Tunisie – Béji Caïd Essebsi : « La transition démocratique est mal engagée »

Vieux routier de la politique formé à l’école bourguibienne, l’ex-Premier ministre provisoire dénonce l’immobilisme de la troïka au pouvoir. Et appelle l’opposition à se rassembler autour de son mouvement, Nida Tounès, pour préparer l’alternance.

Béji Caïd Essebsi, avec notre collaboratrice, le 25 septembre à Tunis. © Ons Abid/J.A

Béji Caïd Essebsi, avec notre collaboratrice, le 25 septembre à Tunis. © Ons Abid/J.A

Publié le 16 octobre 2012 Lecture : 8 minutes.

Celui qui a conduit la Tunisie à ses premières élections libres en tant que Premier ministre provisoire ne transigera pas. Pour lui, la transition démocratique n’est pas négociable. C’est pourquoi Béji Caïd Essebsi a lancé, en janvier 2012, l’initiative Nida Tounès (l’« appel de la Tunisie ») et, tirant les leçons des élections pour la Constituante, a appelé l’opposition à se rassembler. En juillet, son mouvement s’est mué en parti, enregistrant en à peine deux mois plus de 100 000 adhésions. Inquiète face à cet engouement, la troïka au pouvoir a contre-attaqué, notamment par la voix des islamistes. Lotfi Zitoun, l’un des dirigeants d’Ennahdha, a ainsi accusé la nouvelle formation d’être « un ramassis de caciques de l’ancien régime et de vouloir porter un coup à la révolution et à la sécurité nationale ». Pas moins.

Reste que le phénomène Nida Tounès perdure. Il est devenu le symbole de la réorganisation d’un contre-pouvoir progressiste et patriote. Avec « Bajbouj », comme le surnomment affectueusement les Tunisiens, l’élan bourguibien revit et rassure, même si certains préféreraient voir émerger d’autres options modernistes. Vieux routier de la politique formé par Bourguiba, Béji Caïd Essebsi, partisan, comme l’ancien président, de la stratégie des étapes, revient pour J.A. sur la relance de la transition démocratique et sur sa conception du nécessaire consensus gouvernemental qui doit voir le jour après le 23 octobre, date à laquelle prend fin le mandat de l’Assemblée nationale constituante (ANC).

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Jeune Afrique : À peine Nida Tounès a-t-il fait son entrée sur la scène politique qu’il occupe déjà la deuxième place dans les intentions de vote aux prochaines élections. Comment expliquez-vous cet engouement ?

Béji Caïd Essebsi : Avant même que Nida Tounès ne devienne un parti, l’intérêt qu’il suscitait était surprenant. Pour rappel, le meeting organisé à Monastir en mai avait attiré plus de 12 000 personnes. C’est symptomatique ; les gens voient en Nida Tounès une planche de salut et un espoir. Cela nous responsabilise d’autant plus.

Quel est le modèle économique et social de Nida Tounès ?

Pas moins de cinquante experts ont planché sur le projet, qui sera soumis incessamment à nos structures pour qu’elles le discutent et avalisent la version définitive.

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Envisagez-vous une alliance avec El-Joumhouri (« le parti républicain ») et d’autres formations pour constituer une force d’alternance capable de l’emporter lors des prochaines élections ?

C’est le propre de notre projet. Nida Tounès se veut aussi une initiative destinée à rassembler. Nous avons pris contact avec d’autres partis comme El-Joumhouri ou El-Massar (« la voie »), et sommes ouverts à toutes les formations de la même famille de pensée. L’objectif est de parvenir à une plateforme commune et d’établir une feuille de route pour cette période transitoire. Nous sommes conscients qu’un parti seul ne peut rien et n’est pas la solution. Ne sachant pas quel type de régime sera adopté par la Constitution, il est prématuré de dire si nous organiserons des primaires pour désigner un candidat à la présidentielle. Pour le moment, nous devons nous concentrer sur le redémarrage du processus de transition démocratique.

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Vous êtes très critique à l’égard du gouvernement Jebali ; Nida Tounès se range-t-il dans l’opposition ou est-il une force de proposition ?

