Chômage, insécurité, libertés en péril : en Tunisie, c’est le temps des regrets

Chômage, insécurité, flambée des prix, corruption, services publics défaillants, libertés menacées… Face aux difficultés et aux craintes qui s’amoncellent, les Tunisiens sont de plus en plus nombreux à exprimer dépit, colère, voire nostalgie.

Manifestation le 24 mai à Tunis. © AFP

Manifestation le 24 mai à Tunis. © AFP

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 13 août 2012 Lecture : 8 minutes.

« Ben Ali ! Ben Ali ! » Ben Ali ? A-t-il bien ouï le nom honni, ce témoin qui a rapporté au journal Al-Jarida avoir entendu acclamer le nom du président banni ? Ce 26 juillet, à Sidi Bouzid, foyer de la révolution, un groupe d’ouvriers réclamant à grands cris le versement de leurs arriérés de salaires étaient rejoints par des dizaines d’habitants furieux contre les nouvelles autorités. « C’était mieux avant… » : un an et demi après la mise à mort de la dictature, la formule semble faire partout florès. Début mai, un sondage de l’agence Sigma Conseil et du Maghreb Magazine annonçait que 41,7 % des Tunisiens jugent que la situation était meilleure sous l’ère du raïs « dégagé »… La Tunisie postrévolutionnaire serait-elle devenue à ce point cauchemardesque qu’un nombre croissant de ses fils se mettent à rêver la vie en mauve, couleur fétiche de Ben Ali ?

Le 24 mai, le blogueur et caricaturiste tunisien Z s’épanche en ligne : « J’avoue en avoir ras la casquette de me lamenter encore sur ce qui se passe au pays. Mais ce qui m’insupporte le plus ces derniers jours, ce sont les nostalgiques de Zaba [Zine el-Abidine Ben Ali, NDLR] – de plus en plus nombreux -, qui ne veulent toujours pas comprendre que leur Zaba est parmi nous, autant que les salafistes, les nahdhaouis et tous ceux qui composent ce cercle vicieux… » Redoutée dès le 15 janvier 2011 sous la forme d’un retour subreptice des ex-RCDistes, la contre-révolution a finalement pris, pour nombre de militants ou simples gens, le visage des islamo-conservateurs d’Ennahdha. « À la contre-révolution qu’incarne Ennahdha, certains répondent par l’antérévolution et réagissent – comme dans de nombreuses révolutions – par l’appel à la restauration, diagnostique Fethi Benslama, psychanalyste et professeur à l’université de Paris-VII. Pour moi, il s’agit d’une réaction de dépit, plutôt que de nostalgie, devant le fait que la classe politique n’a pas été à la hauteur de la révolution. C’est une parole de colère, d’impatience et de représailles : "Vous avez tellement échoué que nous en venons à regretter l’ordre de Ben Ali." Quelle gifle ! »

L’échec du gouvernement dominé par les islamistes, les Tunisiens le constatent quotidiennement.

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L’échec du gouvernement dominé par les islamistes, les Tunisiens le constatent quotidiennement : l’insécurité perdure, les déchets envahissent les rues, les prix flambent, les ouvriers des chantiers publics peinent à obtenir leurs arriérés de salaires, l’eau et l’électricité subissent des coupures inédites, et cet hiver, en pleine vague de froid, c’était le gaz qui faisait défaut… Les services fondamentaux, que l’État a le devoir de garantir à ses citoyens, font défaut. Prédateur, l’État benaliste s’efforçait au moins d’assurer un service public décent, ce qui ne semble plus être une priorité. Illustration kafkaïenne de l’incurie des autorités, la réflexion du chef du gouvernement qui, le 13 juillet, s’indignait devant un amas d’ordures : « Où est le gouvernement ? »

Sidi Bouzid à la pointe de la contestation

Sidi Bouzid, berceau de la révolution, et désormais de la contestation sociale. Le chômage, la vie chère, la marginalisation des régions centrales et la corruption y avaient poussé la jeunesse à se révolter, et le feu de la contestation s’était propagé à l’ensemble du territoire. Mais en août 2012, ces fléaux se sont aggravés. Le 30 juillet, Michael Ayari, de l’International Crisis Group (ICG), rappelle au gouvernement les raisons pour lesquelles il a été porté au pouvoir : « Afin de contenir la colère populaire, le Premier ministre, Hamadi Jebali, et son équipe gagneraient à s’attaquer à trois problèmes majeurs. En premier lieu la question du chômage […]. En deuxième lieu, le gouvernement devrait réduire les inégalités régionales […]. Enfin, il devrait prêter attention à la réorganisation des réseaux de corruption […]. » Le problème, c’est que tous ces chantiers nécessitent du temps…

