Rached Ghannouchi : « islam et politique sont indissociables »

Rached Ghannouchi, le très influent président d’Ennahdha, prône le consensus autour d’une démarche participative pour remettre la Tunisie sur les rails et se pose en héraut d’un islamisme empreint de modernité et d’humanisme.

Rached Ghannouchi a reçu Jeune Afrique le 7 août 2012. © AFP

Rached Ghannouchi a reçu Jeune Afrique le 7 août 2012. © AFP

Publié le 27 août 2012 Lecture : 13 minutes.

En exil à Londres pendant plus de vingt ans, il est aujourd’hui l’homme le plus influent de Tunisie. Malgré un contexte politique tendu et les difficultés rencontrées par le parti qu’il préside, Ennahdha, dans l’exercice du pouvoir, Rached Ghannouchi est en tête de tous les sondages de popularité. À 70 ans, ce natif de Ghannouch, près de Gabès, qui a été tenté par le nationalisme arabe dans les années 1960 avant de s’inspirer de Hassan al-Banna, fondateur des Frères musulmans, pour développer sa réflexion politique, a fait évoluer sa pensée au contact des démocraties durant son exil. Il porte désormais, dit-il, la vision d’un islam empreint de modernité. Reconduit à la présidence du parti en juillet 2012, c’est un leader qui prône le consensus autour d’une démarche participative pour remettre la Tunisie sur les rails. Il ne craint pas le débat et aborde ouvertement toutes les questions sensibles. Il a un temps d’avance sur les militants d’Ennahdha, qu’il prend souvent de court. Pour lui, pas question d’inscrire la charia dans la nouvelle Constitution, puisque l’article premier stipule que le pays est un État dont la religion est l’islam. Sur la question de la femme, Rached Ghannouchi, enjoué et sûr de son fait, se pose comme un défenseur de l’égalité des sexes et s’emploie à aplanir les dissensions. Certains soutiennent qu’il pratique un double discours ou encore une stratégie du ballon d’essai qui lui permet de sonder l’opinion pour mieux rectifier le tir ensuite. Mais, à entendre le cofondateur du Mouvement de la tendance islamique (MTI) devenu Ennahdha (« la Renaissance »), il n’y a pas lieu de craindre l’islamisme, puisque l’islam est liberté, tolérance, ouverture, modernité et politique. C’est un mouvement démocratique comme les autres. Il s’en explique dans le long entretien qu’il nous a accordé le 7 août. 

Jeune Afrique : Vous affirmez que l’islam est indissociable de la politique. Qu’entendez-vous par là ?

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Rached Ghannouchi : La politique tient compte des préoccupations sociales, elle apporte des solutions concrètes aux problématiques socioéconomiques. L’islam est dans la même veine ; il n’a pas été révélé pour être relégué dans un coin entre les murs des mosquées, mais pour répondre avec précision aux questions posées par la société en matière de fonctionnement. Il lui importe que les gens mangent à leur faim, aient un toit et de quoi se vêtir. L’islam valorise l’humain, ne le réduit pas à un producteur de biens et services, et lui inculque des valeurs. Les croyants sont ainsi rassurés et savent que l’équité existe dans tous les domaines, aussi bien dans les mosquées que dans les sphères professionnelle, sociale et économique. À travers l’islam, la politique et l’économie sont moralisées. Aucune place n’est laissée aux dérives mafieuses ou autres. Les musulmans savent bien que l’islam est éminemment politique, mais il faut distinguer le culte de l’action partisane. Au bout du compte, l’islam, c’est la vie.

Le modèle turc suscite votre enthousiasme, mais est-il exportable ?

Nos deux nations ont eu un parcours commun, des expériences similaires. Elles partagent des influences qui ont finalement créé des sociétés où islam et modernité sont en harmonie à juste titre. La Tunisie, avec ses spécificités, peut s’inspirer d’un modèle dont la réussite est une réalité.

Existe-t-il, selon vous, des limites à la compatibilité entre islam et démocratie ?

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Islam et démocratie ne sont pas opposés. L’espace de liberté aménagé par l’islam permet une expression de la démocratie, puisque chacun a voix au chapitre. Cette égalité est aussi porteuse de démocratie.

Comment avez-vous vécu le 9e congrès ­d’Ennahdha (12-16 juillet) ?

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Il est historique à plus d’un titre. C’est la première fois depuis vingt-deux ans que nous avons pu nous réunir tous ensemble. Nous étions auparavant éparpillés, soit en exil dans une cinquantaine de pays, soit enfermés dans une vingtaine de prisons. Le congrès a mis en évidence que nous ne faisions qu’un. Le mouvement Ennahdha est apparu fort, organisé, fédéré. Même ceux qui dans des conditions particulières s’en étaient éloignés sont revenus. Tous les oiseaux sont retournés au nid ; plus personne n’est dehors.

