Livres – Gaston-Paul Effa : « La France est frappée d’amnésie »

L’écrivain franco-camerounais Gaston-Paul Effa restitue, dans « Rendez-vous avec l’heure qui blesse », le destin de Raphaël Élizé, un Martiniquais déporté au camp de Buchenwald. L’occasion de rappeler à la France la pluralité des visages qui font son Histoire.

L’écrivain Gaston-Paul Effa. © Jacques Torregano pour JA

L’écrivain Gaston-Paul Effa. © Jacques Torregano pour JA

ProfilAuteur_FabienMollon

Publié le 29 janvier 2015 Lecture : 5 minutes.

Le nouveau roman de Gaston-Paul Effa ressuscite une figure oubliée de l’Histoire française : celle du Martiniquais Raphaël Élizé (1891-1945), premier maire noir d’une commune de France métropolitaine, déchu de son mandat par l’occupant nazi avant d’être déporté, aux côtés de Juifs et d’autres résistants, au camp de concentration de Buchenwald, en Allemagne. Dans Rendez-vous avec l’heure qui blesse (Gallimard), l’auteur, par ailleurs professeur de philosophie en Lorraine, raconte, à la première personne, le destin de ce personnage emblématique. L’occasion de rappeler à la France la pluralité des visages qui font son Histoire, mais aussi de sonder les similitudes entre condition juive et condition noire, objets de toutes les discriminations. Entre deux cours consacrés "à l’actualité si morose, si lourde" – les récents attentats de Paris contre des journalistes, des policiers et des Juifs –, l’écrivain franco-camerounais a répondu aux questions de Jeune Afrique.

Jeune Afrique : Comment avez-vous découvert l’histoire de Raphaël Élizé ?

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Gaston-Paul Effa : Je faisais des recherches sur les Noirs sous le régime nazi. En partageant mes recherches avec l’écrivain Daniel Picouly, qui est en quelque sorte mon parrain en littérature, on s’est rendu compte que la destinée de Raphaël Élizé est exemplaire. Ce personnage est étonnant, car il a réussi, à force de compassion, d’empathie et de travail, à s’intégrer tellement bien dans une commune conservatrice et rurale, Sablé-sur-Sarthe, jusqu’à s’imposer comme maire, figure emblématique de la ville.

Comment avez-vous procédé pour retracer son histoire ?

J’ai fait beaucoup de recherches historiques, mais j’ai décidé de m’en détacher, pour faire œuvre de fiction. Écrire sur Raphaël Élizé, devenu invisible et pourtant essentiel au destin de la France, méritait une écriture qui le rende visible et lisible au plus grand nombre, et qui rende hommage à sa mémoire. Il fallait être soi-même Noir, exilé et minoritaire, pour comprendre la puissance de cette destinée. Découvrir Élizé est comme réapprendre à voir après une opération des yeux.

En 2004, vous avez publié deux livres d’entretien sur les liens entre Juifs et Africains. Rendez-vous avec l’heure qui blesse s’inscrit-il dans la continuité de cette réflexion ?

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Cette question traverse mon travail de bout en bout, elle me tient particulièrement à cœur. Quand on commence à parler des êtres en termes de races, c’est le début de la discrimination. Autant le peuple juif est considéré dans l’imaginaire collectif comme le peuple qui a tout, culture, richesse, science, autant le peuple africain est considéré comme celui qui n’a rien, pauvreté, ignorance. Les deux peuples sont néanmoins discriminés. Le premier par la Shoah, le second par la traite négrière. Par la puissance de l’Histoire, Juifs et Africains se retrouvent tous les deux à Buchenwald, c’est le début de mon histoire. La rencontre de ces deux êtres symboliques était tellement improbable qu’il fallait en faire un roman.

La France est devenue un pays paresseux, frappé d’amnésie, une Nation fatiguée qui se replie sur elle-même.

Lors de la parution du Terroriste noir, en 2012, qui racontait l’histoire d’Addi Bâ, un résistant africain méconnu, l’écrivain guinéen Tierno Monénembo estimait que "l’État français n’a jamais reconnu ses héros noirs". Qu’en pensez-vous ?

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La France est devenue un pays paresseux, frappé d’amnésie, une Nation fatiguée qui se replie sur elle-même et a du mal avec son identité propre. C’est pourquoi elle juge suspects les exploits hors normes. Elle doit, si elle veut retrouver sa place parmi les Nations, assumer son Histoire, celle d’un visage pluriel. Elle est multiraciale, multiculturelle, c’est là sa richesse. Addi Bâ et Raphaël Élizé sont les ingrédients de ce visage qui se refuse. La conséquence est une vertigineuse plongée de l’humanité dans les ténèbres et l’ignorance.

Deux de vos précédents romans – Je la voulais lointaine et Nous, enfants de la tradition – mettent en scène des Africains bien intégrés dans la société française jusqu’à ce que tout bascule. Il en va de même pour Raphaël Élizé, vétérinaire et maire, ramené sous l’Occupation à sa seule condition de "nègre". L’enracinement dans le pays d’accueil est-il forcément précaire – ou du moins vécu comme tel – lorsqu’on est un immigré ?

Il y a une précarité de l’intégration. Même si on la croit sûre, assurée, il suffit d’une convulsion de l’Histoire pour que tout soit remis en question. Dans cette France en crise, qui n’est plus celle que j’ai connue dans les années 1980, en arrivant, il y a le danger du repli identitaire, du communautarisme. Il faut un surcroît d’audace, d’amour et de résistance, pour imposer ce visage pluriel. Élizé, figure de la résistance acharnée, épris de liberté et de fraternité, a ouvert la voie.

Il suffit d’une convulsion de l’Histoire pour que tout soit remis en question.

>> Lire aussi : Gaston-Paul Effa, d’un monde l’autre

Tout comme le vétérinaire Raphaël Élizé a dû surmonter les préjugés racistes pour gagner la confiance de ses clients, le professeur de philosophie que vous êtes a-t-il éprouvé plus de difficultés qu’un Blanc pour être accepté dans cette profession ?

En effet, tout comme Élizé, j’ai dû faire preuve de compétence et de rigueur pour être accepté par les élèves, et plus encore par la communauté éducative. C’est bien connu, les Noirs ne pensent pas ! [Rires] Tout en m’inscrivant dans la tradition philosophique officielle, j’apporte un éclairage singulier et une approche nouvelle de la pédagogie et des concepts, nourris de mes origines et de mon histoire.

À propos, quel est l’état d’esprit de vos élèves au lendemain des attentats de Paris ?

Mes élèves étaient atterrés, choqués. J’ai la chance d’être dans un lycée calme. L’enseignement de la philosophie y est aisé, ce qui a facilité l’approche. Hasard objectif ? J’aborde en ce moment la notion de liberté. J’en ai profité pour analyser avec les élèves cette phrase qui renvoie à la métonymie : "Je suis Charlie." Se réclamer de cette phrase, c’est condamner l’atteinte à la vie humaine. On a le devoir de s’identifier et de condamner les infamies de quelque forme que ce soit, ici celle du terrorisme. Et pour cela, tout être humain normal ne peut que se sentir concerné par l’horreur. Cela dit, les élèves ont tout à fait compris qu’on peut être en désaccord avec Charlie Hebdo sans se risquer à la violence et encore moins à la transgression éthique du crime.

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Propos recueillis par Fabien Mollon

 

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