Côte d’Ivoire : mélancolies d’un promeneur solitaire

Le vagabondage chevillé au corps et le regard pudique, l’Ivoirien Ananias Léki Dago a parcouru le continent pendant plus de dix ans. Une double exposition lui est consacrée à Abidjan et marque son retour au pays.

Avec d’autres photographes, Ananias Léki Dago vient de lancer le collectif Le Texte caché. © Nabil zorkot pour J.A.

Avec d’autres photographes, Ananias Léki Dago vient de lancer le collectif Le Texte caché. © Nabil zorkot pour J.A.

ProfilAuteur_SeverineKodjo

Publié le 25 septembre 2013 Lecture : 6 minutes.

Silhouettes sans corps, corps sans tête, têtes sans visage… Ananias Léki Dago a le déclic tranchant. Ses portraits n’en sont pas à proprement parler. Les bobines sont effacées, l’une cachée derrière un chapeau porté de travers, l’autre, pourtant si douce et charmante, biffée par un grillage protecteur. Les carcasses sont démembrées. Ces bras qui s’ouvrent vers vous n’ont plus de mains pour vous accueillir, comme si les promesses de réconfort esquissées dans le sourire de cette femme derrière son comptoir étaient vaines. Cet homme de Soweto au pas alerte n’a, lui, plus sa tête, une poutre nous empêchant de la voir. Et quand les corps sont là entiers, la pénombre nous empêche de distinguer toute identité.

L’univers – très esthétique et traversé par une souffrance récurrente – d’Ananias Léki Dago est composé de postures et de mouvements, le plus souvent de noir et de blanc, mais toujours teinté davantage d’ombre que de lumière, et offre des tendances floues. Ses clichés découpent une réalité qui tendrait à nous échapper s’il ne la plongeait dans un bain révélateur qui lui est bien personnel. Pour ce faire, l’artiste a choisi de se situer au "centre de la marge", ainsi que l’explique Franck Hermann Ekra, critique d’art ivoirien et curateur du cycle monographique consacré pour la première fois dans son pays au photographe ivoirien, au Goethe Institut d’Abidjan et à la Fondation Donwahi pour l’art contemporain. Le vagabondage chevillé au corps et le regard pudique, pendant plus de dix ans, Ananias Léki Dago a parcouru le continent, mais aussi la banlieue parisienne ou encore le Liban. "Très tôt, explique-t-il la voix posée, le sourire timide, je me suis inscrit dans le voyage. J’ai envie de liberté, de rencontrer l’autre moi, c’est-à-dire celui qui est différent de moi mais avec qui je partage une commune humanité. J’aime aller vers l’ailleurs. Je franchis les frontières et je refuse toute assignation à résidence."

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À chaque fois, il s’intéresse aux renégats, aux laissés-pour-compte, à ceux que les sociétés contemporaines mettent au ban. Sans doute parce que, enfant, lui-même s’est senti différent, mis à l’écart à cause d’un prénom aux résonances fruitées et d’un nom de famille, Dago, qui était également celui d’un héros un peu nigaud d’une bande dessinée ivoirienne. Mais aussi certainement, même s’il ne l’avouera pas, parce que ses parents étaient Témoins de Jéhovah. Et, confiera-t-il plus volontiers, parce qu’il est né gaucher dans une culture qui ne tolère que les droitiers. Brimades et vexations ont "transformé [s]a façon d’être". Au point d’éprouver des difficultés d’élocution. "Un oncle m’a offert à l’adolescence un appareil photo. Ne parvenant pas à m’exprimer avec la parole, l’image est devenue très importante pour moi. J’ai alors eu la possibilité de me réconcilier plus ou moins avec le monde car j’ai eu un appareil qui m’a permis d’appréhender justement ce monde hostile. Je me suis soigné avec la photographie."

