Mathieu Guidère : « Sans l’intervention française, l’État malien tombait »

Intervention française contre les islamistes au Mali, opération commando en Somalie, islamisme au Maghreb, leçons du Printemps arabe… Mathieu Guidère, professeur d’islamologie à l’Université de Toulouse-II et ancien professeur à l’école militaire de Saint-Cyr, éclaire les positions des différents groupes islamistes extrêmistes en Afrique, du Sahel au Maghreb.

Mathieu Guidère, islamologue. © Vincent Fournier/JA

Mathieu Guidère, islamologue. © Vincent Fournier/JA

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 15 janvier 2013 Lecture : 6 minutes.

Né en Tunisie, Mathieu Guidère est titulaire d’un double doctorat d’arabe et de lettres françaises. Aujourd’hui professeur d’islamologie à l’université de Toulouse, il a publié, en janvier, Les Cocus de la révolution, récit très personnel autant qu’analyse politique qu’il situe volontiers dans la lignée des périples orientalistes du XIXe siècle.

Jeune Afrique : La coalition islamiste est-elle assez solide pour résister à l’offensive française ?

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Mathieu Guidère: L’offensive se cantonne pour le moment à des frappes aériennes : il n’y a donc pas de confrontation au sol et la question de la capacité de résistance des islamistes ne se pose pas encore vraiment. Les trois groupes qui se partagent le Nord-Mali sont très différents dans leurs idéologies et leurs objectifs mais, en ce moment, ils constituent une alliance de fait contre l’ennemi commun. Ils peuvent résister efficacement car le territoire malien et leurs spécialisations militaires respectives sont bien réparties entre eux. Ces trois groupes sont aussi tactiquement complémentaires, Ansar Edine évoluant en colonne comme une armée régulière, les deux autres groupes fonctionnant en commandos et en troupes de choc. Ils ont donc tout-à-fait la capacité de résister à une confrontation au sol qui se produirait, non avec l’armée française, mais avec les troupes africaines de la force commune.

Pourquoi l’Algérie a-t-elle assoupli sa position sur le principe d’une intervention ?

D’abord parce qu’un travail diplomatique très important a été effectué par la France avec la visite d’État du président François Hollande et de nombreuses visites ministérielles. La France a ainsi manifesté concrètement sa volonté de plaire à l’Algérie et d’arrondir les angles diplomatiques. Les États-Unis ont également beaucoup œuvré pour infléchir la position algérienne, promettant une aide militaire importante. Et les Maliens ont, eux, fini par faire allégeance à Alger, alors qu’ils étaient les seuls de la région à ne pas l’avoir fait – Amadou Toumani Touré avait ainsi refusé toute collaboration contre les islamistes au moment de la guerre civile algérienne. Depuis quelques mois, Bamako a envoyé de nombreuses délégations à Alger pour tenter d’assouplir sa position. Mais tout cela n’a pas empêché les Algériens de déployer deux nouvelles brigades aux frontières au cas où les combattants seraient tentés de fuir sur leur territoire. 

L’intervention, répondant à l’urgence, n’est-elle pas prématurée compte tenu de la situation précaire dans laquelle se trouve l’État central malien et son armée ?

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Oui et non : le plan de guerre avait été préparé longuement et il était prêt. Les états-majors attendaient juste le bon moment pour le mettre en œuvre. L’offensive des islamistes au-delà de la ligne de démarcation n’a fait qu’accélérer le processus. Sans cette intervention, l’État malien tombait et nous nous retrouvions avec un État défaillant à la somalienne, livré aux bandes et à la guerre civile.

Les menaces jihadistes de "frapper le coeur de la France" sont-elles sérieuses et réalisables ?

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Il faut d’abord voir qui les brandit. Il y a des menaces précises venant de quatre groupes différents. Celle des shebab somaliens visés par l’opération commando qui a échoué à libérer l’otage français, celle d’Aqmi, celle du Mujao tombée et celle d’Ansar Eddine. Ce sont quatre menaces différentes, mais qui se concentrent de manière inédite sur la France. Elles sont crédibles pour les ressortissants et les intérêts français en Afrique, mais beaucoup moins sur le territoire, ces groupes n’ayant pas de réseaux, pas de prolongements en France. Un risque subsiste cependant dans l’hexagone : certains Français partis faire le jihad au Mali pourraient revenir pour mener des opérations et des Maliens résidants en France pourrait être tentés d’agir. Mais il s’agirait-là de terrorisme intérieur, et pas opéré de l’extérieur.

