Libye : la deuxième vie de Khalifa Haftar dans la guerre au Tchad

Khalifa Haftar a récemment refait surface en prenant en Libye la tête d’une offensive toujours en cours contre les milices islamistes de Misrata et Benghazi. Dans ce deuxième billet de blog, Laurent Touchard* continue de retracer la vie de cet homme dont la carrière semble embrasser les routes sinueuses d’un opportunisme débridé.

Début 1986, désormais colonel, Haftar est envoyé au Tchad. © Reuters

Début 1986, désormais colonel, Haftar est envoyé au Tchad. © Reuters

Publié le 20 août 2014 Lecture : 10 minutes.

*Laurent Touchard travaille depuis de nombreuses années sur le terrorisme et l’histoire militaire. Il a collaboré à plusieurs ouvrages et certains de ses travaux sont utilisés par l’université Johns-Hopkins, aux États-Unis.

La "deuxième vie" de Khalifa Haftar s’écrit dans l’épopée libyenne au Tchad. La narrer implique une description du paysage géopolitique qui s’étend entre les deux pays. Paysage aux contours aussi fluctuants que ceux des dunes au vent brûlant du désert, parfois aussi impénétrable que les brouillards de cilice que soulève le même vent. Schématiquement, Kadhafi veut instaurer une république islamique qui engloberait l’ensemble du Sahel et dont il serait, évidemment, le raïs. D’où une politique étrangère agressive à l’encontre de pays comme la Tunisie, interventionniste comme en Ouganda, ou savamment calculatrice lorsqu’il instrumentalise les rébellions nomades de la bande saharienne. Cette instrumentalisation lui permet de se rendre indispensable en tant que médiateur pour résoudre des crises diverses (qu’il a parfois contribué à allumer). Idéologue combattant ou combattant idéologue du panarabisme et du panafricanisme, "philosophe" de la Troisième voie Kadhafi veut aspirer le Tchad dans son giron.

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>> Lire le premier billet de la série : La première vie de Khalifa Haftar, condottiere des sables

Le statu quo qui dure depuis un peu plus d’un an finit par rendre l’âme en février 1986. Le 10, le GUNT lance une grande offensive avec 4 000 hommes qu’appuient 4 500 membres de la Légion islamique et les sempiternels moyens lourds, qu’opèrent souvent des réguliers libyens. Cette fois-ci, Kadhafi commet une erreur d’appréciation. Supposant que la France rechignera à bouger, il laisse ses éléments dépasser le 16ème parallèle, en direction du sud. Ils prennent Kouba-Olanga, point le long de la piste qui conduit de Largeau à N’Djaména. Le 11, ils enfoncent le clou en s’emparant d’Oum Chalouba, autre point cette fois ci sur la piste d’Abéché à Largeau. Le dessein du GUNT et des Libyens saute aux yeux : Faya Largeau est dans leur collimateur…

>> Retrouver ici les trois volets de l’histoire des conflits entre la Libye de Kadhafi et le Tchad de Habré :

Renaissance de la guerre

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En donnant le champ libre à ses forces, Kadhafi sous-estime la réaction de François Mitterrand. Vexé d’avoir été berné par le Guide en septembre 1984, le président français répond favorablement à la demande d’aide formulée par Hissène Habré. Commence alors l’opération Epervier, le 20 février 1986. Quatre jours plus tôt, Paris a haussé la voix en lançant les chasseurs-bombardiers Jaguar, partis de Centrafrique. Ainsi, le 16 février, les "chats de l’enfer" bombardent-ils la piste de Ouadi Doum. Les dommages ne sont pas aussi importants qu’escomptés, mais ils suffisent cependant à empêcher l’atterrissage ou le décollage des appareils les plus lourds à l’instar des Tu-22, mais aussi des MiG-21 et MiG-23, des Mirage F1 et des Sukhoy Su-20… En guise de rétorsion, un bombardier lourd libyen Tu-22 tente de frapper N’Djaména le lendemain, depuis la Libye. Il rate sa cible et s’écrase en Libye, à court de carburant…