Une photographie égocentrique et poétique

À Nairobi, il s’intéresse aux tôles ondulées (Mabati), matériau de construction de ceux qui n’ont rien… mais aussi des bâtiments plus cossus. Au Liban, il se penche sur le quotidien – laborieux – des Noirs (Hoch El Abid). En France, il questionne le mal-être et la solitude des propriétaires de chiens et de chats (Domestiques), et la place des migrants subsahariens en banlieue parisienne (Blanc-Mesnil Noirs). Et quand il commence à être stigmatisé parce qu’il porte une barbe assimilée à un danger islamiste dans un certain imaginaire français qui peine à cacher son racisme, il interroge les apparences (Identité ?). À Johannesburg, il s’installe à Soweto. Et avec l’aide du photographe sud-africain Andrew Tshabangu, il s’intéresse, un peu à la manière d’un ethnologue mais sans produire un travail documentaire, aux shebeens, ces bars clandestins où les Noirs noyaient leur colère et parlaient politique sous l’apartheid (le projet Shebeen Blues a été publié aux éditions Gang). Dans ces lieux de rencontre, l’oeil du photographe perçoit paradoxalement l’isolement de ces hommes et de ces femmes qui se perdent dans l’alcool. "Ma photographie est égocentrique, consent-il. Si mes personnages et mes photos sont tristes, c’est parce que je suis triste. Alors que les shebeens sont très animés, très bruyants, que les gens viennent s’y retrouver, je n’y vois que de la solitude." Celle qui ponctue toute son oeuvre et que lui-même ressent constamment depuis ses 13 ans… depuis la mort de son frère aîné, ce référent perdu et qu’il ne cesse pourtant de rechercher.

Ananias Léki Dago aime lire dans les détails des signes cachés ainsi que le montre Bamako Crosses. Cette série a été réalisée dans la capitale malienne entre 2006 et 2012. Alors qu’il foule le sol d’un pays musulman rongé par la gangrène islamiste et terroriste, le photographe "croyant mais pas religieux" voit s’ériger en tout lieu des croix, symboles d’une chrétienté contre laquelle s’érigent les fous de Dieu et qu’il perçoit comme étant également emblématiques du combat "d’un monde démuni qui refuse chaque jour de disparaître sous le poids des inégalités d’un système mondial". Car ces croix sont, en fait, la rencontre du manche et de la poignée des pousse-pousse qui transportent des marchandises d’un point à un autre de la ville. Et dessinent au repos une "poésie visuelle" dans un quotidien parfois sombre.

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Coupé de sa Côte d’Ivoire natale

Promeneur solitaire, Ananias Léki Dago souhaite aujourd’hui, à l’orée de ses 43 ans, s’installer de nouveau auprès des siens. "Me baser en Afrique est d’une importance capitale, car c’est ici que mon discours prend forme. Il est temps que je me "reconcentre" en Côte d’Ivoire." En 2002, il est parti "sous le coup de la fatigue et de la frustration". Son pays était déchiré en deux par une rébellion armée. La Croix-Rouge ivoirienne lui avait interdit l’accès au-delà de la "zone dite de confiance" délimitée par l’armée française (opération Licorne). Contrairement aux photographes français, impossible donc de témoigner de la violence des conflits et de son lot de déplacés. Il lui faudra attendre 2008 et la rencontre fortuite avec un officier français, féru d’art, pour pouvoir suivre l’armée française en Côte d’Ivoire dans une "opération de séduction" auprès de la population ivoirienne (Embedded). "L’armée française voulait passer pour une ONG en creusant des puits, mais ce qui m’a tout de suite sauté aux yeux, c’est la persistance des rapports de force, de dominant-dominé entre Français et Ivoiriens."

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Ci-dessus : Photographier est un acte poïétique et Afropolitain, exposition jusqu’au 24 novembre à Abidjan.

La photographie : le parent pauvre des arts en Côte d’Ivoire

L’initiateur et organisateur des Rencontres du Sud (le mois de la photographie d’Abidjan) a toujours eu à coeur de promouvoir le travail artistique de ses collègues, la photographie figurant pendant longtemps comme le parent pauvre des arts en Côte d’Ivoire. "On a toujours été à la marge, constate le diplômé des beaux-arts d’Abidjan. Les plasticiens académiques ont longtemps porté un regard condescendant sur nous." Raison pour laquelle il est attentif à la création de nouveaux lieux d’exposition en Côte d’Ivoire, comme la Fondation Donwahi ou la Galerie Cécile Fakhoury. Souhaitant participer pleinement au réveil artistique de son pays après des lustres de crise, il estime avec d’autres acteurs culturels qu’il est important d’unir ses forces pour pouvoir vivre de son art. Et il s’est associé au critique Franck Hermann Ekra et à d’autres artistes, à l’instar du plasticien Ernest Dükü ou du sculpteur Jems Koko Bi, pour constituer un collectif, Le Texte caché, qui entend à partir d’Abidjan proposer une "esthétique du contrepoint" refusant de se conformer à un modèle artistique africain conçu de l’extérieur et recélant un certain exotisme. Primordial.

>> Lire aussi : À Abidjan, l’art reprend des couleurs après une décennie de crise

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