Sénégal – Mauritanie : la vie entre pêcheurs n’est pas un long fleuve tranquille

Trop de poissons d’un côté, pas assez de l’autre, trop d’interdépendance, trop de violences passées… Entre Dakar et Nouakchott, les relations n’ont jamais été simples. Et c’est à la frontière entre la Mauritanie et le Sénégal que les tensions sont les plus vives.

Manifestation de Mauritaniens réfugiés au Sénégal, le 6 février 2011 à Dakar. © Seyllou Diallo/AFP

Manifestation de Mauritaniens réfugiés au Sénégal, le 6 février 2011 à Dakar. © Seyllou Diallo/AFP

Publié le 2 février 2012 Lecture : 8 minutes.

La colère couvait depuis trop longtemps. Un affrontement entre les pêcheurs sénégalais et les gardes-côtes mauritaniens était devenu inéluctable. C’est arrivé en pleine mer, dans les eaux mauritaniennes, dans la nuit du 13 au 14 décembre. Un pêcheur, blessé par balle, a dû être hospitalisé. Les autres – une douzaine d’hommes – ont été arrêtés et incarcérés à Ndiago, un village mauritanien. Les jours suivants à Guet Ndar, le quartier de pêcheurs de Saint-Louis, l’émoi dominait. Certains ont envisagé d’aller libérer les leurs, d’autres de s’en prendre aux commerçants mauritaniens, mais les autorités sénégalaises les en ont dissuadés. « On a évité de justesse un nouveau conflit entre les deux pays, estime un journaliste local. Mais pour combien de temps ? » Le 12 janvier, quatre pêcheurs ont à nouveau été blessés par les balles mauritaniennes.

C’est ainsi depuis plusieurs mois. À chacune des étincelles recensées à la frontière sénégalo-mauritanienne, les autorités jouent aux pompiers, sans pour autant régler les problèmes. Les foyers de tension sont nombreux. « On est sur un volcan, résume un commerçant mauritanien qui fait souvent le trajet Nouakchott-Dakar. Peut-être n’explosera-t-il jamais, mais le jour où il pétera, je ne voudrais pas être là. » « On ne veut pas revivre les événements de 1989. Mais qui sait ce qui peut arriver ? » avertissait un pêcheur de Guet Ndar, quelques semaines avant les événements du 14 décembre.

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1989, le début des « années de braise ». À Nouakchott, des exécutions extrajudiciaires et l’expulsion de près de 60 000 Négro-Mauritaniens vers le Sénégal et le Mali. À Dakar, des représailles contre des milliers de Mauritaniens. De part et d’autre de la frontière, les stigmates de ce conflit sont encore visibles. Et si l’on s’y inquiète des récentes tensions, c’est parce que personne n’a oublié qu’il s’en était fallu d’un rien – un banal conflit foncier entre Sénégalais et Mauritaniens – pour qu’il éclate.

Saint-Louis, le poisson de la colère

Confortablement installés dans leur fauteuil, un soda à la main, les vieux de Guet Ndar ruminent leur frustration. La réputation du quartier et de ses 2 800 pirogues n’est plus à faire. Mais ces derniers temps, la mer est source de mauvaises nouvelles. « Les eaux mauritaniennes ? On peut y entrer sans s’en rendre compte. C’est là, juste à côté ! » explique Hassan Sarr, porte-parole de la communauté. « Dès que nous pénétrons dans leurs eaux, les Mauritaniens nous prennent tout : la pirogue, le moteur, l’argent, les biens, peste Massène Ndiaye, président régional du collectif des pêcheurs sénégalais. Après, il faut rentrer à pied. » Ces dernières années, plusieurs conventions ont été signées entre Dakar et Nouakchott pour permettre aux pêcheurs sénégalais de puiser dans les fonds mauritaniens. Mais depuis août, le processus est gelé. Désormais, tout Sénégalais arraisonné dans les eaux mauritaniennes est arrêté et voit ses biens confisqués.

