Mustapha Ben Jaafar : « Le consensus est une nécessité » en Tunisie

Le président de la Constituante, Mustapha Ben Jaafar, appelle à une réorganisation de la troïka au pouvoir en Tunisie et à un élargissement du cercle de concertation pour sécuriser les prochaines étapes de la transition.

Mustapha Ben Jaafar à l’Assemblée nationale constituante (ANC), le 25 septembre. © ONS ABID pour J.A.

Mustapha Ben Jaafar à l’Assemblée nationale constituante (ANC), le 25 septembre. © ONS ABID pour J.A.

Publié le 10 octobre 2012 Lecture : 9 minutes.

Tensions sociales, difficultés économiques, perte de confiance, violences des extrémistes religieux… L’exécutif tunisien peine à stabiliser le pays. Confronté à de multiples défis, le gouvernement, légitime mais provisoire, a une faible marge de manoeuvre, d’autant que les islamistes d’Ennahdha, qui forment la troïka au pouvoir avec le Congrès pour la République (CPR) et Ettakatol, plaident pour un désengagement de l’État en matière sociale et entrepreneuriale, ajoutant à la confusion. Cette absence de lisibilité politique et le retard pris par la rédaction de la Constitution ont fait perdre du terrain aux trois partis alliés. Sous la pression conjuguée du mécontentement populaire et de l’opposition, le gouvernement est désormais à la recherche d’un consensus en matière de gouvernance mais également sur le contenu de la loi fondamentale. Un consensus qu’a toujours appelé de ses voeux le très démocrate Mustapha Ben Jaafar, leader d’Ettakatol et président de la Constituante, qui revient pour J.A. sur le sens de son alliance avec Ennahdha et sur les prochaines étapes de la transition.

Jeune Afrique : Comment évaluez-vous l’action gouvernementale au moment où l’insatisfaction monte chez les Tunisiens ?

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Mustapha Ben Jaafar : Les attentes sont fortes et le passif est important. Le taux de chômage est si élevé qu’un gouvernement provisoire ne peut y faire face ; les solutions sont sur le long terme. Mais on ne peut que constater un mieux sur le plan sécuritaire, un retour à plus de stabilité sociale, la disparition des grèves et des sit-in. Un réveil de la croissance se profile. On nous annonce un taux entre 3 % et 3,5 %, et il y a un frémissement positif du tourisme.

Fruit d’un travail collectif, le brouillon de la Constitution est prêt.

L’impact négatif des récents événements (notamment l’attaque contre l’ambassade américaine) sur ce début de relance va-t-il rejaillir sur les relations au sein de la troïka ?

Ces événements graves appellent tout le monde à la vigilance et à l’humilité. Nous devons en déterminer les causes et y remédier. Mais ils n’auront aucune incidence sur le fonctionnement de la troïka, pour laquelle je préfère le terme de « coalition », base d’un vrai partenariat, qui implique une sorte de visite et de régulation périodique, un suivi et un réajustement régulier de la situation du pays. L’expérience de la troïka est originale car nous n’avions connu, jusqu’à la révolution, que le régime du parti unique. Mais une réorganisation au sein de la troïka sera nécessaire pour gagner en efficacité dans la gestion des affaires. De même faudra-t-il élargir le cercle de concertation pour sécuriser les prochaines étapes.

Vous avez appelé, il y a quelques mois, à un gouvernement d’union nationale. Aujourd’hui, tous les partis qui siègent à la Constituante s’accordent sur cette nécessité. Est-ce l’amorce d’un nouvel ­équilibre ?

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Mieux vaut tard que jamais. Au départ, nous avons appelé à la formation d’un gouvernement d’intérêt national, pensant qu’il n’y avait pas d’autre solution vu les difficultés du moment. Nous ­avions vécu une révolution, la croissance était négative et la situation sécuritaire très précaire ; il fallait affronter ces problèmes et y mettre bon ordre. Durant ces quelques mois de pratique politique, les partis ont gagné en maturité et commencent à réfléchir dans ce sens. Rien ne nous empêche de travailler ensemble pour trouver des terrains d’accord. Le consensus est la meilleure manière de mener à bien la transition.

