Mali : comment sauver le Nord ?

Dans le nord du Mali, ce ne sont plus les rebelles touaregs mais les islamistes qui ont pris le pouvoir. À Gao ou à Tombouctou, les émirs d’Al-Qaïda au Maghreb islamique se déplacent à leur guise. Et inquiètent toute la sous-région. Négocier ou intervenir ? Il va falloir choisir… Un article publié dans J.A. n° 2676, publié juste avant le contre-coup d’État manqué du 30 avril.

Un membre du groupe islamiste Ansar Dine, le 24 avril 2012 près de Tombouctou. © AFP

Un membre du groupe islamiste Ansar Dine, le 24 avril 2012 près de Tombouctou. © AFP

Christophe Boisbouvier

Publié le 9 mai 2012 Lecture : 8 minutes.

« Il faut tout faire pour éviter la constitution d’un État terroriste ou islamique au coeur du Sahel, » déclare le Français Nicolas Sarkozy le 13 avril. « Si la communauté internationale n’agit pas vite […], tous les ingrédients sont là pour faire du Mali un Afghanistan, » prévient le Mauritanien Mohamed Ould Abdelaziz le 15 avril. Bigre. Depuis la prise de Gao et de Tombouctou par des rebelles, les 31 mars et 1er avril, le Nord-Mali fait peur. À l’origine de cette « angoisse », pour reprendre le mot du chef de l’État français sur RFI, trois Algériens : Mokhtar Belmokhtar, Abou Zeid et Yahya Abou Hammam, les trois chefs présumés d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi).

Le "piège afghan"

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Avant le 1er avril, ces trois émirs se cachaient dans les montagnes d’un désert vaste comme une fois et demie la France. Mais depuis la victoire des rebelles, ils se montrent à la grande mosquée de Tombouctou. Abou Hammam serait même devenu le nouveau « gouverneur » de la ville. « Ils veillent au ravitaillement de la population, ils créent des tribunaux islamiques et déploient des batteries de missiles antiaériens autour de la ville. En fait, ils essaient de créer un émirat islamique en plein Sahel », explique une source sécuritaire française.

Quels sont les vrais rapports entre ces trois chefs arabes et le chef touareg Iyad Ag Ghali, le fondateur du groupe islamiste Ansar Eddine ? « Leur relation est ancienne, précise le conseiller d’un chef d’État sahélien. Aujourd’hui, elle ne fait que se formaliser. Sur le plan opérationnel, ils sont ensemble. Et sur le plan religieux, ils ont trouvé dans l’islamisme la base idéologique qui leur permet de transcender les clivages ethniques. »

Qui domine ? Apparemment Ansar Eddine, avec ses centaines de combattants touaregs. Mais en réalité, ce n’est pas si simple. « Avec les rançons que procurent les prises d’otages, et plus encore avec la filière libyenne, Aqmi est très riche, affirme notre source sécuritaire. Ansar Eddine n’a pas une aussi bonne capacité organisationnelle qu’Aqmi. » Iyad Ag Ghali est-il à Aqmi ce que le mollah Omar était à Al-Qaïda, dans l’Afghanistan des talibans, en 2000 et 2001 ? « Oui, un peu. Iyad Ag Ghali est le chef local, qui est mis en avant pour faire authentique. Mais le stratège, c’est Mokhtar Belmokhtar. »

La filière libyenne

Pourquoi Mokhtar Belmokhtar, l’un des trois chefs d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), a-t-il passé cinq mois en Libye fin 2011-début 2012 ? De bonne source, le vétéran des guerres en Afghanistan a circulé entre Ghat et Derna. Ses contacts ? Les anciens rebelles du Groupe islamique combattant libyen (GICL), dont le leader, Abdelhakim Belhadj, est devenu l’un des chefs militaires du nouveau régime de Tripoli. Autre contact, à distance cette fois : Abou Yahya al-Libi, l’un des idéologues d’Al-Qaïda, qui est d’origine libyenne et se cache actuellement en Afghanistan. Le chef d’Aqmi aurait sécurisé deux filières d’approvisionnement entre le sud de la Libye et le nord du Mali, l’une avec des Touaregs, l’autre avec des Toubous. Parmi les armes transportées, plusieurs dizaines de missiles antiaériens SA-7 et SA-18. Problème : ils étaient stockés en Libye depuis plusieurs années. Des militaires égyptiens proches d’Al-Qaïda auraient fait le voyage jusqu’au Nord-Mali pour les rendre de nouveau opérationnels.