Entre Wade et Aziz, le chaud… et surtout le froid

Le chef de la diplomatie sénégalaise, Madické Niang, a beau assurer qu’entre son président et Mohamed Ould Abdelaziz, son homologue mauritanien (qu’Abdoulaye Wade avait soutenu après son coup d’État en 2008), il n’y a pas l’ombre d’un nuage, les observateurs en doutent sérieusement. « Longtemps, ils ont été alliés, mais c’est devenu très froid entre eux », assure un diplomate. « Si les deux hommes n’avaient aucun problème, aurait-on connu la crise aérienne de ces derniers mois ? » se demande-t-il. Pendant trois mois, mi-2011, l’espace aérien entre les deux pays a été fermé à la suite d’un litige commercial entre les deux compagnies nationales. C’était une première. R.C.

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Les Saint-Louisiens dénombrent 115 pirogues retenues de l’autre côté de la frontière. « Cela fait 600 personnes sans outil de travail », affirment les sages de Guet Ndar. Pour eux, les termes de l’accord sont inacceptables. Les vieux pêcheurs avancent en outre l’Histoire comme argument : « Les Mauritaniens n’ont jamais pêché. Ce sont des commerçants, et, traditionnellement, ce sont les Guet-Ndariens qui pêchent. On a un droit coutumier sur ces eaux ! » Mais l’enjeu est surtout économique. Les eaux mauritaniennes sont plus poissonneuses que les eaux sénégalaises. À Guet Ndar, on ne comprend pas l’apparente paralysie des autorités. « Quand il y a une sécheresse, l’État vient en aide aux cultivateurs. Mais quand la mer est mauvaise, il ne fait rien », se désole Hassan Sarr. « Tous les moutons, toutes les chèvres de Mauritanie viennent ici, brouter l’herbe du Sénégal, sans aucun problème [en vertu d’un autre protocole d’accord, NDLR]. Mais nous, on n’a pas le droit d’aller pêcher là-bas ! »

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Rosso Sénégal, l’impasse

Échange d’amabilités au poste-frontière de Rosso, côté sénégalais. Un agent zélé réclame un document à un commerçant mauritanien – un Maure -, qui ne le possède pas. « Vous, les Mauritaniens, vous ne nous respectez pas », lance le douanier. « Vous, les Sénégalais, vous ne faites rien dans les règles », rétorque le commerçant. Un billet glissé dans la poche de l’officiel les mettra d’accord. Mais un spectateur de ce duel, un fonctionnaire international, en conviendra : « On a entendu tous les poncifs du genre. »

Rosso. Côté sénégalais, c’est une bourgade dont on devine qu’elle n’existe que parce qu’il s’y trouve le principal point de passage entre le Sénégal et la Mauritanie. Côté mauritanien, c’est une ville de plus grande importance, qui vit comme si la frontière n’existait pas. Entre les deux : le fleuve Sénégal, traversé toutes les demi-heures ou toutes les heures par un vieux bac qui semble avoir fait son temps. C’est ici que se joue chaque jour un spectacle ahurissant. Torse nu, des hommes déchargent les camions sénégalais qui occupent la rue principale du bourg puis chargent la cargaison sur le bac, avant de la décharger de nouveau de l’autre côté. Là-bas, un camion mauritanien prendra la relève, direction Nouakchott.

Voilà bientôt un an que les camions sénégalais ne peuvent plus convoyer de marchandises jusqu’à la capitale mauritanienne, et vice versa. C’est d’abord la Mauritanie qui a interdit aux camions sénégalais de franchir la frontière. Puis le Sénégal a fait de même. Plusieurs raisons ont été avancées, dont la nécessaire lutte contre les différents trafics. Mais, selon un haut fonctionnaire mauritanien, l’enjeu est économique. « Une bonne partie des marchandises qui arrivent au port de Dakar est destinée à la Mauritanie. Le gouvernement préférerait qu’elle aille directement au port de Nouakchott. » Le commerçant mauritanien qui a eu des mots avec le douanier en sourirait presque : « C’est assez comique, quand même. Qu’est-ce que ça serait si nos présidents ne s’entendaient pas ! » Mais tout le monde ne le prend pas aussi bien. « On perd du temps, on perd de l’argent », constate un transitaire sénégalais, dont le bureau se trouve à deux pas de l’embarcadère. Les commerçantes qui font le va-et-vient entre les deux Rosso se plaignent des innombrables tracasseries administratives qui leur sont faites de part et d’autre. « La traversée est devenue un calvaire, dit l’une d’elles. Ça ne peut plus durer ! »