Beaucoup s’interrogent sur votre choix de rallier la troïka ; certains pensent qu’il a été sans effet sur l’action gouvernementale et n’a fait qu’apporter une caution démocratique à Ennahdha au sein de l’ANC (Assemblée nationale constituante)…

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Au lendemain des élections, il n’existait pas d’autre possibilité que le rassemblement sous forme de troïka pour éviter le chaos. L’opposition était émiettée, et il fallait assurer une certaine stabilité et conduire les affaires de l’État dans de bonnes conditions.

Ettakatol a enregistré de nombreuses défections. Quelle est aujourd’hui la stratégie du parti ?

C’est vrai, beaucoup de militants n’ont pas compris l’importance des enjeux ni la nécessité de prendre des risques au nom de l’intérêt général. Alors que la restructuration d’Ettakatol est en préparation, certains reviennent, et les nouvelles adhésions sont nombreuses avec un rajeunissement des cadres. Les horizons sont plus cléments pour le parti.

Quel bilan tirez-vous des travaux de la Constituante plus de dix mois après sa mise en place ?

Une masse de travail importante a été abattue, notamment par les commissions, comme en convient d’ailleurs l’opposition. Les avancées sont réelles. À preuve, le brouillon de la Constitution, issu d’un travail collectif, est prêt. Le comité mixte de coordination et de rédaction doit l’examiner une dernière fois avec les commissions avant le débat général, en plénière, prévu au début d’octobre. Nous sommes dans la dernière ligne droite, et s’il y a un retard par rapport aux échéances, il ne sera pas significatif. Le pouvoir use ; aucun élu ne souhaite occuper son siège indéfiniment. Plus généralement, il est de notre intérêt de nous acquitter de notre tâche dans un délai raisonnable. Je rappelle que les travaux de la Constituante n’ont débuté qu’en février dernier. Au préalable, il a fallu mettre en place l’organisation des pouvoirs publics et le gouvernement.

Le mandat de la Constituante arrive à son terme le 23 octobre. Que se passera-t-il après cette date ?

La Constituante est souveraine et le fera valoir, même si la plupart des partis s’étaient engagés sur ce délai. Le 23 octobre, il n’y aura pas de vide institutionnel, mais il est évident que nous devons tous faire montre de bonne volonté, travailler ensemble et établir au plus vite une feuille de route à même de rassurer les Tunisiens.

Nous devons établir au plus vite une feuille de route à même de rassurer les Tunisiens.

Quelles sont vos lignes jaunes s’agissant du contenu de la Constitution ? Comment réagiriez-vous si le projet de Constitution adopté ne respectait pas les principes que vous défendez ?

Plus on avance, plus je suis optimiste, malgré les difficultés et l’âpreté des débats. Il existe une volonté générale d’aboutir à un consensus, car tout le monde est conscient que la réussite ou l’échec serait l’affaire de tous. Mais si jamais les principes démocratiques devaient être écornés, je protesterais de la manière la plus ferme.

Certains réclament un référendum autour de la Constitution ; qu’en pensez-vous ?

Certes, c’est une forme évoluée de l’expression populaire, mais j’espère que nous n’en arriverons pas là. Cela signerait l’échec de la classe politique, qui n’aura pas réussi à dégager un consensus, étant entendu que le projet de Constitution doit être avalisé par les deux tiers des élus.

Vous avez insisté sur le fait que la Constitution devait être celle de tous les Tunisiens. Les pressions exercées par Ennahdha pour lui donner une coloration islamiste le permettront-elles ?

Ennahdha défend ses idées, mais le mouvement n’est pas homogène, les avis sont nombreux et il y a toujours matière à négocier. Finalement, Ennahdha a tenu compte de l’avis général à plusieurs reprises ; nous en avons fait l’expérience lors des débats des commissions.

Est-ce que l’avis des experts constitutionnalistes est pris en considération ?

La Constitution doit être intériorisée et portée par tous ; les experts, mais aussi des personnalités publiques et de la société civile, ont été consultés. Les experts auront encore leur mot à dire au terme de la rédaction.

La charia serait-elle sortie par la porte pour revenir par la fenêtre ?

C’est de l’ordre du fantasme. Le texte constitutionnel doit être précis avec des référents clairs. La charia est déjà la source de nombreuses lois, mais elle n’a pas à être celle de la loi fondamentale. En définitive, c’est un faux problème.

