille qu’il décide de devenir photographe et achète son premier Leica. Désormais, il ne s’agit plus d’arrêter la vie d’une balle, mais de la figer au moment même où elle explose dans toute sa fragile grâce. "Photographier, c’est mettre sur la même ligne de mire la tête, l’oeil et le coeur" : la phrase restera dans les annales… Jusqu’à sa mort le 3 août 2004, "HCB" sera célébré comme le maître du "tir photographique."

Mythe

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Presque iconoclaste dans sa démarche, le commissaire d’exposition Clément Chéroux a choisi de prendre le contre-pied de ce mythe établi pour présenter ce monument de la photographie française dans toute sa diversité, quitte à forcer la cohabitation entre l’artiste et l’artisan. Fidèle à la chronologie historique et ne cherchant à présenter que des tirages d’époque, Chéroux a suivi pas à pas toutes les évolutions de Cartier-Bresson à travers ce XXe siècle qu’il ne cessa d’arpenter et d’observer. Chacun peut ainsi découvrir que ce grand voyageur fut aussi un artiste proche des surréalistes – il voyagea en Europe avec André Pieyre de Mandiargues et Leonor Fini -, un compagnon de route des communistes, un collaborateur du cinéaste Jean Renoir, un réalisateur, un prisonnier de guerre, un photoreporter, un dessinateur…

Les quelque 500 documents et 350 tirages rassemblés pour l’occasion disent avec force et humanité les soubresauts d’une Histoire tourmentée. Toujours avec un grand talent et une certaine distance, HCB photographie l’Espagne en proie à la guerre, le couronnement de George VI, l’avènement des congés payés en France, la fin du second conflit mondial et la libération de Paris, les funérailles de Gandhi, les derniers jours du Guomindang, la vie dans les provinces françaises, la société de consommation, les mouvements de foule… Surnommé à juste titre l’oeil du siècle, Cartier-Bresson disait : "Je suis visuel. J’observe, j’observe, j’observe. C’est par les yeux que je comprends."

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Visiter cette rétrospective, c’est donc voyager dans le temps et l’espace des années 1930 aux années 1970 – et ce en regardant de biais, au sens propre comme au figuré. Car le créateur de l’agence Magnum (en 1947, avec Robert Capa, David Seymour, George Rodger et William Vandivert) n’est pas dans l’image frontale, il cherche le détail, le moment ou l’attitude qui disent la vie, refusant les facilités de l’anecdote, du pittoresque ou, pis, du sensationnel. Ainsi, quand il s’agit de couvrir le couronnement de George VI, en 1937, il choisit de s’intéresser à la foule plutôt qu’au nouveau monarque. Pour Chéroux, "en photographiant le retournement des corps, il montre le renversement du pouvoir. C’est là, précisément, que se situe la valeur révolutionnaire de ses images". L’exposition insiste d’ailleurs beaucoup sur les engagements militants – antifasciste, communiste, anticolonialiste – du dandy bourgeois et libertaire que fut Cartier-Bresson. Sans vraiment convaincre. Si l’on ne peut nier ni la beauté plastique des images ni leur impeccable composition, difficile d’y dénicher de la compassion, de l’empathie ou un véritable engagement. Quand il s’intéresse aux exclus, notamment à Marseille dans les années 1930, lui qui exècre les "images à thèse" privilégie l’esthétique et évite soigneusement le sentimental… Aussi, quand survient Mai 68 en France, ses images restent-elles en deçà de l’événement.

Exhaustivité

Qui fut donc Henri Cartier-Bresson ? En prétendant à l’exhaustivité, en sortant des chemins qu’il avait lui-même soigneusement balisés après sa "retraite" dans les années 1970, en voulant à tout prix démontrer qu’il y avait "plusieurs Cartier-Bresson" – et même un qui photographia en couleur ! -, le commissaire brouille l’image très contrôlée de l’artiste. Est-ce lui rendre justice ? Pas sûr. Si cette rétrospective éclaire un parcours créatif qui ne fut pas – comme la plupart des parcours créatifs – aussi linéaire qu’il peut paraître, elle est très peu diserte sur l’homme que certains disaient cassant, colérique, secret, généreux… Quant à l’accumulation des oeuvres, elle donne parfois l’impression d’une absence de véritable choix dans la scénographie et contribue à niveler un travail qui oscille (tout de même) entre le très bon et le meilleur. À la sortie, les visiteurs qui connaissent mal Cartier-Bresson penseront peut-être que qui trop embrasse mal étreint.

>> "Henri Cartier-Bresson", jusqu’au 9 juin au Centre Pompidou (Paris)

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Nicolas Michel

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