Terrorisme : la poudrière libyenne

Des régions entières hors de tout contrôle, un supermarché d’armes à ciel ouvert, des jihadistes intouchables… Deux ans après la révolution, la Libye n’a jamais fait aussi peur à ses voisins. Enquête sur une bombe à effet de souffle.

Des combattants préparent des munitions lors des combats près de Zuwara le 4 avril 2012. © Reuters

Des combattants préparent des munitions lors des combats près de Zuwara le 4 avril 2012. © Reuters

Christophe Boisbouvier

Publié le 11 mars 2013 Lecture : 7 minutes.

« La semaine dernière, on a neutralisé le groupe d’Abou Zeid dans le massif des Ifoghas. Une quarantaine d’hommes. Mais les otages n’étaient pas avec eux. On se demande, y compris du côté algérien, s’ils n’ont pas été transférés en Libye  », confie une source proche des services de renseignements français. De fait, depuis que les Algériens ont bouclé leur frontière, la Libye, via le Niger, est la seule porte de sortie des jihadistes du Nord du Mali. « Nous savons qu’ils forment des petits convois pour ne pas être repérés par l’aviation. S’ils arrivent en grand nombre dans le Sud libyen, ils seront accueillis en héros et auront les moyens de se reconstruire. Il faut absolument empêcher cela. »

La Libye fait peur. Depuis la révolution de 2011, de vastes régions du territoire échappent à tout contrôle. Entre les islamistes du Nord-Mali et ceux de Libye, les premiers contacts datent de la chute du régime Kadhafi. À partir de septembre 2011, les arsenaux libyens s’ouvrent aux plus offrants. « Comme les troupes de l’Otan n’ont jamais débarqué au sol, les bunkers du Sud libyen n’ont pas pu être sécurisés et sont devenus des self-services », regrette un expert de Tripoli. Fin 2011, les deux principales figures d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) au Nord-Mali, les Algériens Mokhtar Belmokhtar et Abou Zeid, arrivent dans la province libyenne du Fezzan. Grâce aux prises d’otages et aux rançons versées par les pays occidentaux – notamment la France -, ils ont amassé quelque 60 millions d’euros. Véhicules, lance-roquettes, missiles, fausses cartes d’identité… Ils achètent à tour de bras. « Y compris des véhicules blindés de transport de troupes à 250 000 dinars [155 000 euros, NDLR] pièce », précise une source locale.

Les premiers contacts avec les islamistes du Nord-Mali remontent à la chute de Kadhafi.

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Légitimité

Abou Zeid repart, mais Mokhtar Belmokhtar reste. Pendant plusieurs semaines, il s’installe discrètement, avec son escorte armée, chez un ami qui possède un domaine agricole près d’Oubari, dans le sud-ouest du pays. Il pousse même la « promenade » jusqu’à la Méditerranée, du côté de Benghazi. Ancien d’Afghanistan, le chef jihadiste retrouve en Libye d’autres vétérans. Parmi eux, le très influent Abdelhakim Belhadj. Depuis ses années dans les maquis de l’Est libyen, puis dans les prisons de Kadhafi, Belhadj s’est assagi. En août 2011, il est devenu gouverneur militaire de Tripoli. En juillet 2012, il s’est même présenté aux élections – sans succès. Officiellement, il tourne le dos au jihad – « les extrémistes sont archi-minoritaires. La Libye avancera d’un pas ferme vers la démocratie et la paix civile », dit-il -, mais il ne peut pas abandonner ses vieux frères d’armes. C’est toute l’ambiguïté des anciens jihadistes libyens. Belmokhtar peut s’engouffrer dans la brèche.

Vétéran de la guerre d’Afghanistan, Abdelhakim Belhadj s’est assagi, mais n’abandonne pas ses vieux frères d’armes.

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© J.A

« En Libye, les vétérans du Groupe islamique combattant libyen (GICL) sont intouchables et gardent une grande influence », enrage un expert américain de la lutte antiterroriste. À l’image d’Abou Yahya el-Libi, l’ex-numéro trois d’Al-Qaïda abattu par les Américains le 4 juin 2012, le GICL a longtemps été proche d’Oussama Ben Laden, mais ne se réduit pas à cela. Créé en 1996 dans le djebel Akhdar (« montagne verte »), lors de la première révolte anti-Kadhafi en Cyrénaïque, ce mouvement jihadiste garde un certain prestige aux yeux des Libyens de l’Est. En 2009-2010, en échange de leur libération par Kadhafi père et fils, les chefs du GICL ont fait repentance et dissous leur organisation. Mais dès 2011, ils ont créé de nouvelles katibas pour mener la lutte armée contre le « Guide ». L’une des plus redoutables, la katiba des Martyrs d’Abou Salim, fait référence au massacre des prisonniers d’Abou Salim, en 1996, à Tripoli. Toujours cette recherche d’une légitimité historique…

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Base de repli

Très discret, le commandant de cette katiba, Soufiane Ben Qoumou, 53 ans, est l’un des nouveaux chefs jihadistes libyens. Ancien d’Afghanistan et d’Irak, il a été enfermé à Guantánamo avant de se jeter à corps perdu dans la révolution de 2011. Grâce à ses faits d’armes, il a pris le pas sur le chef historique de cette katiba, Abdelhakim el-Assadi. Depuis l’attaque du consulat américain de Benghazi, le 11 septembre 2012, Ben Qoumou est invisible. On le dit caché avec ses hommes dans un djebel près de la ville de Derna, son fief. Autre homme clé, le Libyen Abdelbasset Azouz, un proche de l’Égyptien Ayman al-Zawahiri. En mars 2011, un mois après le début de la révolution, le numéro deux d’Al-Qaïda l’a chargé de rentrer chez lui pour infiltrer les groupes armés anti-Kadhafi. Ben Qoumou et Azouz sont des hommes de l’ombre. À la différence des frères Salabi, ex-bénéficiaires de livraisons d’armes françaises pendant la guerre de 2011, ils ne fréquentent pas les hôtels du Qatar. Et à la différence de Mohamed el-Zahaoui, le chef de la branche Ansar el-Charia de Benghazi, ils n’ont pas donné d’interviews à la BBC pour démentir toute participation à l’attaque du consulat américain. Avec quelques autres commandants, comme Kamel Azouz, Mustapha el-Roubeh et Ahmed Bou Kathala, ils dirigent entre 200 et 300 hommes dans des camps d’entraînement de la région de Derna. Mais la présence de drones américains les conduit régulièrement dans le grand Sud libyen.