Nous ne sommes pas un parti d’opposition au sens classique ; nous souhaitons que le gouvernement réussisse la transition démocratique. S’il échoue dans cette deuxième phase, cela signifiera que la première phase n’a pas abouti. Or force est de constater que la transition démocratique est mal engagée, avec un trop-plein de revendications sociales et de promesses non tenues. L’objectif principal est de réussir le projet démocratique, lequel se construit par étapes. Quand nous étions au pouvoir, nous avons fait en sorte que les élections aient lieu, mais les élections ne sont pas la démocratie. Il s’agit plutôt d’enraciner un paysage politique équilibré et de réunir les conditions de l’alternance. La démocratie ne se décrète pas, elle se pratique. Aussi devons-nous renforcer la position du gouvernement par un large consensus.

Nous n’avons pas fait la révolution pour des revendications religieuses, mais pour des demandes d’ordre démocratique.

Que va-t-il se passer après le 23 octobre ?

Le gouvernement va perdre sa légitimité électorale, mais il n’y aura pas de vide institutionnel. Cette date marque un tournant. Vu les circonstances, le gouvernement ne pourra pas gouverner, puisqu’il a failli à sa mission. Il lui faudra chercher un consensus. Dans un objectif d’efficacité pour le pays, nous avons proposé qu’il réduise de moitié son nombre pléthorique de portefeuilles et confie à des indépendants les ministères de souveraineté afin qu’aucune position partisane n’entache cette étape cruciale de la transition démocratique.

La transition démocratique, même chaotique, est-elle toujours d’actualité ?

Elle est presque à l’arrêt et il faut qu’elle reparte, il n’y a pas d’autre choix, sinon notre révolution n’aurait pas de sens. Nous n’avons pas fait la révolution pour des revendications religieuses, mais pour des demandes d’ordre démocratique.

Quel type de relations envisagez-vous avec l’exécutif puisque vous ne souhaitez pas participer à un gouvernement d’union nationale ?

Si le gouvernement formé est valable et compétent, nous l’appuierons. Il pourra compter sur notre soutien et notre expertise.

Quelles sont les mesures qui seraient à même d’apaiser les tensions actuelles ?

Les grands problèmes sont le chômage, la pauvreté et la marginalisation des régions où est née la révolution. Si le gouvernement réunit le plus large consensus, nous pourrons alors lancer un projet important axé sur la diminution du chômage pour relancer la machine économique et soulager la pression sociale. Des crédits importants sont nécessaires. Ils ne sont pas prévus au budget de l’État, mais il n’est pas exclu, avec un gouvernement jouissant d’une crédibilité nouvelle, de pouvoir faire appel, grâce au retour de la confiance, à la participation populaire.

Quel regard portez-vous sur l’action de l’Assemblée nationale constituante (ANC) ?

Elle s’est, pendant très longtemps, occupée d’autres choses que de la rédaction de la Constitution, mais elle est la seule source de légitimité tout en n’étant souveraine que pour rédiger la Constitution. Le fait est que la majorité avait plus soif de gouverner que de légiférer. Ses membres ont oublié pourquoi ils étaient là.

De nombreux élus et transfuges d’autres partis vous ont rejoints. Nida Tounès peut-il constituer à travers eux un groupe parlementaire ? A-t-il entamé des discussions avec les autres formations pour peser sur la version finale de la Constitution ?

Nous ne formerons pas de groupe parlementaire, mais les députés qui nous ont rejoints seront présents. Si notre mouvement s’appelle Nida Tounès, ce n’est pas par hasard. Nous sommes ouverts à tous les Tunisiens patriotes et progressistes qui souhaitent défendre les acquis du pays et qui préfèrent un État du XXIe siècle à un retour au Moyen Âge.

"Nous n’avons pas fait la révolution pour des revendications religieuses mais pour des demandes démocratique".

© Ons Abid

Nida Tounès entend-il influer sur les décisions gouvernementales de l’intérieur de l’ANC ?

L’ANC va terminer sa mission. Nous irons alors vers des élections législatives selon ce qu’aura prévu la Constitution.

Pourquoi êtes-vous si sévère avec Ennahdha ?