Contrôle des médias, harcèlement des artistes, rôle « complémentaire » de la femme, quelle est votre position sur ces reculs ?

Il ne faut pas interpréter cela comme un recul ; c’est un accès de fièvre. Quant à la question du rôle complémentaire de la femme, qui a provoqué un tollé, il s’agissait d’un brouillon de brouillon. J’ai exprimé ma ferme désapprobation [le point a finalement été retiré du projet de Constitution le 24 septembre, NDLR]. Ce couac est de l’ordre de l’accident plus que d’une stratégie concertée.

Avec Moncef Marzouki (au centre) et Hamadi Jebali, lors de la célébration du 55e anniversaire de la République le 25 juillet, à l’ANC. © Nicolas Fauquié/www.IMAGESDETUNISIE.COM

À cette étape de la transition, la raison d’État et les objectifs partisans auraient-ils pris le pas sur la volonté du peuple ?

Où se situe la volonté du peuple ? Nous sommes tenus d’assurer le changement, de tourner la page de la dictature et de faire entrer le pays dans la démocratie. Il n’y a aucune contradiction entre ces objectifs, ceux de la Constituante et des partis et ce que souhaite le peuple. Certes, nous pouvons commettre des erreurs, effectuer des évaluations à réajuster, mais rien ne nous a éloignés de la ligne générale.

Vous vous exprimez assez peu publiquement. D’aucuns interprètent votre silence comme un consentement ; qu’en est-il ?

Je m’exprime régulièrement quand c’est nécessaire ; je ne crois pas aux coups médiatiques permanents et me refuse à tout populisme. Nous ne sommes pas en campagne électorale, même si certains le croient.

Justement, à quand les élections ?

Raisonnablement, on peut envisager de les organiser au deuxième trimestre 2013. Il nous faut relancer l’Instance supérieure indépendante pour les élections [Isie] et réunir les conditions garantissant l’indépendance des médias.

Quels sont vos rapports avec le Premier ministre Hamadi Jebali et le président Moncef Marzouki ?

Ils sont bons et empreints de respect réciproque. Chacun a son tempérament et une façon différente de voir et de gérer les choses, mais nous sommes tous dans le même bateau avec les mêmes responsabilités.

Quel rôle joue réellement Rached Ghannouchi ?

Il est le président du premier parti du pays ; il a donc son mot à dire et joue son rôle de leader. Cependant, il faut rendre justice à l’homme ; grâce à son influence sur sa formation, nous avons évité plusieurs écueils. Il est intervenu dans des moments critiques et a facilité les accords en se posant comme médiateur. Il faut reconnaître qu’il existe un vrai débat démocratique au sein d’Ennahdha.

Que pensez-vous de l’initiative de Béji Caïd Essebsi ?

L’émiettement de l’opposition n’est pas une bonne chose. Aussi, tout ce qui contribue à constituer un paysage politique est le bienvenu. Mais il est à craindre que l’initiative de Béji Caïd Essebsi ne conduise à recycler les anciens caciques de Ben Ali et ne soit un appel au retour du Rassemblement constitutionnel démocratique [RCD, ex-parti au pouvoir].

L’extrémisme est là ; il est minoritaire mais spectaculaire. La mobilisation et la vigilance restent nos principaux atouts pour le contenir.

La Tunisie se sent-elle menacée par la poussée de l’extrémisme, voire par Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) ?

L’extrémisme est là ; il est minoritaire mais spectaculaire. La mobilisation et la vigilance restent nos principaux atouts pour le contenir.

Que pensez-vous des événements de Benghazi (l’attaque meurtrière du consulat américain) et plus largement de la réaction de la rue musulmane à la diffusion sur ­internet d’un film islamophobe ?

On peut comprendre le sentiment de révolte. L’offense est réelle, mais je suis également choqué par la fragilité de nos sociétés qui s’enflamment aussi facilement.

Si c’était à refaire, que changeriez-vous ?

Rien s’agissant des choix fondamentaux ; peut-être aurions-nous dû nous montrer plus persuasifs. Ces dix mois d’expérience nous permettent en tout cas d’envisager avec optimisme les prochaines étapes de la transition démocratique.

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Propos recueillis par Frida Dahmadi

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