De leur côté, les FANT contre-attaquent. Elles reprennent le terrain perdu. Le 05 mars, le GUNT essaie de raviver son offensive qui s’essouffle. Mais une fois de plus, il se heurte à des FANT combatives, tactiquement supérieures. Une tempête de sable donne aux troupes tchadiennes de consolider l’initiative qu’elles ont saisie. Elles s’emparent ainsi, le 17 mars, de Chicha, "plot" le plus au sud du dispositif GUNT-Libye. La désagrégation du GUNT via celle de l’ANL s’accentue de l’absence de victoire, de la domination des Goranes d’Habré et des pertes. Pertes qui touchent aussi les Libyens. En plus des morts et des blessés qui agonisent jusqu’à leur dernier souffle sur les champs de bataille, quelques prisonniers sont expédiés à N’Djaména. Plusieurs décéderont des mauvais traitements qui leur seront infligés.

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La guerre tchadienne de Khalifa Haftar

A cette époque l’on retrouve, enfin, Khalifa Haftar. Début 1986, désormais colonel, Haftar est envoyé au Tchad. Dans un entretien accordé à Roumania Ougartchinska (Pour la peau de Kadhafi, Fayard 2010), il déclare : "J’avais accepté d’aller au Tchad car il y avait beaucoup de pertes et il fallait redorer le blason de la Libye." Déclaration pleine de noblesse qui toutefois interpelle. D’une part, Khalifa Haftar est un militaire. Il obéit aux ordres. D’autre part, il est l’un des fidèles de Kadhafi, par essence loyal jusqu’à la mort. Il ne discute pas les décisions du "Guide". De fait, il apparaît peu probable que l’officier ait "accepté" tout comme l’on accepte (ou refuse) une "mutation professionnelle". L’idée de sacrifice volontaire magnifie ce qui est finalement un ordre de mission. Le genre de choses qui n’implique pas l’idée d’ "accepter" mais de se plier.

C’est chose faite en mars 1986, lorsqu’il prend son poste à Faya Largeau, à la tête du Groupement opérationnel sud (GOS). Son prédécesseur, le colonel Ahmed al-Rifi al-Cherif, qui a notamment dirigé les renseignements militaires ainsi que la sécurité au commandement des forces armées au début des années 1980 n’a pas donné satisfaction en dépit de débuts prometteurs. Sous son égide, les combattants de l’ANL remportent plusieurs succès contre les FANT fin 1982 – début 1983. Cependant, il ne réussit pas à maintenir la cohésion de cette coalition : en septembre 1984, l’ANL se désagrège. Pire encore, son chef, le général Djogo, fait défection en décembre 1985 pour rejoindre Hissène Habré. C’est un coup sévère porté au camp pro-libyen, alors même que les "sudistes" étaient majoritairement hostiles au nordiste Habré jusqu’en 1985. Les revers de février 1986 complètent l’absence de résultat d’al-Cherif… Autant de raisons qui expliquent son limogeage. Malgré tout, il s’en sortira plutôt bien : en 2011, il commande l’armée de l’air de Kadhafi et restera l’un de ses fidèles…

En théorie donc, l’envoi d’Haftar au Tchad apparaît comme la reconnaissance de ses compétences.

En théorie donc, l’envoi d’Haftar au Tchad apparaît comme la reconnaissance de ses compétences. Kadhafi a besoin de victoires. Mais il a également besoin d’un homme-lige car l’affaire tchadienne est sensible. Le "Guide" nie farouchement toute présence libyenne au Tchad. Il ne peut donc se permettre de dépêcher un officier qui, à la première occasion, criera le contraire sur tous les toits. Il ne peut remplacer al-Cherif que par quelqu’un d’aussi loyal que lui.