La preuve de son impuissance. Pour nombre de Tunisiens, voilà ce qu’a su démontrer le gouvernement en sept mois de gestion. Une incapacité à s’attaquer aux vrais problèmes qui trahit un manque de compétences et d’expérience. Le 30 juin, la démission de Mohamed Abbou, ministre de la Réforme administrative, et celle, le 27 juillet, du ministre des Finances, Houcine Dimassi, deux personnalités aux qualités reconnues, ont sérieusement entamé le crédit du gouvernement, le premier reprochant à Hamadi Jebali de ne pas tenir ses engagements en matière de lutte contre la corruption, le second avouant son impuissance à faire accepter les mesures économiques impératives qu’il préconisait.

Autre motif avancé pour expliquer le remplacement de Nabli à la Banque centrale : la cacophonie qui règne parmi la troïka exécutive.

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Autre raison de la démission de Dimassi, le limogeage « arbitraire et injuste » du gouverneur de la Banque centrale, Mustapha Kamel Nabli, le 18 juillet, remplacé par Chedly Ayari, personnage docile qui ne devrait pas s’opposer aux politiques dépensières voulues par le Premier ministre. Autre motif avancé pour expliquer le remplacement de Nabli : la cacophonie qui règne parmi la troïka exécutive, composée du président Moncef Marzouki (Congrès pour la République), du Premier ministre Hamadi Jebali (Ennahdha) et du président de l’Assemblée Mustapha Ben Jaafar (Ettakatol). Toutefois, souligne Fethi Benslama, sans la révolution, jamais l’opinion n’aurait pu être au courant de telles frictions. « Contrairement à ce qui se passait sous Ben Ali, les gens sont maintenant très informés, et ce dévoilement les place face à des situations ahurissantes qui existaient sous Ben Ali, mais dont ils ne se doutaient pas. Aujourd’hui, ils constatent l’absence de tout discours cohérent de la part de la troïka au pouvoir, qui dit chaque jour une chose et son contraire. Qu’en reste-t-il ? L’impression de chaos », note-t-il.

Face à ce chaos, qui lui ne semble pas transitoire, certains sont tentés d’invoquer l’ordre ancien, mais, pour d’autres, le désordre prélude à l’instauration d’une nouvelle dictature, celle des islamistes d’Ennahdha : à leurs yeux, le pouvoir qui se construit en ce moment, bien que d’une autre couleur idéologique, est de même nature que le régime renversé. Le président Marzouki a eu cette phrase devant les parlementaires le 25 juillet. « Le peuple qui vous a élus n’acceptera pas une démocratie de façade, il pourrait alors être poussé à une nouvelle révolution. »

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Anciennes méthodes benalistes

Pour ses détracteurs, nombre de pratiques du nouveau pouvoir rappellent les anciennes méthodes benalistes. En matière de corruption, l’ICG s’alarme : « Une sorte de "réveil des intermédiaires" – ces fonctionnaires de moyen rang corrompus – très préoccupant semble se produire. » Le népotisme pratiqué par le parti islamiste est également dénoncé, son incarnation étant le ministre des Affaires étrangères, Rafik Abdessalem – gendre du leader d’Ennahdha, Rached Ghannouchi -, passé maître dans l’art des bourdes à répétition. Des sympathisants sont placés à la tête de gouvernorats, à des postes importants de la justice, à la direction de médias publics en passe de redevenir médias d’État. Et la police benaliste, après un mea culpa postrévolutionnaire, n’a toujours pas renoncé à ses méthodes musclées mises au service de l’idéologie au pouvoir : ceux qui hier traquaient les barbes trop longues et les voiles trop intégraux s’en prennent parfois aujourd’hui aux porteuses de jupes trop courtes et aux buveurs de bière.