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Du coup, dans les capitales de la sous-région, les services de sécurité vivent dans la hantise d’une infiltration terroriste. « Niamey est sans doute la ville la plus exposée, dit une source nigérienne. Mais après le putsch du 21 mars au Mali, il y a un vide sécuritaire à Bamako et Aqmi peut en profiter », souligne un diplomate français. Enlèvements, attentats kamikazes ou à la voiture piégée, tir de missile contre un avion civil… Tout est possible. « Il faut organiser une confrontation avec les groupes terroristes du nord du Mali », affirme Mohamed Bazoum, le ministre nigérien des Affaires étrangères.

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Que peut l’armée ?

Le Nord peut-il être reconquis ? « Il faudrait déjà que le nouveau gouvernement rassemble les décombres de son armée pour tenir le Sud », dit cruellement un conseiller de chef d’État. « Depuis des années, nos troupes sont totalement désorganisées, confie un ancien ministre du président Amadou Toumani Touré (ATT). Quand la garnison de Tessalit est tombée [le 12 mars], j’ai appris que le prétendu bataillon de 700 soldats qui tenait la position comptait en réalité trois fois moins d’hommes. Beaucoup de soldats n’étaient jamais montés au nord. Ils étaient restés tranquillement à Bamako. » Qui veut mourir pour le Nord ? « La débandade de l’état-major de Gao [le 31 mars] risque de laisser des traces, ajoute notre ex-ministre. Il faut restaurer un état d’esprit combatif. »

Autre problème, le sous-équipement des troupes. Un officier de Bamako explique qu’il faut « plus de mitrailleuses lourdes, de mortiers et de canons à longue portée. Lors des derniers accrochages, les tirs des rebelles atteignaient l’armée malienne, mais l’inverse n’était pas vrai ». Quant aux forces aériennes, elles sont exsangues : quatre hélicoptères MI-24, dont deux en panne, et deux petits appareils Marchetti qui ont besoin d’une révision urgente… Conclusion d’un haut fonctionnaire de l’ONU : « Aujourd’hui, le Mali est out of the road ["dans le décor"], et son armée est incapable de reconquérir le Nord avant longtemps. Il faudrait un audit de cette armée ! »

La solution militaire extérieure

Faut-il faire venir une force multinationale ? « Pas question, répond Ibrahim Boubacar Keïta [IBK], du Rassemblement pour le Mali [RPM]. C’est le rôle de notre armée. Pas celui d’armées étrangères, ni d’une force d’interposition qui viendrait fixer les lignes d’une partition dont nous ne voulons pas. » Au pays de Modibo Keita, le nationalisme reste farouche. Cela dit, les leaders politiques maliens ne sont pas tous aussi catégoriques qu’IBK. Beaucoup savent que l’armée ne peut pas reprendre le Nord sans couverture aérienne. Les pays amis sont donc indispensables. À Bamako, une source militaire propose un compromis : « Les soldats maliens libéreraient les villes occupées, puis les troupes de la Cedeao [Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest] les sécuriseraient. » L’honneur serait sauf…

L’Afrique de l’Ouest peut-elle dépêcher une force militaire au Mali ? Le 5 avril à Abidjan, les chefs d’état-major des pays de la Cedeao et celui de la Mauritanie se sont penchés sur la question. « Nos militaires envisagent de déployer 2 000 à 3 000 hommes au sol, confie un diplomate ouest-africain de haut rang. Mais, à mon avis, ça ne suffira pas. Les islamistes veulent de l’espace, et les rebelles se voient en émirs riches en pétrodollars… Ils vont installer des poches de résistance un peu partout, et, pour les en déloger, ça ne va pas être facile ! »