Vous avez été reconduit à la tête du parti, mais le conseil de la choura (instance consultative d’Ennahdha) désigné par le congrès est dominé par les radicaux. Faut-il voir dans ce vote la volonté des militants de renforcer la représentativité de l’aile dure ?

C’est la démonstration de l’esprit démocratique du parti. Tout en étant traversés par différents courants, nous sommes unis en agissant de manière démocratique. Il faut savoir que les 1 103 participants à ce congrès général ont été élus, librement, à travers 260 assises organisées localement, régionalement et à l’étranger. Dans leurs conclusions, les congressistes, avec leurs votes, ont entériné le fait qu’Ennahdha est un mouvement démocratique, pacifique, favorable à un État civil, enraciné dans l’islam et la culture arabe, ouvert sur le monde et qui croit à l’approche participative, en l’égalité des sexes, d’où la participation active des femmes aux congrès.

On a beaucoup parlé de la motion du congrès recommandant de criminaliser les atteintes au sacré. Quelle est votre position ?

Il est tout aussi essentiel de respecter les libertés d’expression et de création que de respecter le sacré. Le congrès a souligné tous ces aspects. Le vivre-ensemble implique le respect ; chacun doit donc respecter le sacré de l’autre. Le sacré est évident, chaque peuple a le sien. Par sacré, nous entendons la croyance en Allah et en son prophète, ainsi que la sacralité du Coran. Ce sont nos valeurs sacrées en Tunisie.

Au siège du mouvement Ennahdha, le 7 août à Tunis.

©Ons Abid pour J.A.

Khaled Mechaal [chef du bureau politique du Hamas palestinien] a présenté, lors de l’ouverture du congrès, une vision future du monde arabe. Il a décrit une région où les frontières seraient pratiquement levées. N’est-ce pas la vision d’une nouvelle Oumma ?

Il voit le monde arabe comme une union comparable à celle de l’Europe ou des États-Unis. Faut-il que les Arabes soient les seuls à demeurer séparés ? S’unir permet d’avancer.

Le projet d’Ennahdha accorde la priorité à la société par rapport à l’État. Et vous avez déclaré que « la question de l’islam relève de la société. Le rôle de l’État est de préserver la paix civile et de présenter des services ». Est-ce que c’est à la société d’imposer ses choix ? Quel serait alors le rôle des lois ?

Ce n’est pas à l’État d’imposer telle ou telle religion. La question de la religion est portée par la société ; c’est en son sein que naissent les débats, et à chacun sa religion. La mission de l’État est d’offrir des services et d’en développer de nouveaux, il ne doit en aucun cas intervenir en matière de religion. C’est un choix qui relève de la société.

Ce débat débouche souvent sur de la violence…?

La violence est le résultat de longues années d’oppression. On est passés de la prison à une totale liberté. La peur a disparu et l’expression de la liberté se fait dans le désordre. Il y a une sorte de confusion entre la liberté et l’anarchie, entre la liberté et le déni de la liberté de l’autre ; là est la source de la violence. Il faut faire l’apprentissage de la liberté, qui est une pratique ; plus elle sera exercée, plus la violence reculera.

Le vivre-ensemble implique le respect; chacun doit respecter le sacré de l’autre.

Quelle est votre approche de l’ijtihad [l’effort d’interprétation des textes sacrés] ? Sur quelles problématiques pourrait-il apporter une évolution ?

Comprendre ce qu’est vraiment la nature de l’islam, de quoi il est porteur, ce qu’il signifie, comment et où l’appliquer permet d’établir des priorités et de déterminer les actions immédiates et celles auxquelles on peut surseoir. Dans l’actuelle phase de transition, on doit prendre sur soi, ne pas exacerber les tensions. Nous sommes passés de cinquante ans de dictature à la démocratie. Ce n’est pas rien. Cela requiert de la patience et de l’abnégation.

Êtes-vous favorable au moratoire sur les châtiments corporels proposé par Tariq Ramadan, prélude à une grande réforme sur le modèle de l’aggiornamento [actualisation par l’Église de sa doctrine pour la mettre en conformité avec la modernité] ?

Ce n’est pas d’actualité et ce n’est pas le moment. La manière de punir un voleur est un faux problème. Se demander s’il faut mettre en prison, couper la main ou fouetter n’est pas la question. Il faut d’abord se demander ce qu’il faut faire pour qu’il ne vole pas, pour lui offrir un bon niveau d’éducation, un emploi et des conditions sociales et familiales dignes et décentes. Il ne s’agit pas de savoir comment châtier mais comment empêcher le crime. Il n’y a pas de sanctions idéales. Au fond, elles ne valent rien. Par expérience, je sais combien de dérives engendrent les prisons ; ce sont des écoles de développement du crime.