Soufiane Ben Qoumou, l’un des nouveaux chefs jihadistes libyens.

© D.R

Quels liens avec Aqmi et les « Signataires par le sang », la nouvelle organisation créée par Mokhtar Belmokhtar en septembre 2012 ? In Amenas bien sûr. Revendiqué par Belmokhtar, l’assaut meurtrier du site algérien, le 16 janvier, à 20 km de la frontière libyenne, « aurait été totalement impossible sans une coordination étroite avec les cellules jihadistes libyennes, affirme l’expert de Tripoli. Entre Ghat et Sebha, dans le Fezzan, les camps d’entraînement ne manquent pas, surtout dans la région d’Oubari. Pendant plusieurs années, Kadhafi y a hébergé des centaines de rebelles touaregs venus du Niger et du Mali. Aujourd’hui, les jihadistes disposent d’au moins trois camps dans cette zone. Plusieurs membres du commando d’In Amenas sont sans doute passés par là ». Pour Alger non plus, ces liens ne font aucun doute. Parmi les assaillants du complexe gazier, les autorités algériennes croient avoir identifié des membres de l’ancienne brigade d’Abdelhakim Belhadj. Du coup, à la mi-février, l’Algérie a fait savoir à la Libye que le jihadiste repenti de Tripoli était désormais interdit d’entrée sur son territoire.

Sans l’aide des Libyens, l’attaque d’In Amenas n’aurait pas été possible.

Réveil américain

« Au Nord-Mali, il y a quelque chose d’étrange, remarque le spécialiste français. À part le 11 janvier, lors de la frappe française sur la colonne qui avançait vers le sud, les jihadistes n’ont pas eu beaucoup de pertes. Comme s’ils avaient des plans de sortie. Comme si un certain nombre d’entre eux étaient déjà partis vers la Libye. » Où est passé Mokhtar Belmokhtar ? Et où sont les otages ? Mystère. Mais aujourd’hui, au vu des derniers événements, on comprend mieux pourquoi Belmokhtar a fait de si nombreux séjours en Libye ces quinze derniers mois. Il a activé de nouveaux réseaux et préparé une base de repli. Il espère même y ouvrir une nouvelle terre de jihad.

Depuis In Amenas, les Américains ont ouvert les yeux. Après des mois d’atermoiements à l’ONU et sur le terrain, ils prennent la mesure du danger d’une connexion jihadiste entre le Nord-Mali et la Libye. Fin janvier, le Pentagone a demandé aux autorités nigériennes le droit d’installer une base de drones à Niamey et une escadrille de petits avions espions U28 à Agadès. Au bout de deux semaines, Mahamadou Issoufou a donné son accord. Et le 22 février, dans une lettre au Congrès à Washington, Barack Obama a pu révéler qu’une centaine de spécialistes américains sont désormais déployés au Niger pour « soutenir les efforts de renseignement dans la région ». Les jihadistes ? « On ne peut pas se permettre de les laisser passer », souffle le proche des services français.

 

Ramifications tunisiennes

Onze des trente-deux assaillants d’In Amenas étaient tunisiens. « Le départ des jeunes combattants vers la Syrie et le Mali vide la Tunisie de ses jihadistes, regrette presque Abou Iyadh, leader de la branche tunisienne du groupe salafiste radical Ansar el-Charia. Il est inutile d’envoyer des Tunisiens combattre au Mali, cela pourrait être un piège, Ansar el-Charia pouvant être accusé de terrorisme. Mais il faut bien comprendre que les jeunes s’insurgent contre les injustices subies par les peuples du Nord-Mali. » S’il affirme que le mouvement qu’il a créé en avril 2011 n’entretient pas de liens organiques avec les autres groupes jihadistes au Maghreb, l’organisateur de l’assassinat du commandant Massoud en 2001 – il a été libéré en février 2011 à la faveur de l’amnistie des prisonniers politiques n’exclut pas de mettre l’expertise de ses cadres à la disposition de groupes qui en feraient la demande. Pourtant, le démantèlement, en décembre 2012, de la brigade Oqba Ibn Nafaa, groupe armé lié à Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) régulièrement présent aux rassemblements d’Ansar el-Charia en Tunisie, révèle l’existence de relations à l’échelle régionale.

Recherché dans le cadre de l’enquête sur l’attaque de l’ambassade américaine à Tunis, le 14 septembre 2012, Abou Iyadh, fondateur du Groupe des combattants tunisiens (GCT), était aussi en lien direct avec le commandement d’Al-Qaïda. « En Tunisie, Ansar el-Charia a surtout absorbé le mouvement jihadiste naissant, devenant ainsi la référence incontournable en la matière », explique Habib Sayah, directeur de l’Institut Kheireddine. Sans appeler officiellement au combat, considérant la Tunisie comme une terre de prédication et non de jihad, Ansar el-Charia n’en reste pas moins l’un des rouages du réseau jihadiste, auquel il offre aussi bien des hommes qu’une assistance. F.D .

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