Je ne suis pas sévère avec Ennahdha, mais avec ceux qui veulent aller à l’encontre de la réalité et du tempérament des Tunisiens. Ennahdha entend changer la société mise en place et lui imposer un recul.

Que pensez-vous de l’islam politique ?

Le distinguo entre islam et ­politique est difficile ; l’islam embrasse toutes les formes de vie en société et il y a des principes intangibles à respecter, mais notre islam est un islam d’ouverture et de progrès, et non une religion rétrograde qui ramènerait la société en arrière.

On doit reprendre le chemin de la transition démocratique

Ennahdha s’en est-elle prise selon vous à l’héritage de Bourguiba ? Est-ce que l’État civil est menacé ?

C’est principalement le fait de Rached Ghannouchi ; il refuse même de demander la miséricorde divine pour Bourguiba.

Vous vous êtes prononcé contre l’exclusion des anciens du RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique). Que répondez-vous à ceux qui, au CPR (Congrès pour la République) et à Ennahdha, sous-entendent que Nida Tounès recycle des caciques du régime Ben Ali ?

Nous sommes contre l’exclusion des Tunisiens quels qu’ils soient. Tous ont le droit de participer à la vie politique de leur pays. Les en empêcher équivaut à les déchoir de leur nationalité. C’est une décision grave qui sanctionne en principe des crimes et ne peut relever que de la justice. Nous proposons que ceux qui se sont rendus coupables d’actes illicites soient jugés, mais nous réclamons, pour tous les autres, le droit d’exercer leur citoyenneté en participant à l’action politique qui leur convient.

Vous avez clairement laissé entendre que les États-Unis pourraient renoncer à soutenir la Tunisie. Sur quels éléments vous appuyez-vous ?

J’ai juste dit que ce qui s’était passé en Tunisie risquait d’inciter les Américains à changer de politique vis-à-vis du Printemps arabe. Nous avons eu le soutien d’Obama face au Congrès, ce n’est pas négligeable. Nous avons bénéficié d’appuis américains importants. Aussi peut-on comprendre qu’ils puissent réviser leur enthousiasme.

Lors de la conférence de presse de Béji Caïd Essebsi, le 20 septembre à Tunis, après l’attaque de l’ambassade américaine.

© Ons Abid

Où en sont les relations de la Tunisie avec la France et avec ses voisins maghrébins ?

Nous avons toujours de bonnes relations avec tous nos partenaires, mais elles sont au point mort. Or il s’agit de choix stratégiques en matière de politique étrangère.

La Tunisie s’est dite favorable à une intervention armée arabe en Syrie. Quelle est votre position ?

Les interventions armées n’ont jamais été ni dans nos choix ni dans nos traditions diplomatiques. La Tunisie ne s’est engagée sous la bannière de l’ONU que quand celle-ci appelait ses pays membres à soutenir une action de paix. Depuis l’intervention au Congo, la Tunisie s’est distinguée dans ces missions. Il semble que nos dirigeants aient une autre vision et privilégient l’intervention militaire.

Comment la Tunisie est-elle aujourd’hui perçue par la communauté internationale ?

L’image de la Tunisie est endommagée. C’est compréhensible non seulement à cause de l’attaque de l’ambassade américaine, mais aussi en raison du comportement des responsables d’Ennahdha qui ont laissé, ces derniers mois, passer des appels au meurtre et à la violence quand ils ne les ont pas eux-mêmes soutenus. En politique, l’important n’est pas la réalité des faits, mais comment ils sont perçus par les gens. Or la perception actuelle du gouvernement est de plus en plus négative.

Êtes-vous inquiet ?

Cette étape est fragile et la situation préoccupante, donc l’inquiétude est légitime. On doit reprendre le chemin de la transition démocratique, parce que, si la Tunisie rate cette étape, il n’y aura pas de Printemps arabe. J’espère que nous avons juste trébuché. Mais je suis certain que la Tunisie retrouvera son chemin vers le progrès. Les Tunisiens sont comme le roseau de la fable : ils plient sous l’adversité mais ne rompent jamais. 

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Propos recueillis à Tunis par Frida Dahmani

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