Quel est votre message aux Tunisiens de culture musulmane qui réclament le droit de ne pas pratiquer, soit par choix, soit par incroyance ?

Ils sont libres ; il n’y a pas de rejet dans l’islam. C’est la religion de la liberté, ce n’est pas une religion de la provocation. Chacun est responsable face à son créateur. Qu’une personne jeûne ou non, cela ne regarde qu’elle et son engagement vis-à-vis d’Allah. Simplement, il faut que les non-jeûneurs respectent les pratiquants. Il arrive que des hôtes étrangers s’étonnent qu’on leur propose à boire durant le ramadan. Pourtant, cela ne pose aucun problème ; ils ne sont pas musulmans. Au fond, il y a une méconnaissance de l’islam. Il faut tenir compte de l’autre et être magnanime.

Quelle est votre position par rapport à l’incroyance ? Peut-on être un bon citoyen tunisien tout en étant non pratiquant, voire athée ?

Tous les Tunisiens ne sont pas musulmans ; il y en a qui sont juifs ou chrétiens, mais tous les Tunisiens sont libres.

Qu’en est-il des excommunications prononcées impunément par les salafistes ?

Elles n’ont pas lieu d’être ; aucun musulman ne peut en excommunier un autre.

L’article sur le droit de l’enfant adopté par la commission droits et libertés de la Constituante donne pleins pouvoirs à la famille en matière d’éducation et de soins. N’y a-t-il pas là un désengagement de l’État ?

Rien ne remplace la famille. Le rôle de l’État est de veiller à ce que cette structure soit préservée. Il n’est pas question de sacrifier les enfants pour améliorer la productivité économique. En faisant des enfants, on prend une responsabilité, que l’on doit assumer jusqu’au bout. L’État doit aussi assumer ses responsabilités en mettant à disposition l’éducation et les soins pour les enfants. Il doit intervenir. Par exemple, on ne peut demander à une femme qui a six enfants d’aller travailler ; il faut lui donner les moyens de les élever. On demande beaucoup aux femmes.

S’agissant des femmes, un autre article les considère comme complément de l’homme. N’y a-t-il pas là un recul des acquis de la femme ?

C’est un bon projet. Qui peut nier que la femme complète l’homme et réciproquement ? La femme seule ne peut rien, l’homme non plus. L’homme et la femme sont indépendants mais se complètent comme les deux moitiés d’une fève. Il n’y a pas d’incompatibilité entre l’égalité des sexes et la complémentarité. Chacun a besoin de sa moitié pour s’épanouir. Mais les femmes sont libres et responsables ; elles sont les égales des hommes. La prière d’une femme n’a pas moins de valeur que celle d’un homme, elles jeûnent de la même manière. Elles sont égales au regard de Dieu et de la loi, de la loi divine et de celle des hommes.

Quel bilan tirez-vous de l’action gouvernementale ?

Ce n’est pas facile. Le chemin est semé d’embûches. Le gouvernement le ressent au quotidien, mais il avance et affine son expérience pour plus d’expertise. Il commence à appliquer son programme et lance des projets. Le gouvernement a hérité d’une croissance négative, à – 1,8 %. On en est aujourd’hui à 2,5 %. Il faut qu’il lutte contre la corruption, concrétise la justice transitionnelle, accélère le jugement des procès des criminels, apure l’administration des corrompus.

Vous affirmez la nécessité de nouer des alliances pour gouverner. Est-ce que vous remettriez sur pied une troïka à l’image de celle qui est actuellement au pouvoir ? À quels partis élargiriez-vous cette coalition ?

La troïka est une base indiscutable, mais qui peut-être élargie, étoffée. Des discussions sont en cours avec des partis et des indépendants. Mais il n’y a encore rien de concret.

À force de parler de consensus pour éviter que le pays ne sombre dans l’anarchie, ne vide-t-on pas le consensus de son sens ?

La troïka est fondée sur un consensus ; tous les Tunisiens ne peuvent se ranger derrière un seul avis. Le consensus est dégagé par une majorité. Ennahdha ne veut pas diriger seule la Tunisie. Un consensus est nécessaire. La démocratie est comme une échelle, qu’on peut grimper ou de laquelle on peut redescendre au gré des urnes. C’est ainsi, et personne n’y déroge.

L’Amérique a compris qu’il fallait inclure les islamistes modérés dans le processus démocratique.