Autre problème, la nature du terrain – un désert où les troupes doivent d’abord apprendre à survivre. « La reconquête du Nord-Mali, on ne peut pas confier cela à des gens de la savane », lâche un chef d’État sahélien. Exit donc le Nigeria ou la Côte d’Ivoire. « Dans la région, il n’y a que deux pays dont les soldats ont l’expérience du désert, le Niger et la Mauritanie, souligne un autre témoin de la réunion d’Abidjan. Or, toutes forces confondues, ces deux pays ne totalisent que 20 000 hommes en armes. Ils ne peuvent pas envoyer au Mali plus de quelques centaines d’éléments, sous peine de dégarnir la défense de leur propre territoire. » D’où cette petite phrase du chef de l’État mauritanien : « On veut bien y aller, mais pas seuls. »

Que fait l’Algérie ?

Évidemment, en disant cela, Ould Abdelaziz pense très fort à l’Algérie, seul État de la région dont l’armée est capable de faire peur aux nouveaux maîtres de Tombouctou. Le 8 avril, à Nouakchott, la dernière réunion Algérie-Mali-Mauritanie-Niger sur la question s’est mal passée : les Algériens ont une nouvelle fois répété qu’ils ne voulaient pas intervenir hors de leurs frontières. « Mais alors, à quoi sert le Cemoc [Comité des états-majors opérationnels conjoints] ? a lancé le chef de l’une des trois autres délégations. Est-ce que vous n’êtes pas en train de nous mener en bateau ? »

En fait, à Alger, les choses commencent à bouger. Pour preuve, cette tribune d’un général à la retraite, Mohand Tahar Yala, dans le quotidien El Watan du 6 avril : « Au Mali, l’Algérie doit imposer sa force. Ou nous sommes offensifs, ou nous sommes perdants. » D’un côté, le ministre des Affaires africaines, Abdelkader Messahel, reste sur une ligne prudente. De l’autre, plusieurs officiers de l’état-major prônent une opération coup-de-poing sur le fleuve Niger… Commentaire d’un diplomate français : « Les Algériens ne peuvent pas traiter indéfiniment ce problème par le mépris. »

Négocier ou pas

La guerre, c’est risqué. Alors, face à tant d’inconnues, le dialogue reste l’option privilégiée. À deux conditions. Il faut d’abord qu’à Bamako les autorités soient légitimes. Or, après le putsch du 21 mars, les civils ont du mal à récupérer le pouvoir. Le président par intérim, Dioncounda Traoré, et le tout nouveau Premier ministre, Cheikh Modibo Diarra, se heurtent à une ancienne junte qui ne rentre dans ses casernes qu’à reculons. Les rebelles vont-ils accepter de négocier avec un pouvoir éclaté entre civils et militaires ? Il faut aussi que, dans le Nord, les Touaregs renoncent les uns à l’indépendance (les Maliens du Sud et de très nombreux Maliens du Nord sont totalement hostiles à cette idée), les autres à la guerre sainte aux côtés d’Aqmi (les voisins du Mali ne feront aucune concession aux islamistes).

Avec le Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA) de Mohamed Ag Najim, le dialogue a déjà commencé. Rien de concret pour l’instant, mais, le 15 avril à Nouakchott, un émissaire de ce mouvement a accepté de parler d’autre chose que d’indépendance : il a évoqué une possible « fédération » du Mali. À Bamako et dans la sous-région, beaucoup rêvent d’un retournement d’alliance. Dans ce scénario très hypothétique, le MNLA, laïque et républicain, passerait du côté de l’armée malienne pour combattre les islamistes d’Aqmi et d’Ansar Eddine.

Le problème, c’est que beaucoup de combattants passent d’un groupe à l’autre et que le MNLA, du moins pour l’instant, ne pèse pas lourd sur le terrain face aux deux autres mouvements armés. Qui plus est, Ansar Eddine a senti le danger et, pour éviter l’isolement, il a fait une ouverture, lui aussi, en direction de Bamako. Le 13 avril, il a annoncé la libération de 176 prisonniers de guerre maliens. Bref, beaucoup savent que la vraie solution est mixte : pas de négociation sérieuse sans pression militaire sur les rebelles. Ce qui promet de longs mois de crise. 

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Par Christophe Boisbouvier, Malika Groga-Bada et Baba Ahmed, à Bamako

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