Déficiences en renseignement militaire

Toujours dans l’entretien accordé à Roumania Ougartchinska, Haftar indique que les forces qui faisaient face aux siennes étaient numériquement supérieures. Difficile de déterminer s’il se trompe lourdement où s’il travestit sciemment les faits, de manière à atténuer ses responsabilités. Il s’agit sans doute d’un mélange des deux. En ce qui concerne l’erreur de bonne foi, la valeur des renseignements militaires fournis aux officiers supérieurs libyens est mauvaise. "Officiers supérieurs" et non pas "officiers généraux" car Kadhafi ne veut pas de généraux (pas plus que de divisions) alors qu’il a choisi de ne pas s’octroyer un grade supérieur à celui de colonel.

Le renseignement, donc, n’est pas de bonne qualité : déficience qui doit à la volonté de Kadhafi de cacher l’engagement militaire libyen au Tchad. D’où un "corps expéditionnaire" dont les effectifs sont majoritairement composés de combattants "volontaires" de la Légion islamique plutôt que de soldats réguliers libyens. Les critères quant "au besoin d’en connaître" sont donc particulièrement stricts. A cela s’ajoute les lacunes des personnels chargés de la collecte des informations, puis de l’exploitation des données acquises.

Pourtant, les sources, bien que plus ou moins fiables, ne manquent pas via les composantes pro-libyennes du Frolinat et du GUNT. Mais, les officiers de l’Istikhbarat Askarya (Service de renseignement militaire) sont prudents (pour leur carrière et surtout, pour leur santé) : ils évitent de transmettre des informations susceptibles de déplaire à leur supérieur hiérarchique, à ceux à qui seront présentés les rapports. Dès lors, l’exercice consiste à habiller les faits… Comme toutes les personnes concernées s’adonnent à cet "art", il devient difficile pour les mêmes intéressés d’avoir une vision précise de la situation véritable…

Les forces en présence

Selon Khalifa Haftar, les forces dont il dispose, 11 280 hommes (environ 5 000 du GUNT plus la Légion islamique et les Libyens), font face à 21 400 hommes : 8 000 Tchadiens, 3 270 Zaïrois et Sénégalais. Le reste ? Il songe aux effectifs français du dispositif Epervier, mais aussi aux troupes françaises stationnées dans la région (Centrafrique…) et qui pourraient éventuellement intervenir au Tchad si la situation l’exigeait : plus de 10 000 hommes selon lui, environ 8 000 selon des estimations libyennes relayées par la propagande soviétique de l’époque. Toutefois, la réalité est bien différente.

Ainsi, l’armée tchadienne au début 1987 aligne environ 28 000 hommes (sans compter les éléments paramilitaires). Mais ce total est à relativiser grandement ; seule une partie est opérationnelle, soit 12 000 hommes. Parmi eux, environ la moitié sera engagée au combat, en particuliers les meilleures unités des FANT et parfois, la Garde présidentielle. Les autres proviennent des ex-Codos et des FAT, guérillas du Sud ralliées à coups de promotions et de dollars à la cause d’Habré. Leurs hommes sont "rafraîchis" dans des camps d’entraînement où les conditions de vie sont difficiles, où manquent les vivres et où les désertions sont nombreuses. De fait, sur ces 28 000 hommes, seule une fraction constitue les troupes de choc du président tchadien.

Quant à l’opération Epervier, en février 1987, elle représente 1 500 hommes intégrés pour l’essentiel dans un dispositif aérien. A propos des Sénégalais et des Zaïrois, ils sont présents en 1983-1984… Au bilan, les adversaires d’Haftar au Tchad peuvent mettre en ligne environ 7 500 hommes au total (si l’on inclut les Français d’Epervier) alors que dans le même temps, le colonel libyen dit ne pouvoir compter que sur 11 280 hommes (sans compter des réserves à Sebha et Koufra).

Par ailleurs, la balance des potentiels va de plus en plus pencher en faveur de Tripoli, au moins sur le papier. Sur le terrain, si les Libyens bénéficient d’une légère supériorité numérique début 1986, ils doivent contrôler un territoire, avec des éléments du GOS dispersés entre Ouadi Doum, Faya Largeau, Ouninaga Kebir, Gouro et, bien sûr, la bande d’Aouzou, etc… Les troupes d’Habré, elles, peuvent se concentrer pour frapper un point donné.