Que pensez-vous du refus de l’Arabie saoudite d’extrader Ben Ali ?

Tous les Tunisiens veulent le voir dans le box des accusés. Nous désapprouvons la position de l’Arabie saoudite et ne cesserons de réclamer Ben Ali via Interpol. C’est un criminel.

Comment concilier l’exclusion des anciens membres du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, ex-parti au pouvoir) avec la justice transitionnelle et la réconciliation nationale ?

Pourquoi alors avoir fait une révolution ? Nous sommes opposés au retour des anciens du RCD et de ses chefs. Ben Ali n’était pas seul. Il avait l’appui de tout un système, depuis les comités de coordination jusqu’au bureau politique. Nous demandons des comptes aux responsables, mais il ne s’agit pas d’une sanction générale ou judiciaire. Peu d’entre eux sont en prison. C’est une sanction politique au regard de la responsabilité de chacun. Tel est le principe de cette exclusion.

Croyez-vous à Grand Maghreb politiquement viable ? Y a-t-il une solution au différend algéro-marocain ?

Bien entendu. La révolution a ouvert un chapitre et réactivé des projets dormants comme l’Union du Maghreb arabe. La dictature bloquait ces projets, les combattait même, car une dictature ne peut fédérer, contrairement à la démocratie. Quand celle-ci traduit une volonté réelle, tous les problèmes peuvent être résolus par le biais du dialogue.

Le rôle du Qatar dans le Printemps arabe et ses desseins réels font l’objet de nombreuses interrogations. On lui reproche notamment son ingérence dans la révolution tunisienne. Quels rapports entretient Ennahdha avec Doha ?

Pourtant, nous sommes colonisés économiquement par l’Europe, avec laquelle nous réalisons 83 % de nos échanges. Ce qui est très loin d’être le cas du Qatar, qui n’a ni armée ni velléités coloniales. En revanche, le Qatar a contribué à la révolution par le soutien médiatique d’Al-Jazira. Il est de fait partenaire du Printemps arabe. Nous le respectons pour cela et lui savons gré de son appui économique. Il soutient plusieurs grands projets, dont la raffinerie de la Skhira, le développement du complexe sucrier, l’extraction des phosphates à Sra Ouertane, et un village touristique à Tozeur. Qu’avons-nous à craindre de lui ? Mais il n’y a pas que le Qatar ; notre politique d’ouverture inclut aussi les pays du Golfe. Les Européens et les Occidentaux, pour surmonter la crise et sauver leur économie, s’adressent bien aux fonds souverains du Golfe. Ne sommes-nous pas plus proches ? Ne sommes-nous pas du même monde ? Ils sont musulmans et arabes comme nous.

Quelle est, selon vous, la position que devrait occuper la Tunisie dans l’environnement arabo-méditerranéen ?

La Tunisie est dans le peloton de tête des pays arabes. La révolution en a fait une sorte de porte-drapeau. Le pays a tous les atouts pour avoir un rôle central, politiquement et économiquement, dans la sphère arabo-méditerranéenne. L’intérêt des opérateurs arabes pour le tourisme et l’investissement en Tunisie le prouve.

L’Amérique d’Obama a-t-elle passé une sorte de « pacte » avec les islamistes du monde arabe, notamment pour neutraliser le djihadisme ?

Chacun cherche ses intérêts. Les États-Unis, après avoir longtemps été les partenaires des dictatures, ont compris que cela ne faisait qu’encourager l’extrémisme. Ils ont donc décidé d’appuyer la démocratisation pour combattre le terrorisme. Les islamistes n’ont pas été créés par les États-Unis ; ils sont nés de nos terroirs. L’Amérique a compris qu’il fallait inclure les islamistes modérés dans les processus démocratiques ; ils sont venus vers nous et ont revu leur politique de croisade.

Comment avez-vous vécu votre retour en Tunisie ?

Comme une renaissance.

Beaucoup laissent entendre que vous êtes l’homme fort du pays ; quel est votre rapport au pouvoir ?

Quand il émane des urnes, donc du peuple, le pouvoir est en chacun de nous et chacun se retrouve dans le pouvoir. Ce n’est pas un corps étranger. Le Tunisien est dans cet état d’esprit, car le pouvoir n’a pas été pris mais donné par le coeur des gens.

Que souhaite Rached Ghannouchi ?

Personnellement, mourir en bon musulman. Plus largement, je souhaite que notre révolution réussisse et qu’elle soit un exemple dans le monde arabe. Je souhaite aussi que le monde soit libéré des inégalités, de l’injustice, de la corruption, de la colonisation, surtout celle de la Palestine, de la pauvreté et des grandes maladies.

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Propos recueillis à Tunis par Frida Dahmani

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