Syrie : la guerre de cent ans

Derrière le conflit armé qui oppose le pouvoir syrien à la rébellion ressurgit la vieille hostilité des islamistes sunnites à l’égard d’un régime dominé par un parti laïque et dont les dirigeants sont issus de communautés minoritaires.

Un rebelle syrien à Alep. © AFP

Un rebelle syrien à Alep. © AFP

Publié le 8 octobre 2012 Lecture : 5 minutes.

La bataille sanglante et sans pitié qui fait rage en Syrie n’a rien de nouveau ni d’inattendu. Elle n’est pas un simple sous-produit du Printemps arabe, bien que celui-ci ait contribué à créer dans la région un climat insurrectionnel. Le soulèvement syrien, du moins la tournure qu’il a prise au bout de dix-huit mois, doit être considéré comme le dernier et le plus violent épisode de la longue guerre que se livrent islamistes et partisans du Baas depuis la création de ce parti laïque dans les années 1940.

Non que la rébellion actuelle soit uniquement animée par des mobiles religieux. Si cette dimension est bien réelle, d’autres griefs s’y sont ajoutés : le fléau du chômage des jeunes, la brutalité des services de sécurité, la mainmise de la minorité alaouite sur les postes clés de l’économie, de l’armée et du gouvernement, le consumérisme éhonté d’une élite privilégiée qui s’est enrichie avec la complicité de l’État, alors qu’une grande partie de la population vit dans la misère, notamment dans les « ceintures de pauvreté » qui entourent Damas, Alep et d’autres villes. Ces périphéries déshéritées sont essentiellement peuplées de ruraux qui ont été contraints de quitter les campagnes, trop longtemps négligées et sévèrement frappées ces dix dernières années par une sécheresse sans précédent.

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Legs empoisonné

Mais derrière tout cela ressurgit la vieille hostilité des islamistes à l’égard d’un régime dominé par le Baas. Parti laïque et socialiste fondé peu après la Seconde Guerre mondiale par deux enseignants damascènes, le Baas avait pour objectif l’avènement de l’unité arabe. Régulièrement, des affrontements éclataient entre les jeunes du parti et les Frères musulmans conservateurs. Quand, en 1963, le Baas s’est emparé du pouvoir, le conflit avec les islamistes a éclaté au grand jour. Les dirigeants civils du parti ont alors été écartés par des officiers – parmi lesquels Hafez al-Assad, père de l’actuel président – issus pour l’essentiel de communautés minoritaires. Ces officiers baasistes ont passé une alliance avec Akram al-Haurani, le meneur charismatique d’une révolte paysanne contre les grands propriétaires terriens de la plaine centrale, dont la plupart résidaient à Hama.

Aujourd’hui, le monde se souvient de Hama comme de l’épicentre du soulèvement armé des Frères musulmans contre Hafez al-Assad, qui l’a écrasé dans le sang en 1982, léguant à la Syrie l’héritage empoisonné de la haine confessionnelle. Mais on oublie souvent que, dix-huit ans plus tôt, en avril 1964, des émeutes de rebelles musulmans contre le régime baasiste avaient tourné à la guerre interconfessionnelle. Financés par les grands propriétaires fonciers traditionnels furieux d’avoir été dépossédés et galvanisés par l’imam de la mosquée Al-Sultan de Hama, les rebelles dressèrent des barricades, stockèrent des vivres et des armes, saccagèrent des débits de boissons pour répandre dans le caniveau les liqueurs sacrilèges et passèrent à tabac tout membre du Baas qui leur tombait sous la main.

Insurgés sunnites

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Après deux jours de combats de rue, le régime pilonna la mosquée Al-Sultan d’où les rebelles faisaient feu. L’effondrement du minaret tua et blessa nombre d’entre eux. Ce bombardement scandalisa l’opinion musulmane, déclenchant une vague de grèves et de manifestations.

La guerre civile actuelle, parce qu’il s’agit bien maintenant d’une guerre civile, s’enracine dans l’histoire de la Syrie moderne. La rébellion se teinte d’une couleur de plus en plus islamiste, comme l’explique le Suédois Aron Lund dans un rapport de 45 pages intitulé « Le Jihadisme syrien », publié en septembre par l’Institut suédois des relations internationales. Et il est frappant de constater, avec Lund, que la quasi-totalité des membres des divers groupes insurgés sont des Arabes sunnites, que les combats se limitent, pour l’essentiel, aux zones sunnites, alors que les régions peuplées d’Alaouites, de Druzes ou de chrétiens restent passives ou soutiennent le régime, que les transfuges sont presque à 100 % sunnites, que l’argent, les armes et les combattants volontaires viennent d’États ou d’organisations islamistes, et qu’enfin la religion est le plus important dénominateur commun de l’insurrection.

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Ces derniers mois, le Conseil national syrien (CNS), l’opposition « politique » civile basée en Turquie, a été relégué au second plan par les combattants. La majorité de ces rebelles s’est regroupée en neuf conseils militaires (majalis askariya) de l’Armée syrienne libre (ASL), chacun de ces conseils étant lui-même constitué d’un certain nombre de brigades (kataeb). Mais ils ne semblent pas disposés à recevoir leurs ordres du colonel Riad al-Asaad, le commandant de l’ASL.

Cycle infernal

Aron Lund souligne que, à de rares exceptions près, l’ASL est une organisation entièrement sunnite et que la plupart de ses brigades ont recours à une rhétorique religieuse, se référant à des héros ou à de grands faits de l’histoire sunnite. On estime que 2 000 étrangers combattent en Syrie – certains étant liés à Al-Qaïda -, soit 10 % des rebelles, dont le nombre est évalué à 20 000 (40 000 selon certaines sources). Mais ces derniers semblent, pour la plupart, n’avoir pris les armes que pour défendre leur région d’origine.

Sur cette kyrielle de groupes armés, trois importantes unités combattantes – la Jabhat al-Nosra, les brigades Ahrar al-Sham et la division Suqur al-Sham – sont des bataillons salafistes particulièrement radicaux. La première serait à l’origine d’attentats-suicides ou à la voiture piégée, ainsi que de l’assassinat de personnalités prorégimes. La deuxième tend des embuscades et recourt aux bombes télécommandées et aux snipers contre les patrouilles de l’armée. La troisième pratique les attentats-suicides et fait grand usage de propagande jihadiste. Les chefs des deux derniers groupes ont déclaré leur intention d’instaurer un État islamique en Syrie. Et tous trois ont vraisemblablement accueilli dans leurs rangs des combattants d’Al-Qaïda. Ces groupes armés ont réussi à déstabiliser le régime, mais, sans intervention militaire étrangère, il semble peu probable qu’ils parviennent à le renverser. Le pouvoir a riposté en lançant des offensives terrestres et aériennes, déterminé à écraser toutes les poches de rébellion armée.

C’est donc à un véritable casse-tête qu’est confronté Lakhdar Brahimi, l’émissaire de l’ONU. Sa mission est de convaincre la communauté internationale d’imposer un cessez-le-feu et de conduire les deux camps à la table des négociations. Mais les belligérants ne répondront à cet appel qu’à condition d’être assurés que la victoire de leur adversaire est impossible.

D’ici là, il y aura des milliers de nouvelles victimes et de déplacés, et le pays sombrera un peu plus dans le chaos, rendant de plus en plus infranchissable le gouffre entre les islamistes et le président Assad.

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