L’atteinte au sacré selon Ennahdha va-t-elle supplanter l’atteinte à la sûreté selon Ben Ali ?

Acquis fondamental et réel de la révolution, la liberté d’expression est de nouveau menacée, mais dans un autre registre. L’atteinte au sacré selon Ennahdha va-t-elle supplanter l’atteinte à la sûreté selon Ben Ali ? Le 1er août, le parti islamiste a déposé un projet de loi la criminalisant et prévoyant jusqu’à deux ans de réclusion pour les contrevenants, et quatre en cas de récidive. Telle sévérité contraste avec l’indulgence des autorités pour les jeunes salafistes qui n’hésitent pas à faire valoir leurs convictions par la violence. « Ce sont nos enfants, il faut leur expliquer calmement ce qu’est la démocratie et ce qu’est la loi », explique Rached Ghannouchi. Des enfants qui n’hésitent pas à battre femmes, journalistes et avocats, à occuper les universités ou encore à saccager bars et débits de boissons. Début juin, leurs excès ont culminé avec les émeutes provoquées par l’exposition d’oeuvres jugées sacrilèges au palais d’El-Abdelliya, à La Marsa. Le gouvernement, qui, pour une fois, a pris des mesures pour rétablir l’ordre, n’a pas eu de mots assez durs pour condamner… les artistes. Pour ses opposants les plus critiques, ces extrémistes sont manipulés par Ennahdha, qui s’en sert comme Ben Ali utilisait ses nervis.

Aujourd’hui, tout un peuple de libéraux, de démocrates, de modernistes, de gauchistes et de féministes partage l’impression d’un grave retour en arrière. Au-delà des dangers qui pèsent sur le bien-être économique et social, et sur les libertés durement arrachées, c’est l’identité nationale même de la Tunisie qui est, selon eux, menacée. Les cortèges révolutionnaires de l’hiver 2011 resplendissaient des couleurs nationales, mais, en 2012, c’est surtout la bannière noire des salafistes qui voile la plupart des manifestations. Enfin, la place privilégiée accordée aux États du Golfe et notamment au Qatar par les autorités est également très mal perçue par une partie de la population, qui voit avec appréhension son pays s’inféoder à des puissances dont on ne peut guère dire qu’elles sont des parangons de démocratie. « Les Tunisiens ont l’impression qu’on laisse s’étioler leur sentiment d’appartenance à la nation tunisienne, remarque Fethi Benslama. Un juriste parlait de déconstruction de l’État tunisien. Mais l’objectif des islamistes de défaire l’État national fondé par Bourguiba se heurte à l’exigence de ceux qui veulent le retour de l’État et des fondamentaux qu’il est censé assurer. »

Marouane Mabrouk répond

Dans notre enquête consacrée aux avoirs du clan Ben Ali (voir J.A. no 2690), nous avons écrit qu’un avion appartenant à Marouane Mabrouk, gendre de l’ex-président, faisait partie des « biens illicites appartenant à Ben Ali et aux familles qui lui sont proches » récupérés par la Tunisie. Marouane Mabrouk nous a contactés pour répondre à ces accusations et apporter les mises au point suivantes : il n’est propriétaire d’aucun avion et ne possède aucun bien acquis de façon illicite. Un an et demi après la révolution, il n’a été l’objet d’aucune condamnation.

« C’était mieux avant », « Ben Ali ou nahdhaouis, c’est la même chose » ou « ce qui nous attend demain sera pire que tout » : les Tunisiens déçus par la transition ne manquent pas d’arguments pour justifier ces trois perceptions, mais très rares sont ceux qui pousseraient le raisonnement jusqu’à souhaiter sincèrement le retour de l’autocrate. « Il ne faut jamais souhaiter le retour d’une dictature pour en éviter une autre », insiste l’activiste Lina Ben Mehnni sur son blog. Une attitude qui, pour Fethi Benslama, relèverait d’un défaitisme à proscrire. « Le but de la révolution était d’abolir le mépris et l’humiliation, et de rétablir la dignité collective et individuelle à travers le principe du droit d’avoir des droits. Ces objectifs sont atteints pour le moment. Ce n’est pas la révolution qui échoue, mais l’après-révolution, ce qu’on appelle la transition », conclut-il. 

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