Si Epervier est à dominante aérienne, les militaires français mènent de nombreuses missions terrestres, dans l’ombre.

Soulignons que si Epervier est à dominante aérienne, les militaires français mènent de nombreuses missions terrestres, dans l’ombre. Les "invisibles" du 11e Choc et du 13e RDP accomplissent ainsi des reconnaissances profondes. Ils permettent aux autorités d’avoir un bon aperçu des capacités libyennes, tout autant que l’imagerie satellite américaine où le ROEM (renseignement d’origine électromagnétique) collecté par les avions de guerre électronique (Atlantic ATL-1) et autres systèmes. Ce qu’ils "récupèrent" est ensuite transmis aux Tchadiens – si nécessaire -. Comme nous l’avons vu, les Libyens, eux, se montrent incapables de faire la même chose, ce qui évidemment, nuit à leurs opérations.
CDR et FAP : frères ennemis

Les déconvenues libyennes de février 1986 s’accompagnent d’une énième dégringolade des groupes pro-Libyens. En août 1986, sous l’égide du colonel Abdelhafid Messaoud, Kadhafi s’efforce de faire main-basse sur ce qui subsiste du GUNT en manipulant le Conseil Démocratique Révolutionnaire (CDR), une des deux composantes majeures du GUNT, l’autre étant les FAP de Goukouni Weddeye. Le chef d’origine du CDR, Mohammed Acyl, meurt en juillet 1982 alors qu’il envisageait de prendre ses distances avec la Libye… Acheikh Ibn Oumar lui succède. Mais ses positions pro-libyenne à l’excès provoquent un rejet de plusieurs de ses membres (pourtant eux aussi pro-Libyens !). Quant à Weddeye, il réalise parfaitement l’entourloupe de Kadhafi et n’apprécie pas. Conséquence logique, les FAP se désolidarisent du GUNT pour se rapprocher… d’Hissène Habré et de ses FANT !

Les Libyens, eux, retirent leur soutien aux FAP pour désormais l’octroyer au CDR… Weddeye se trouvant en Libye au moment des faits, il est assigné à résidence le 17 octobre 1986. Le 30 octobre, il est grièvement blessé au cours d’une tentative d’assassinat. A Fada, où sont rassemblés la plupart des pro-Libyens du GUNT, le CDR se livre à un véritable coup de force, sous l’égide des Libyens. Des combattants des FAP loyaux à Weddeye sont assassinés. Le mouvement encercle un temps les éléments du CDR et les Libyens à Fada. Mais, le colonel Haftar ordonne à l’aviation d’intervenir, obligeant les FAP à abandonner Fada et à se réfugier dans le Tibesti.

Pas le droit à l’erreur

Fin décembre 1986, Libyens et GUNT-CDR sont à l’offensive pour tenter de reprendre Bardai, Wour et surtout, Zouar, groupés dans l’est du massif du Tibesti. Zouar se situe à presque 400 kilomètres au nord-est de Largeau et à une cinquantaine de kilomètres de la frontière nigérienne. Haftar sait qu’il n’a pas le droit à l’erreur et veut faire bonne impression. Il engage jusqu’à 7 000 hommes avec la volonté de briser la résistance des FAP de Weddeye qui ont désormais quitté le GUNT…

Les 2 à 3 000 Toubous de Weddeye, jusque là entraînés et armés par les Libyens ne sont pas aussi efficients que ceux de Habré. Ils résistent toutefois admirablement bien. Aidés par le terrain accidenté et par un ravitaillement aérien à la mi-décembre 1986, via C-160 Transall français, ils s’accrochent face aux trois colonnes blindées qui tentent de les balayer. Les Américains débloquent une aide de 15 millions de dollars pour les soutenir. Les choses se compliquent pour Kadhafi et pour le commandant des troupes libyennes au Tchad, le colonel Haftar…

>> Lire ici la suite de ce billet…

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>> Pour en savoir plus : consulter le blog "CONOPS" de Laurent Touchard

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