Côté mauritanien, la désillusion

Assis au milieu de ce qui depuis bientôt quatre ans lui sert de maison, à lui, à sa femme et à leurs deux enfants (un hangar de 5 m sur 4 qui leur a été donné par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, HCR), Mamadou le glisse du bout des lèvres : « Si j’avais su, je ne serais pas rentré. » Expulsé au Sénégal en 1989, cet ancien policier mauritanien vit mal ses désillusions. « On nous avait promis une chambre de 5 m sur 4. On nous avait dit, à nous les fonctionnaires, que nous serions réintégrés ou indemnisés. On nous avait fait miroiter un retour à une vie normale. Mais on n’a rien eu. On ne vit pas, ici, on survit. »

1899, le début des "années de braise". Le temps a passé, mais la plaie est loin d’être refermée.

Depuis janvier 2008, 20 484 personnes ont été rapatriées et plus de 5 000 devraient les rejoindre cette année. Mamadou est l’un des 600 habitants du camp de rapatriés de Rosso Lycée. Un désert. Les cases qui devaient servir de boutiques communautaires sont fermées. Les murs censés abriter un marché sont vides. On ne compte que deux points d’eau pour 126 familles. Bocar Mbodj, le responsable du site, ne se plaint pas. Lui a eu droit à une chambre de 20 m² en plus du hangar… un luxe. Le gouvernement lui a en outre octroyé deux vaches et une parcelle de 400 m². « Après vingt ans d’exil, je suis fier d’être revenu. L’État nous a reconnus, c’est une victoire », dit-il. Il admet toutefois que les critiques de Mamadou sont fondées… et partagées.

La question la plus sensible touche au foncier. Tout le long du fleuve Sénégal, les litiges se multiplient entre les rapatriés et ceux qui occupent leurs terres depuis vingt ans. Beaucoup d’anciens réfugiés tentent de les récupérer. Iba Diop est de ceux-là. Expulsé en 1989, cet homme à la carrure imposante croyait retrouver tous ses biens lorsqu’il est revenu en 2008. « Mais quand je suis retourné chez moi, un Maure occupait ma maison et mon champ, raconte-t-il. Comme il ne le travaillait plus depuis trois ans, j’ai voulu le récupérer. J’y suis resté quinze jours, mais il a appelé la police pour me chasser. J’ai été arrêté. Je ne comprends pas. Cette terre appartenait à mes parents. Je suis un exilé dans mon propre pays ! »

À Nouakchott, on ne compte plus les cas où des rapatriés ont tenté de se faire justice eux-mêmes. Régulièrement remontent les récits de bagarres entre deux familles : d’un côté, les rapatriés, des Négro-Mauritaniens ; de l’autre, les nouveaux occupants, des Maures la plupart du temps. Tout le monde s’accorde sur un point : un remake des événements de 1989 est impossible. « L’État mauritanien ne pourrait plus faire ce qu’il a fait à l’époque », estime Fatimata Mbaye, la présidente de l’Association mauritanienne des droits de l’homme. En outre, assure Madické Niang, le ministre sénégalais des Affaires étrangères, les deux pays, « plus matures », ont retenu la leçon. Néanmoins, les récentes violences consécutives à l’enrôlement en Mauritanie ont réveillé les vieux démons. Opposés à ce recensement organisé par les autorités, plusieurs manifestants négro-mauritaniens ont été blessés à Kaidi en septembre, et un adolescent est mort à Maghama. En octobre, Alioune Tine, le président de la Rencontre africaine pour la défense des droits de l’homme (Raddho), avait alerté l’opinion : « Il est urgent de prendre des initiatives de part et d’autre pour étouffer dans l’oeuf les germes d’une confrontation. » La plaie de 1989, rappelait-il, est loin d’être refermée.

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