Qu’est-ce que cette intervention révèle de la politique de la France en Afrique et de son traitement des prises d’otages?

Sur le plan politique, on nage en pleine contradiction avec les grandes déclarations sur la fin de la Françafrique et de l’ingérence française en Afrique…  Concernant les otages, Hollande a tenté plusieurs options, de la négociation à l’opération commando à laquelle on vient d’assister en Somalie. Dans ce domaine, la France a paré au plus urgent et décide au cas par cas de la meilleure solution. Mais ces jours-ci, il n’y a pas de doctrine précise sur la politique africaine générale comme sur l’attitude à avoir vis-à-vis des prises d’otages : on est dans le traitement de l’urgence, au coup par coup.

Vous venez de publier un ouvrage intitulé Les cocus de la révolution, en parlant du Printemps arabe. Qui sont-ils ?

Ce sont ceux qui l’ont faite : les jeunes libéraux, les chômeurs, les femmes, les intellectuels. Ils ont sincèrement pensé que la révolution amènerait un changement immédiat, sans attendre un processus transitoire dont on annonce qu’il pourrait durer entre cinq et dix ans.

Vous écrivez : « Le retour à la religion est vécu dans ces pays comme une véritable libération »…

C’est le paradoxe : les anciens régimes avaient instrumentalisé la sécularisation des sociétés, de manière parfois très radicale, comme en Syrie où en Tunisie. Bien que l’article premier de l’ancienne Constitution tunisienne stipulait que l’islam est la religion de la Tunisie, le régime restreignait toute manifestation de religiosité : le port du voile, de la barbe, l’ouverture des mosquées hors des heures de prière. Avec les révolutions, ces éléments sont devenus des signes de libération. Associée à la démocratie en Occident, la laïcité l’est à la dictature dans les pays arabes : ces révolutions se sont ainsi finalement révélées conservatrices.

Faut-il craindre l’avènement d’une ­théocratie en Tunisie ?

En Tunisie, pays de rite sunnite malékite, il ne peut y avoir de théocratie, parce qu’il ne peut y avoir un religieux à la tête de l’État. On assiste en Tunisie à une bataille interne à l’islamisme entre un parti majoritaire qui est Ennahdha, de tendance « frériste » [des Frères musulmans, NDLR], et la tendance salafiste, qui peut être violente. Il fallait que la tendance frériste trouve son ancrage en s’alliant avec les salafistes ou avec le centre. Elle a tenté de s’allier avec les salafistes mais constate aujourd’hui qu’elle a beaucoup plus intérêt à s’allier avec le centre. Devenus opposants, les salafistes veulent casser Ennahdha.

En Libye, on avance souvent que les libéraux l’ont emporté sur les islamistes, est-ce exact ?

On a en Libye une perception faussée de la situation. C’est un État islamique dans lequel la charia est appliquée depuis 1993. La révolution a tout de suite étendu le champ de son application. Toutes les tendances, des extrémistes aux modérés, y sont islamiques, et les libéraux s’inscrivent dans ce paysage. La question est de savoir si la Libye va devenir un sanctuaire islamo-jihadiste. Je pense que non, car lorsque l’ensemble du champ politique est islamique, les radicaux passent inaperçus.

Au Maroc, la révolution n’aurait ainsi pas eu lieu parce que les autorités n’ont jamais dissocié l’islam de la pratique du pouvoir ?

Exactement. Le roi n’a jamais dissocié et ne dissociera jamais le politique du religieux. Il est légitime dans ces deux domaines, et l’opposition doit choisir entre s’opposer à la dimension politique du régime ou à sa dimension religieuse. On a donc une rupture entre les opposants qui veulent la fin du symbole religieux et ceux qui veulent l’atténuation du pouvoir royal. La monarchie joue très bien sur cette rupture, qui permet la perpétuation du système.

Quant à l’exception algérienne…

Je parlerais plutôt de traumatisme algérien, qui a abouti à un rejet des deux protagonistes des années de plomb, les militaires et les islamistes. Le jour où ces deux-là dégageront, l’Algérie pourra probablement trouver une voie de fonctionnement et de développement normale. Personne n’est dupe : ce n’est pas parce que l’Algérie est un pays merveilleux qu’il ne s’y est rien passé…

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